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Posséder et partager : quel idéal d’éternité ?

L’idéologie capitaliste que l’on subit aujourd’hui s’impose en quelque sorte comme une religion de la propriété privée, plaçant au centre de la société le principe de possession — souvent au détriment de celui de partage. Mais pourquoi posséder ? Qu’est-ce que la possession ? Mettons ici de côté le système capitaliste à proprement parler et prenons un peu de hauteur pour réfléchir à l’idée même de propriété.

Il y a à mon sens quatre choses, de natures différentes, que l’on est généralement susceptible de posséder : un bien matériel (j’inclus là un espace ou un territoire), un statut social, et de façon plus abstraite (nous y reviendrons) un corps et une idée.

Chacun de ces quatre « objets de possession » nécessite, pour légitimer cette possession, un effort préalable d’acquisition. Le bien matériel et le statut social s’acquièrent potentiellement par un travail fourni ou par un service rendu, le corps par des jeux de séduction et d’attraction amoureuse, et l’idée par une réflexion menée. Dans le cas contraire, lorsque l’effort d’acquisition n’est pas respecté, il s’agit de vol, de viol ou d’escroquerie — les lois (y compris religieuses) étant établies pour définir collectivement les limites du faisable et du non-faisable, ou en d’autres termes les limites du sain et du pathologique.

Lorsqu’on observe le comportement des jeunes enfants entre eux, l’on s’aperçoit que pour certains — une grande majorité — le partage relève d’un geste spontané, d’une initiative naturelle : donner un peu de son goûter à un copain, prêter un jouet, etc. Tandis que pour d’autres, plus capricieux, le partage a quelque chose de problématique, de conflictuel. Les parents étant évidemment les premiers modèles pour les enfants. Et je dirais que la « possession » des enfants par leurs parents au nom des « liens du sang » est sans doute la plus dévastatrice des formes de croyance. Mais ceci demanderait à être développé ailleurs.

Dans le monde adulte, le rapport à l’objet ne semble pas beaucoup plus différent que chez les enfants, au fond. À ceci près que les biens matériels et les services y sont monnayés et ont une valeur marchande : l’argent (plutôt que le principe de troc) règle les échanges. Inutile de commenter ici les dérives d’un tel système, où les gens sont poussés, par le conformisme et l’emprise des médias, à consommer et posséder toujours plus en vue d’une pseudo-reconnaissance sociale, parfois au détriment de toute logique humaine. C’est la société dysfonctionnelle que nous connaissons aujourd’hui en Occident, avec son lot d’injustices et ses défaillances culturelles.

De la même façon, l’idée se garde ou se partage. Une idée est un produit abstrait, mais qu’on ne peut monnayer (sauf du point de vue des droits d’auteur par exemple) : elle se diffuse ici et là au sein d’une société, au sein d’un monde défini (Internet ayant révolutionné la diffusion d’idées ces trois dernières décennies), d’un individu à l’autre, et constitue sans doute la plus dangereuse comme la plus salutaire des ressources, menant aux guerres comme aux révolutions populaires.

L’idée fait la philosophie, et la philosophie fait la politique. Mais l’idée peut être aussi confisquée, détournée, corrompue par une poignée de prédateurs et d’imposteurs : il s’agit alors là, dans le domaine politique, de propagande, de tribalisme et de lobbying, c’est-à-dire qu’on pervertit l’universalité de l’idée au nom d’intérêts privés. Tout étant question d’application des idées (par qui, comment, où, quand et pourquoi).

La gratuité et l’universalité de l’idée demandent une vigilance de chaque instant, car son appropriation (et donc sa corruption) est des plus faciles, des plus tentantes, pour les gens de pouvoir. Ainsi, nous pourrions affirmer par exemple que le communisme et le libéralisme sont des idéologies originellement saines qui ont été historiquement appliquées de façon malsaine. Fatalement, les idées sont appliquées par des hommes, et les hommes corrompent les idées par l’exercice du pouvoir. En ce sens, le peuple a un devoir de constante vigilance quant au respect (ou plutôt à la « non-trahison ») des idées en leur valeur et leur lecture originelles.

Dans le domaine des relations humaines, et plus particulièrement des relations amoureuses, la possession s’avère bien plus complexe. Peut-on « posséder » le corps de l’autre (en échange du sien, s’entend) ? Telle est la question. Traditionnellement, la cérémonie de mariage (ou du moins l’engagement formel) scelle « l’exclusivité des droits sur un corps », celui de son ou sa partenaire, pour une vie. Rendant insupportable l’idée de « partager » le corps de son/sa bien-aimé(e). Mais cette possession est-elle absolue ? Disons que tout dépend de la « symbiose », à la fois charnelle et spirituelle, du couple. Et c’est là tout le mystère, la force et la beauté du « système » amoureux monogame.

Si l’on adoptait un point de vue radical sur la question de la propriété et de son effectivité, l’on pourrait dire que rien ni personne ne peut en réalité se posséder. Car les êtres se possèdent eux-mêmes comme les choses se possèdent elles-mêmes. Je veux dire, plus précisément : rien ni personne n’appartient à autrui, dans la mesure où les êtres s’appartiennent eux-mêmes et où les choses s’appartiennent elles-mêmes.

Un être ne tolère raisonnablement aucun autre propriétaire que lui-même (l’abolition de l’esclavage ayant été concrètement un tournant libertaire historique) ; ainsi de la chose, qui n’est qu’un moyen d’être ou un moyen de faire. La chose n’a pas de valeur éternelle. Mais l’idée peut en avoir une. Tout comme l’action née de l’idée. Plus exactement, c’est l’idée de l’idée ou l’idée de l’action qui peut donner à l’idée ou à l’action une valeur d’éternité. Si toutefois l’on prend la mort physique de l’être comme limite commune ; car les idées survivent aux êtres. De la même façon, les actions survivent à leurs auteurs si l’on considère leur effet viral (positif ou négatif). Mais y a-t-il une propriété qui soit éternelle ? Je veux dire, éternellement propre ? L’amour des êtres ?

Culturellement, « Dieu » incarne (au moins d’un point de vue langagier) l’idée d’éternité, que la religion codifie et romance par des rites et des textes sacrés. Il se présente en quelque sorte, pour les croyants, comme le « décideur de vie » et résout plus ou moins dans leur esprit l’incompréhension et la souffrance de l’arbitraire subi : perte d’un proche, maladie, exclusion, etc. Mais chacun a en lui un potentiel d’éternité, qui ne dépend pas seulement d’une « entité mystérieuse », mais aussi de l’amour donné personnellement au monde. Cet amour comprend le courage, la constance et la sagesse (y compris dans le repentir), faisant du temps un juge universel.

Ainsi, la propriété ici-bas ne serait finalement qu’une illusion de pouvoir, relevant au mieux d’une nécessité culturelle pour satisfaire à un ordre social. Car la seule chose que nous possédons réellement, exclusivement, et qui demande à être protégée de façon sacrale dès le plus jeune âge, c’est notre propre corps — notre propre dignité. Ce que la religion appelle « l’âme ». Et ce que les puissants de ce monde tentent de contrôler, manipuler en des jeux morbides. En ce sens, préserver l’innocence de l’enfant doit être notre priorité absolue, à nous adultes responsables. Car une société sans idéal d’éternité va vers l’abîme.

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