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Pensées gramsciennes (sous-titre : Pourquoi les Shadoks marchent-ils ?)

À l’heure de la Macronie triomphante qui semble avoir trouvé la pierre philosophale, à l’heure de la « société civile » qui est En Marche ! , il est peut-être salutaire de parcourir les « Cahiers de prison » de Gramsci : les mots d’hier gardent-ils leur pertinence, suscitent-ils une certaine résonance ?

De l’hégémonie culturelle :

Tout État est éthique dans la mesure où une de ses fonctions les plus importantes est d’élever la grande masse de la population à un certain niveau culturel et moral, niveau (ou type) qui correspond aux nécessités de développement des forces productives et par conséquent aux intérêts des classes dominantes. L’école, comme fonction éducatrice positive, et les tribunaux comme fonction éducative, répressive et négative, sont les activités de l’État les plus importantes en ce sens : mais, en réalité, à ce but tendent une multiplicité d’autres initiatives et d’autres activités dites privées qui forment l’appareil de l’hégémonie politique et culturelle des classes dominantes. La conception de Hegel appartient à une période où le développement en extension de la bourgeoisie pouvait sembler illimité, d’où la possibilité d’affirmer le caractère éthique de la bourgeoisie ou son universalité : tout le genre humain sera bourgeois. Mais, en réalité, seul le groupe social qui pose la fin de l’État et sa propre fin comme but à atteindre, peut créer un État éthique, tendant à mettre un terme aux divisions internes qu’entraîne la domination, et à créer un organisme social unitaire technico-moral. 

De la séparation des pouvoirs :

Toute l’idéologie libérale, avec ses forces et ses faiblesses, peut être rassemblée dans le principe de la séparation des pouvoirs, et on voit quelle est la source de la faiblesse du libéralisme : c’est la bureaucratie, c’est-à-dire la cristallisation du personnel dirigeant, qui exerce le pouvoir coercitif et qui, à un certain moment, se transforme en caste. D’où la revendication populaire de l’éligibilité de toutes les charges, revendication qui est le point extrême du libéralisme et en même temps sa dissolution (principe de la Constituante en permanence, etc. ; dans les Républiques, l’élection périodique du chef de l’État donne une satisfaction illusoire à cette revendication populaire élémentaire).

De la conception du droit :

Si tout État tend à créer et à maintenir un certain type de civilisation et de citoyen (et par suite de coexistence et de rapports individuels), s’il tend à faire disparaître certaines mœurs et attitudes et à en diffuser d’autres, le droit sera l’instrument destiné à cette fin (à côté de l’école et autres institutions et activités) et il doit être élaboré afin d’être conforme à ce but, afin d’avoir le maximum d’efficacité et d’aboutir à des résultats positifs. 

La conception du droit devra être libérée de tout résidu de transcendance et d’absolu ; pratiquement de tout fanatisme d’ordre moraliste, mais il me semble toutefois qu’elle ne peut partir du point de vue que l’État ne « punit » pas (si ce terme est ramené à son sens humain), mais lutte seulement contre les « dangers » d’ordre social. En réalité, l’État doit être conçu comme « éducateur », dans la mesure où il tend précisément à créer un nouveau type ou niveau de civilisation. Ce n’est pas parce qu’on opère essentiellement sur les forces économiques, qu’on réorganise et qu’on développe l’appareil de production économique, qu’on innove la structure, qu’il faut en conclure que les faits de superstructure doivent être abandonnés à eux-mêmes, à leur développement spontané, à une germination hasardeuse et sporadique. L’État, dans ce domaine également, est un instrument de « rationalisation », d’accélération et de taylorisation, il opère selon un plan, presse, incite, stimule et « punit », car, une fois créées les conditions où un mode déterminé de vie est « possible », l’ « action ou l’omission criminelle » doivent donner lieu à une sanction punitive, de portée morale, et non seulement à un jugement dénonçant un danger générique. Le droit est l’aspect répressif et négatif de toute l’activité positive de formation civile déployée par l’État. Dans la conception du droit devraient être incorporées également les activités « destinées à récompenser » des individus, des groupes, etc. ; on récompense l’activité louable et méritoire comme on punit l’activité criminelle (et on punit de façon originale, en faisant intervenir l’ « opinion publique », pour sanctionner la décision).

De l’État et de la « société civile » :

La révolution apportée par la classe bourgeoise dans la conception du droit et, en conséquence, dans la fonction de l’État, consiste surtout dans la volonté de conformisme (par suite, caractère éthique du droit et de l’État). Les classes dominantes » d’avant la Révolution étaient essentiellement conservatrices en ce sens qu’elles ne tendaient pas à élaborer un passage organique des autres classes à la leur, c’est-à-dire à élargir leur sphère de classe « techniquement » et idéologiquement : la conception de caste fermée. La classe bourgeoise se pose elle-même comme un organisme en continuel mouvement, capable d’absorber toute la société, en l’assimilant à son niveau culturel et économique - toute la fonction de l’État est transformée : l’État devient « éducateur ». 

Une classe qui peut se poser elle-même comme susceptible d’assimiler toute la société, et qui est en même temps capable d’exprimer ce processus, porte à la perfection cette conception de l’État et du droit, au point de concevoir le moment où finiront l’État et le droit, parce que devenus inutiles, après avoir épuisé les possibilités de leur rôle et avoir été absorbés par la société civile.

Par « État » il faut entendre, non seulement l’appareil gouvernemental, mais aussi l’appareil « privé » d’hégémonie ou société civile. Il faut noter comment de cette critique de l’ « État » qui n’intervient pas, qui est à la remorque des événements, naît le courant idéologique dictatorial de droite, avec son renforcement de l’exécutif.

Sur les fonctions de l’État (et on entend État comme organisation politique-juridique au sens étroit) l’expression d’ « État veilleur de nuit » correspond à l’italien « État-gendarme » et prétendrait indiquer un État dont les fonctions sont limitées à la tutelle de l’ordre public et du respect des lois. On n’insiste pas sur le fait que dans cette forme de régime (qui d’ailleurs n’a jamais existé sinon, comme hypothèse-limite, sur le papier) la direction du développement historique appartient aux forces privées, à la société civile, qui est elle aussi « État », bien mieux, est l’État lui-même.

Il semble que l’expression veilleur de nuit qui devrait avoir une valeur plus sarcastique que « État-gendarme » ou que « État-policier » soit de Lassalle. Son opposé devrait être « État-éthique » ou « État interventionniste » en général, mais il y a des différences entre ces deux expressions - le concept d’État éthique est d’origine philosophique et intellectuelle (propre aux intellectuels : Hegel) et, en vérité, pourrait être relié à celui d’État-veilleur de nuit, puisqu’il se réfère plutôt à l’activité autonome, éducative et morale de l’État laïque, par opposition au cosmopolitisme et à l’ingérence de l’organisation religieuse-ecclésiastique qui représentent un résidu médiéval ; le concept d’État interventionniste est d’origine économique et il est en rapport, d’une part, avec les courants protectionnistes ou de nationalisme économique et, d’autre part, avec la tentative de faire assumer à un personnel d’État déterminé, d’origine terrienne et féodale, la « protection » des classes laborieuses contre les excès du capitalisme.

Ces diverses tendances peuvent se combiner de différentes façons et elles se sont en fait combinées. Naturellement les libéraux (« économistes ») sont pour l’ « État-veilleur de nuit » et voudraient que l’initiative historique fût laissée à la société civile et aux diverses forces qui y pullulent, avec un « État » gardien de la « loyauté du jeu » et des règles du jeu ; les intellectuels font des distinctions très importantes quand ils sont libéraux et même quand ils sont interventionnistes (ils peuvent être libéraux dans le domaine économique et interventionnistes dans le domaine culturel, etc.). 

Nous sommes toujours sur le terrain de l’identification entre État et gouvernement, identification qui est justement une représentation de la forme corporative-économique, c’est-à-dire de la confusion entre société civile et société politique, car il faut noter que dans la notion générale d’État entrent des éléments qu’il faut ramener à la notion de Société civile (au sens, pourrait on dire, où État = société politique + société civile, c’est-à-dire hégémonie cuirassée de coercition). Pour une doctrine de l’État qui entend concevoir ce dernier comme susceptible tendanciellement de dépérir et de se résoudre dans la société « réglée » , c’est une question fondamentale, On peut imaginer l’élément État-coercition comme s’épuisant au fur et à mesure que s’affirment les éléments toujours plus importants de société « réglée » (soit État éthique, soit société civile).

Les expressions d’ « État éthique » ou de « société civile » arriveraient à signifier que cette « image » d’État sans État était dans la pensée des plus grands savants de la politique et du droit, dans la mesure où ils se plaçaient sur le terrain de la science pure (pure utopie, en tant que fondée sur le fait qu’on suppose tous les hommes réellement égaux, donc également raisonnables et moraux, c’est-à-dire susceptibles d’accepter la loi spontanément, librement et non par contrainte, non comme imposée par une autre classe ou comme quelque chose d’extérieur à la conscience).

Société civile et État s’identifient, il faut bien convenir que le système du libre-échange est lui aussi une « réglementation » qui porte l’empreinte de l’État, introduite et maintenue par les lois et la contrainte : c’est le fait d’une volonté consciente de ses propres fins et non l’expression spontanée, automatique du fait économique. Aussi le système du libre-échange est-il un programme politique, destiné à changer, dans la mesure où il triomphe, le personnel dirigeant d’un État et le programme économique de l’État lui-même, c’est-à-dire à changer la distribution du revenu national.

Des partis politiques en période de crise :

À un certain point de leur vie historique, les groupes sociaux se détachent de leurs partis traditionnels, c’est-à-dire que les partis traditionnels, dans la forme d’organisation qu’ils présentent, avec les hommes bien déterminés qui les constituent, les représentent, et les dirigent, ne sont plus reconnus comme expression propre de leur classe ou fraction de classe. Quand ces crises se manifestent, la situation immédiate devient délicate et dangereuse, parce que le champ est ouvert aux solutions de force, à l’activité des puissances obscures, représentées par les hommes providentiels.

La classe dirigeante traditionnelle, qui a un personnel nombreux et entraîné, change d’hommes et de programmes et récupère le contrôle qui était en train de lui échapper avec plus de célérité que ne peuvent le faire les classes subalternes ; elle fera s’il le faut des sacrifices, elle s’exposera à un avenir obscur chargé de promesses démagogiques, mais elle maintient le pouvoir, le renforce pour le moment et s’en sert pour écraser l’adversaire et disperser sa direction qui ne peut être ni très nombreuse ni très experte. Le passage des troupes d’un grand nombre de partis sous le drapeau d’un parti unique, qui représente mieux et résume les besoins de la classe tout entière, est un phénomène organique et normal, même si son rythme est très rapide et quasi foudroyant en comparaison avec des périodes de calme : il représente la fusion de tout un groupe social sous une direction unique, considérée comme la seule capable de résoudre un problème majeur de l’existence et d’éloigner un danger mortel. Quand la crise ne trouve pas cette solution organique, mais celle du chef providentiel, cela signifie qu’il existe un équilibre statique (dont les facteurs peuvent être disparates, mais où dominent l’immaturité des forces progressives) ; qu’aucun groupe, ni le groupe conservateur ni le groupe progressif, n’a la force de vaincre et que le groupe conservateur lui aussi a besoin d’un maître.

Cet ordre de phénomènes est à rattacher à une des questions les plus importantes qui concernent le parti politique ; à la capacité du parti de réagir contre l’esprit d’habitude, contre les tendances à se momifier et à devenir anachronique. Les partis naissent et se constituent en organisation pour diriger la situation à des moments vitaux pour leurs classes ; mais ce n’est pas toujours qu’ils savent s’adapter aux nouvelles tâches et aux époques nouvelles, pas toujours qu’ils savent se développer au rythme où se développent l’ensemble des rapports de forces (et par suite position correspondante de leurs classes) dans un pays déterminé ou sur le plan international. Quand on analyse ces développements des partis, il faut distinguer : le groupe social ; la masse de parti ; la bureaucratie et l’état-major du parti. La bureaucratie est la force routinière et conservatrice la plus dangereuse ; si elle finit par constituer un corps solidaire et à part, et qui se sent indépendant de la masse, le parti finit par devenir anachronique, et dans les moments de crise aiguë il arrive à être vidé de son contenu social et reste comme construit dans le vide.

De la guerre de position en politique :

La guerre de position demande d’énormes sacrifices à des masses immenses de population ; pour cette raison, une concentration inouïe de l’hégémonie est nécessaire et par conséquent une forme de gouvernement plus « interventionniste » qui prenne plus ouvertement l’offensive contre les opposants et organise en permanence l’ « impossibilité » d’une désagrégation interne : contrôles de tous genres, politiques, administratifs, etc., renforcement des « positions » hégémoniques du groupe dominant, etc. Tout cela indique que l’on est entré dans une phase culminante de la situation historique et politique, car dès qu’elle est acquise dans le domaine politique, la victoire de la « guerre de position » est décisive de façon définitive. La guerre de mouvement subsiste en politique tant qu’il s’agit de conquérir des positions qui ne sont pas décisives et qu’ainsi toutes les ressources de l’hégémonie de l’État ne sont pas mobilisables ; mais quand, pour une raison ou pour une autre, ces positions ont perdu leur valeur et que seules les positions décisives ont de l’importance, on passe alors à la guerre de siège, tendue, difficile, qui exige des qualités exceptionnelles de patience et d’esprit d’invention. En politique, le siège est réciproque, malgré toutes les apparences, et le seul fait que celui qui domine doive faire étalage de toutes ses ressources, montre combien il prend son adversaire au sérieux.

Des rapports de force :

C’est-à-dire l’évaluation du degré d’homogénéité, d’auto-conscience et d’organisation atteint par les différents groupes sociaux. Ce moment peut être à son tour analysé et distingué en différents degrés, qui correspondent aux différents moments de la conscience politique collective, tels qu’ils se sont manifestés jusqu’ici dans l’histoire. Le premier et le plus élémentaire est le moment économique-corporatif : un commerçant a le sentiment de devoir être solidaire d’un autre commerçant, un fabricant d’un autre fabricant, etc., mais le commerçant ne se sent pas encore solidaire du fabricant ; ce qui est senti en somme, c’est l’unité homogène du groupe professionnel, et le devoir de l’organiser, mais pas encore l’unité d’un groupe social plus vaste. Un second moment est celui où on atteint la conscience de la solidarité d’intérêts entre tous les membres du groupe social, toutefois encore sur le seul plan économique. Dans ce moment, déjà se pose le problème de l’État, mais sur un seul plan : parvenir à l’égalité politique-juridique avec les groupes dominants, car on revendique le droit de participer à la législation et à l’administration et à l’occasion de les modifier, de les réformer, mais dans les cadres fondamentaux existants. Un troisième moment est celui où on atteint la conscience que ses propres intérêts corporatifs, dans leur développement actuel et futur, dépassent les limites de la corporation, d’un groupe purement économique, et peuvent et doivent devenir les intérêts d’autres groupes subordonnés. C’est la phase plus franchement politique, qui marque le net passage de la structure à la sphère des superstructures complexes, c’est la phase où les idéologies qui ont germé auparavant deviennent « parti », se mesurent et entrent en lutte jusqu’au moment où une seule d’entre elles ou une combinaison tend à l’emporter, à s’imposer, à se répandre sur toute l’aire sociale, déterminant ainsi non seulement l’unicité des fins économiques et politiques, mais aussi l’unité intellectuelle et morale, en posant tous les problèmes autour desquels s’intensifie la lutte, non pas sur le plan corporatif mais sur un plan « universel », et en créant ainsi l’hégémonie d’un groupe social fondamental sur une série de groupes subordonnés. l’État est conçu, certes, comme l’organisme propre d’un groupe, destiné à créer des conditions favorables à la plus grande expansion du groupe lui-même ; mais ce développement et cette expansion sont conçus et présentés comme la force motrice d’une expansion universelle, d’un développement de toutes les énergies « nationales », c’est-à-dire que le groupe dominant est coordonné concrètement avec les intérêts généraux des groupes subordonnés et que la vie de l’État est conçue comme une formation continuelle et un continuel dépassement d’équilibres instables (dans les limites de la loi) entre les intérêts du groupe fondamental et ceux des groupes subordonnés, équilibres où les intérêts du groupe dominant l’emportent mais jusqu’à un certain point, c’est-à-dire non jusqu’au mesquin intérêt économique-corporatif.

Des régimes représentatifs :

Un des lieux communs les plus ordinaires que l’on ne cesse de répéter contre le système électoral de formation des organes d’État est le suivant : le « nombre » est dans ce système « loi suprême », et les « opinions de n’importe quel imbécile sachant écrire (et même d’un analphabète dans certains pays) valent, dans la détermination du cours politique de l’État, exactement autant que les opinions de celui qui consacre à l’État et à la nation ses meilleures forces ». Mais le fait est qu’il n’est pas vrai, en aucune façon, que le nombre soit « loi suprême », ni que le poids de l’opinion de chaque électeur soit « exactement » égal. Les nombres, dans ce cas aussi, sont une simple valeur instrumentale, ils donnent une mesure et un rapport et rien de plus. Et qu’est-ce donc que l’on mesure ? On mesure justement l’efficacité et la capacité d’expansion et de persuasion des opinions d’un petit nombre de personnes, des minorités actives, des élites, des avant-gardes, en d’autres termes, leur rationalité, ou leur historicité ou leur fonctionnalité concrète. Cela signifie qu’il n’est pas vrai que le poids des opinions des individus soit « exactement » équivalent. Les idées et les opinions ne « naissent » pas spontanément dans le cerveau de chaque individu ; elles ont eu un centre de formation, d’irradiation, de diffusion, de persuasion, un groupe d’hommes, ou même une seule individualité, les ont élaborées et présentées sous une forme politique d’actualité.

Des intellectuels organiques :

La façon d’être du nouvel intellectuel ne peut plus consister dans l’éloquence, agent moteur extérieur et momentané des sentiments et des passions, mais dans le fait qu’il se mêle activement à la vie pratique, comme constructeur, organisateur, « persuadeur permanent » parce qu’il n’est plus un simple orateur - et qu’il est toutefois supérieur à l’esprit mathématique abstrait ; de la technique-travail il parvient à la technique-science et à la conception humaniste historique, sans laquelle on reste un « spécialiste » et l’on ne devient pas un « dirigeant » (spécialiste + politique).

Ainsi se forment historiquement des catégories spécialisées par l’exercice de la fonction intellectuelle, elles se forment en connexion avec tous les groupes sociaux, mais spécialement avec les groupes sociaux les plus importants et subissent une élaboration plus étendue et plus complexe en étroit rapport avec le groupe social dominant. Un des traits caractéristiques les plus importants de chaque groupe qui cherche à atteindre le pouvoir est la lutte qu’il mène pour assimiler et conquérir « idéologiquement » les intellectuels traditionnels, assimilation et conquête qui sont d’autant plus rapides et efficaces que ce groupe donné élabore davantage, en même temps, ses intellectuels organiques.

Le rapport entre les intellectuels et le monde de la production n’est pas immédiat, comme cela se produit pour les groupes sociaux fondamentaux, mais il est « médiat », à des degrés divers, par l’intermédiaire de toute la trame sociale, du complexe des superstructures, dont précisément les intellectuels sont les « fonctionnaires ». On pourrait mesurer le caractère « organique » des diverses couches d’intellectuels, leur liaison plus ou moins étroite avec un groupe social fondamental en établissant une échelle des fonctions et des superstructures de bas en haut (à partir de la base structurelle). On peut, pour le moment, établir deux grands « étages » dans les superstructures, celui que l’on peut appeler l’étage de la « société civile », c’est-à-dire de l’ensemble des organismes vulgairement dits « privés », et celui de la « société politique » ou de l’État ; ils correspondent à la fonction d’ « hégémonie » que le groupe dominant exerce sur toute la société, et à la fonction de « domination directe » ou de commandement qui s’exprime dans l’État et dans le gouvernement « juridique ». Ce sont-là précisément des fonctions d’organisation et de connexion. Les intellectuels sont les « commis » du groupe dominant pour l’exercice des fonctions subalternes de l’hégémonie sociale et du gouvernement politique, c’est-à-dire : 1. de l’accord « spontané » donné par les grandes masses de la population à l’orientation imprimée à la vie sociale par le groupe fondamental dominant, accord qui naît « historiquement » du prestige qu’a le groupe dominant (et de la confiance qu’il inspire) du fait de sa fonction dans le monde de la production ; 2. de l’appareil de coercition d’État qui assure « légalement » la discipline des groupes qui refusent leur « accord » tant actif que passif ; mais cet appareil est constitué pour l’ensemble de la société en prévision des moments de crise dans le commandement et dans la direction, lorsque l’accord spontané vient à faire défaut.

Du « Prince moderne »  [en référence au « Prince » de Machiavel] :

Bien que tout parti soit l’expression d’un groupe social, et d’un seul groupe social, toutefois, dans des conditions déterminées, certains partis déterminés représentent justement un seul groupe social, dans la mesure où ils exercent une fonction d’équilibre et d’arbitrage entre les intérêts de leur propre groupe et où ils font en sorte que le développement du groupe qu’ils représentent ait lieu avec le consentement et l’aide des groupes alliés, sinon franchement avec ceux des groupes ouvertement hostiles.

Le prince moderne, le mythe-prince, ne peut être une personne réelle, un individu concret ; il ne peut être qu’un organisme, un élément complexe d’une société, dans lequel a pu déjà commencer à se concrétiser une volonté collective reconnue dans l’action où elle s’est affirmée partialement. Cet organisme est déjà fourni par le développement historique, et c’est le parti politique : la première cellule où se résument des germes de volonté collective qui tendent vers l’universalité et la totalité.

Peut-il y avoir une réforme culturelle, c’est-à-dire une élévation « civile » des couches les plus basses de la société, sans une réforme économique préalable et un changement dans la situation sociale et le monde économique ? Aussi une réforme intellectuelle et morale est-elle nécessairement liée à un programme de réforme économique, et même le programme de réforme économique est précisément la façon concrète dont se présente toute réforme intellectuelle et morale. Le Prince moderne, en se développant, bouleverse tout le système de rapports intellectuels et moraux dans la mesure où son développement signifie que tout acte est conçu comme utile ou préjudiciable, comme vertueux ou scélérat, par seule référence au Prince moderne lui-même, et suivant qu’il sert à accroître son pouvoir ou à s’opposer à lui. Le Prince prend, dans les consciences, la place de la divinité, ou de l’impératif catégorique, il devient la base d’un laïcisme moderne et d’une complète laïcisation de toute la vie et de tous les rapports déterminant les mœurs.

...

Vivo, sono partigiano. Perciò odio chi non parteggia, odio gli indifferenti. (*)

Antonio Gramsci
(extraits de « Gramsci dans le texte »)

(*) : Je vis, je suis partisan. C’est pourquoi je hais qui ne prend pas parti, je hais les indifférents ( tirée de « La cité future »)

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Thomas Frank. Pourquoi les pauvres votent à droite ? Marseille : Agone, 2008.
Bernard GENSANE
Rien que pour la préface de Serge Halimi (quel mec, cet Halimi !), ce livre vaut le déplacement. Le titre d’origine est " Qu’est-ce qui cloche avec le Kansas ? Comment les Conservateurs ont gagné le coeur de l’Amérique. " Ceci pour dire que nous sommes en présence d’un fort volume qui dissèque les réflexes politiques, non pas des pauvres en général, mais uniquement de ceux du Kansas, dont l’auteur est originaire. Cela dit, dans sa préface, Halimi a eu pleinement raison d’élargir (…)
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Viktor Dedaj

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