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Nuit Debout ! Un acte de portée politique dans le transfert social Réflexions de psychanalyse sociale (3e partie)

Le concept de transfert social, soit ce qui se transfère comme valeurs de fonctionnement mental dans le social, dépend étroitement des rapports sociaux de production. Par le biais de la question de la valeur, il n’est pas sans lien avec la critique de l’économie politique, j’y reviendrai.
 Ce concept m’a permis de mettre en évidence les deux schémas fondamentaux concernant les civilisations et leurs hiatus. Ils ont été exposés précédemment.

La construction d’un transfert en faisceau, la jouissance du propriétaire et la Garantie

Ces deux schémas fondamentaux me semblent contribuer à l’élucidation historique du fonctionnement humain.

Le premier schéma (La géométrie du transfert) a mis en avant la force, la puissance du transfert des groupes humains vers l’Un sur l’axe vertical. Cette puissance est mise en tension, via l’amour (ou la haine), avec la question qui est fondamentale au regard de la ségrégation sociale : celle de l’égalité sur l’axe horizontal. Il peut être qualifié de schéma de base de la ségrégation sociale qui interfère avec l’économie politique. 
Il permet de saisir ce qui organise le fait qu’en cas d’angoisse sociale, de menace vitale, l’appel vers l’Un fasse signe de puissance et rempart. Cela enclenche le mécanisme du « Faux Sphère » [1].

Le second schéma (L’origine et la différence) a l’intérêt de mettre en avant ce qui peut être l’objet de manipulations par le pouvoir capitaliste, notamment étasunien [2] : la question des différences et du transcendantal. Sur l’axe horizontal se pose la question des différences entre les humains dans le groupe et donc la question des droits à la différence. Cela interfère avec la puissance du mysticisme et du transcendantal sur l’axe vertical, notamment la question du pouvoir attribué à Dieu.

Ces deux schémas contribuent à fournir une intelligibilité des fonctionnements de masse mais aussi sur le fonctionnement de la forme-État, de son pouvoir. La question de la forme de ségrégation sociale est un enjeu fondamental de même que la question de l’égalité et du Droit. Il n’est pas sans conséquence par exemple qu’au pays des États-Unis d’Amérique, la justice soit rendue en regard de la formule « In God We Trust » ou que le président fasse serment sur la Bible lors de son investiture, alors que ce pays est vanté par les médias occidentaux comme un idéal de démocratie et de liberté.

Un des points importants est également qu’il est montré une tendance forte et logique dans les rapports sociaux dont nous sommes agents, effets et produits, à construire un transfert en faisceau vers l’Un, base de tout fascisme, qu’il soit individuel ou collectif. Cette tendance est favorisée par le système binaire qui est en place socialement avec la civilisation de consommation capitaliste.

Un point souvent laissé dans l’ombre dans l’articulation du pouvoir transcendantal et des différences, est la question religieuse. Elle est devenue Tabou, exclue du débat sous couvert du droit à la différence des croyances, sous couvert de liberté. La question est complexe, mais il convient de se souvenir des fonctions des religions et des élucidations critiques fournies à ce sujet, aussi bien par Marx que par Freud.
 J’évoquerai une problématique concrète, historique, pour mettre en valeur le schéma de l’origine et des différences.

Que se cache-t-il dans l’Au-delà qui n’existe pas ? Sous le transcendantal et le mysticisme de l’Un fonctionne toujours la jouissance du propriétaire, la valeur de jouissance du propriétaire. Jacques Le Goff l’a montré de façon lumineuse dans son analyse de la naissance du concept de Purgatoire dans l’Église catholique [3]. L’accumulation de l’argent en capital, avant cette invention, était considérée en effet dans le collectif chrétien comme une faute morale et mortelle. Pour aller vers la jouissance du capitaliste, il était nécessaire de retirer dans la fabrique des menaces religieuses envers la jouissance humaine, celles de la faute mortelle, le péché mortel de la capitalisation de l’argent. Le problème a fait obstacle dans le transfert social à ce moment historique précis. L’enfer de la faute a trouvé sa solution de jouissance par cette utilisation du transcendantal dans le concret de l’immanence des différences.

Cet exemple du rapport entre le pouvoir de la jouissance « terrestre », immanente, du propriétaire et la jouissance transcendantale chrétienne a fonctionné comme Garantie dans le passage vers l’économie capitaliste. Cela a touché précisément le rapport entre la question des valeurs de jouissance et la faute morale du jouir.

Cet exemple met également en évidence le fait que sur l’axe vertical orienté vers l’origine et le transcendantal se construit, avec ses différentes formes, un point de Garantie pour les individus placés sur l’axe horizontal de l’immanence des différences entre les humains. Cette question du transfert vers la Garantie est très importante dans les moments de crise. En effet, cette Garantie renvoie à deux fonctions essentielles de la vie sociale : la vérité et la jouissance.

Qu’est-ce qui garantit que ce en quoi on croit est vrai ? Y a t-il une autre preuve de vie possible que le jouir ? Ces deux fonctions qui sont sœurs suivant Lacan [4], ont pour conséquence de poser la question du Droit et de la Justice. La question du Purgatoire évoque bien le pouvoir du Transcendantal et du mysticisme : la vérité divine est attribuée à un représentant de Dieu sur terre qui a le pouvoir de changer les règles économiques de la jouissance terrestre : avoir le droit de jouissance d’un bien, d’une qualité, d’un capital. Placée sur l’axe vertical, cette question de la Garantie vient résonner et fonctionner avec les questions de l’égalité et de l’amour déjà décrites. Cette place de la Garantie sur l’axe vertical concerne directement la question de l’État tel que je l’ai évoqué à propos de Nuit Debout ! Le transfert vers un État-Garantie reste fort aujourd’hui et il convient de le questionner. Quelle « forme-État » pour suivre la terminologie proposée par Marx, inventer aujourd’hui ?

La réalité, la supposition, le trou

Les explications fournies jusqu’à maintenant dans les commentaires des deux schémas laissent une impression de tendance à la fixité incontournable du transfert en faisceau vers l’Un, tout en donnant des outils pour la combattre, en saisir les enjeux dans les luttes nécessairement multiples. Ces explications sont insuffisantes cependant pour faire subversion, retournement, révolution sauf à reprendre le modèle unique de l’Armée pour atteindre l’objectif.

Il convient dès lors de pouvoir mettre en place des concepts qui permettent de faire trou réellement et concrètement dans le « Faux Sphère au capitalisme ».
 L’outil du transfert est l’outil primordial pour un psychanalyste dans sa pratique, transfert de jouissance, transfert de valeur de jouissance.

Il convient de faire trou dans le transfert social organisé par le capitalisme, trou dans les valeurs de jouissance du capitalisme, afin de le subvertir et le retourner. Cette assertion importante pour produire un mouvement révolutionnaire concerne les rapports sociaux de production, l’économie, les mentalités.

Il y a trois composantes essentielles dans l’assertion qui concerne la possibilité de construire une base autre que celle du capitalisme : transfert social / faire trou / valeur de jouissance. Je vais développer quelques points à ce propos. Le transfert psychanalytique comme concept est déplacement et débordement d’affects (amour-haine-ignorance), de mots, d’images, de sensations de corps.

Ce déplacement/débordement s’effectue dans le dispositif psychanalytique de l’analysant vers l’analyste et met en circulation des valeurs de jouissance personnelles à travers les mots, les images, les sensations de corps dans leurs rapports à la privation sociale. Lacan a mis en évidence une fonction de « plus de jouir » dans ce contexte pour la personne en analyse, calquée sur la plus-value de Marx. J’ai indiqué dans mon analyse de la question transidentitaire comment ce « plus de jouir » fait nœud, nouement autour d’un trou [5]

Le transfert social, refusant les positions classiques et orthodoxes de la psychanalyse appliquée au lien social qui sont confinées à la dimension réactionnaire du concept de symptôme, permet de saisir la dynamique en jeu dans les groupes humains. Cela s’effectue grâce à l’outil fourni par Marx : le transfert est transfert de valeurs, est transfert de valeurs de jouissance. C’est ce point qui définit l’homologie entre transfert psychanalytique et transfert social. C’est ce point qu’il conviendra de travailler en priorité et l’analyse du lien entre le capitalisme et le nazisme nous y aidera. J’y viendrai dans la quatrième partie.

Quels outils de réflexion mais aussi de pratique, celle de faire trou [6] nous donne le transfert ?
Je partirai bien sûr ici, dans l’utilisation des concepts, d’un point de vue psychanalytique et non pas philosophique, c’est à dire que la question liée au concept fondamental de signification pour une personne humaine est celle qui lie cette signification au récit d’un drame [7] dans un transfert.

Un point très important mis en avant par Lacan à partir de 1967 est que « la réalité, c’est l’expérience de transfert » Il peut en être déduit que la réalité sociale est l’expérience de transfert social. Voici une proposition authentiquement révolutionnaire pour partir d’une base autre et construire d’autres rapports sociaux, pour analyser la réalité d’une situation individuelle ou collective. Cela est très important pour l’étude des grands transferts qui ont fait acte dans l’histoire.

La seconde référence importante prise à Lacan date de la même année. Il met en avant ce qui peut devenir outil pour la psychanalyse sociale, la supposition [8], dans sa formule : « Le transfert ne se conçoit qu’à partir du terme de sujet supposé savoir » [9] Dans ce triptyque qui met en lien le sujet, le savoir et la supposition, Lacan insiste pour indiquer que celui qui prime est le supposé, la supposition. Cela est important par rapport aux orientations politiques qui mettent comme primat soit le sujet, soit le savoir. La supposition devient le pivot du transfert, et donc de la réalité humaine. La question du doute, de l’ambiguïté, de l’incertitude dans les pratiques en rapport avec le savoir sur la réalité humaine font ainsi partie du transfert social et un examen de leurs conditions d’émergence dans les histoires peuvent être éclaircies, notamment dans le rapport à la science, aux discours scientifiques. La supposition dans l’expérience de transfert concerne la signification, ce qui implique la fonction de l’acte, ce que Lacan reprend à propos de l’acte de Lénine et de la Révolution d’octobre, ainsi qu’il a été mentionné dans la première partie de cet article.

Ce primat de la supposition est une autre façon de prendre la question de l’acte politique dans le rapport à la Garantie, et cela concerne la forme-État. 
Dans l’articulation de la « forme savoir » à la signification de l’histoire individuelle ou collective, le primat est la supposition, et cela vient faire trou dans l’absolu de la Garantie ainsi que dans la possibilité d’un savoir absolu.
Ce qui fonctionne dans le transfert psychanalytique est la supposition d’un x, et à partir de là, la fonction psychanalytique peut être définie comme ternaire [10]. La fonction de ce x va prendre une autre valeur sur le divan lors de l’épreuve de l’énonciation, celle du « dire tout ce qui vient à l’esprit » qui fait émerger un trou : tout ne peut se dire. L’inconscient fait trou.
Voici donc des points qui peuvent éclairer l’acte Nuit Debout ! et ses manières de débattre.

Le transfert, la supposition, l’attribution et la tromperie

La Supposition renvoie dans ses significations au « faux, au dessous, à la substitution », et par voie de conséquence à l’ambiguïté, aux poussées contraires, aux contradictions de la vie sociale.
Cette Supposition qui renvoie au faux, au dessous, à la substitution est hautement concernée par les deux mamelles bien connues du transfert psychanalytique ou social : tromper et cacher. Cette supposition, pivot de la réalité humaine, est ainsi mise en tension avec la Garantie qui porte l’articulation entre la vérité, la jouissance et le droit. Cette Garantie, prise dans le transfert social, n’est pas sans rapport avec la Sécurité dans le groupe social ou le Dieu non trompeur de Descartes. Il est ainsi esquissé la problématique de la Garantie aujourd’hui à travers les deux piliers du « Faux Sphère », la Sécurité d’un ordre social et la Religion d’un Dieu, religion qui est obligatoirement féodale lorsqu’elle est investie d’un pouvoir politique quelconque, à commencer par celui de la famille.

Il convient alors d’étudier les conséquences de la proposition : « la réalité sociale est l’expérience de transfert social ». Si une supposition, pivot du transfert social, est faite, elle a pour effet de produire une attribution. Cette attribution concerne la jouissance : attribution d’une jouissance (abus de jouissance, privation de jouissance) et se raccorde à l’intention, attribution d’une intention. L’incidence dans la logique transférentielle sociale que je déploie, va aboutir au binaire supposition / attribution et cela est fondamental dans la ségrégation sociale, dans la supposition d’une jouissance sociale, dans l’attribution d’une jouissance sociale. Ce binaire est bien sûr à placer dans une logique ternaire orientée par le concept de trou.
Le politique et son acte s’inscrivent dans la dialectique qui existe entre la supposition et la garantie. La valeur de jouissance sociale va avoir une fonction déterminante dans le jeu dialectique en question.

En effet, cela oriente vers plusieurs perspectives : la supposition, telle qu’elle vient d’être définie, va faire trou dans l’absolu de la Garantie qui était jusqu’alors sur l’axe vertical, la garantie du meneur puis de l’Un, soit ce qui fonctionne comme Puissance. La supposition fait trou dans le savoir constitué et dans la forme-pouvoir. Il s’agit d’un trou dans la signification sociale. Ce trou se déplace, est baladeur, notamment sur l’axe horizontal où il vient prendre la place du hiatus dans les rivalités. Le trou de la supposition concerne en effet, la jouissance. Cette jouissance est à entendre sous la forme d’utilisation, d’usage, ce dernier terme étant préférable du fait de son implication en économie politique : jouir d’un bien social par exemple ou d’une qualité ou d’un outil de production ou de sa force de travail. Logiquement et suivant les conditions historiques, cela peut devenir une jouissance juridique de Droit [11], le droit de jouir d’un bien social par exemple ou d’une qualité ou d’un outil de production ou de sa force de travail...

Les deux axes de la Puissance et de l’Égalité sont donc entamés de même que la Garantie par le trou de la supposition avec des effets dans les rapports sociaux. 
Ainsi, la privation sociale, mécanisme essentiel dans la dynamique de la lutte des classes et des conflits humains, fait fonctionner ces trois opérateurs : le trou, la supposition et l’attribution.

La personne qui est privée d’une fonction sociale va supposer une logique à cette privation et va finir par attribuer une jouissance à une autre personne ou à un groupe ou à une institution. Le point important est que les valeurs sociales circulent, fonctionnent entre la supposition et l’attribution. Ce mécanisme fonctionne à la fois sur l’axe vertical de la Puissance et sur l’axe horizontal de l’Égalité. Dans le processus psychanalytique individuel, cette mise en fonction du triptyque « trou, privation, supposition » dans le récit d’un drame personnel va produire des effets de signification de jouissance : « un autre jouit », proposition à mettre en rapport avec « Je est un autre ». Il en est de même dans le concret de la vie sociale collective et l’impact d’un trou va produire des effets de signification de jouissance sociale, d’abus de jouissance ou de privation de jouissance. Les révolutions aussi bien que les fascismes partent de ce fondement à condition qu’un autre ingrédient s’en mêle, celui de la mise en évidence d’une duperie sociale concrète touchant un groupe social important qui peut faire une masse. L’attribution à un autre d’une jouissance convoque les questions de l’égalité et de l’équivalence.

Le fondement de la supposition fait une entame sur les deux axes. Les deux schémas décrits précédemment et qui apparaissent à priori figés, avec un risque de mise en faisceau vers un point unique, sont entamés par le trou de la supposition : le trou se balade. Ce trou baladeur va se déplacer, est moteur conflictuel et surtout met en œuvre la pulsion, est moteur pulsionnel. Cela fait poussée, débordement du trou pulsionnel.

Schéma 3 — La privation et la supposition : le trou baladeur

Il y a donc une entame faite par le trou baladeur. Cela peut provoquer un processus révolutionnaire dans la conjonction des deux axes. L’enjeu fondamental est à ce point précis, utiliser cet outil du ternaire qu’est le trou pour sortir du « Faux Sphère » binaire, du système sphérique du monde [12] caractéristique du monde étasunien.
 Un point important est que le trou n’est pas seulement celui de la supposition, même si les autres catégories de trou y sont obligatoirement liées et subordonnées.

Le nouage transférentiel antroupologique

Cet outil multiple de trou est fondamental. Il touche en effet ce qui constitue l’identité humaine, et j’ai pu dans ce cadre développer le concept singulier d’antroupologie [13]. Je proposerai ici quelques repères simples.
Le trou concerne aussi bien les mots, que les images ou les corps et je le rapproche dans ce cadre du hiatus. Il y a un hiatus entre les êtres humains, cela les sépare, tant du point de vue des mots que des images ou des corps. Pour les mots, l’exemple du malentendu, qui est constant et fondamental entre les humains, est sans doute l’exemple le plus simple. Le malentendu fait trou. Pour autant il y a un nouage entre les mots, les images et les corps autour de ce trou. L’outil du trou fonctionne avec celui de nouage. J’ai ainsi proposé à partir de la problématique transidentitaire un nouage entre quatre ronds : corps, image, mot, privation, qui est paradigmatique de l’humain et fait antroupologie. Le trou concerne bien le trou du regard [14] en cause dans l’attraction séductrice comme dans le ravalement au rang de déchet.

Schéma 4 — Le nouage

Ce schéma se distingue du nouage du sinthome proposé par Lacan : il supprime le RSI (Réel, Symbolique, Imaginaire) transcendantal. Il quitte la fonction statique hégélienne du sinthome qui reste marqué par « la jouissance du propriétaire de la lettre et du signifiant » [15], formule qui résume à mon avis l’aporie de Lacan. Ce schéma s’en sépare en plaçant dans la topologie, le moteur de la privation, élément essentiel dans la dynamique transférentielle de la jouissance. La privation de jouissance fait trou, est motrice dans le transfert qui prime sur les autres : le transfert de jouissance. Les trous se situent à la fois sur l’axe vertical et l’axe horizontal. Ils sont aussi au fondement de l’humain : sur ce point Lacan place les orifices du corps, les trous du corps en relation avec leurs bords pour saisir les pulsions humaines.

Cela est important : c’est bien à l’aide de ce concept qui touche le corps que s’expliquent les captations par l’image, par la voix, les rythmes musicaux dans les événements politiques de masse.

C’est également avec le même concept ce qui peut expliquer l’offrande à des Dieux obscurs pour reprendre une citation de Lacan et ici plus précisément l’offrande, le sacrifice du corps au niveau social. Les valeurs humaines se glissent dans les trous, se transforment dans leurs fonctions sociales via l’amour, la haine, l’égalité de jouissance et la puissance. Il en a été ainsi dans l’histoire des valeurs de la race, du sang, de la virilité par exemple. Transferts de valeurs qui concernent les mots, les images et les sensations de corps, transfert entre les membres du groupe, transfert des membres du groupe vers l’Un, le meneur.

Ces trous dans leurs différentes acceptions font donc outil conceptuel majeur du transfert social et je vais esquisser les points essentiels qu’il permet d’analyser. Dans la théorie nouvelle que je propose à ce sujet, je mets en relation le concept de trou avec celui de la valeur. Une des fonctions d’un trou est d’être rempli matériellement et c’est là où la valeur de jouissance vient prendre place soit dans l’ordre d’un passage soit dans l’ordre d’une fixation. C’est à partir de cet outil qu’une dynamique révolutionnaire peut éclore. Auparavant, il s’agit de mettre en tension le trou et la valeur, par le biais du concept de masque et de la fonction de ce dernier dans la jouissance sociale.

Schéma 5 — Le masque, la valeur et le trou

Le trou baladeur dans le fonctionnement social est le plus souvent masqué, bouché. Cela a des effets contradictoires et trompeurs. Le masque sur l’axe vertical fait tenir un ordre, et donc obligatoirement un nouage. Sans cet ordre noué rien ne peut tenir au niveau du groupe social. Cela est fondamental dans l’ordre social et politique. D’autre part, il alimente la fonction trompeuse de l’apparence sociale des illusions et fournit des outils de répression sociale. François Châtelet a lié la fonction du masque à celle de l’alibi, soit la question de la défense prétextée pour justifier la faute, problème majeur des civilisations humaines.

Le problème du rapport entre le trou, la valeur et le masque est crucial et concerne particulièrement la forme-État.
 En effet, dans l’outil géométrique des deux axes du transfert social, la verticale a une incidence majeure dans le fonctionnement du groupe social qui se situe sur l’horizontale : elle relie les membres du groupe en un point unique. Ce point unique, l’Un, porte un masque qui recouvre un trou fondamental. Si on enlève ce qui fait tenir la verticale, les éléments sur l’horizontale se dénouent. L’ensemble du groupe social se défait transitoirement en particules séparées par des trous. Il se produit un dé-nouage qui fait dénouement transitoire. Ce dénouement concerne le fonctionnement de valeurs que portent les mots, les images, les sensations de corps. Une valeur cesse de fonctionner, meurt dans sa fonction sociale, et le masque qui ne peut fonctionner qu’en animant cette valeur et en l’organisant tombe. L’organe-valeur qui fabrique le masque cesse d’être un moteur sur l’axe vertical, un autre organe-valeur qui poussait dans la contradiction même du mouvement va fabriquer un autre masque sur cet axe.

Il est important de saisir la logique de déplacement du masque qui pare au trou. Il convient également de voir comment s’articulent la fonction du trou et du masque dans le processus de retournement social. Le changement de masque se fait après la chute d’un fonctionnement par retournement. Cela est important pour saisir les processus révolutionnaires ou contre-révolutionnaires dans leurs dynamiques de retournement et renversements en relation avec les rapports sociaux de production. Cela concerne la question de l’attribution de la faute et la punition sociale et politique dans ces contextes de retournement et la violence de la punition pulsionnelle.

Avec la fonction du masque peut être également étudiée la fonction du leurre de l’équivalence politique.
Freud avait déjà indiqué que le même mécanisme qui faisait fonctionner le meneur sur l’axe vertical était en cause dans la fonction de l’Église ou de l’Armée. Et il peut être avancé en se servant de Lacan qu’il s’agit de la place de l’Un qui peut être tour à tour donc place de l’Église, de l’Armée, de l’État, du Père, du Parti, du Capital, de toute institution...

Toutes ces institutions ont cette même place, ce même Topos dans le fonctionnement transférentiel mais cela ne signifie pas qu’elles soient équivalents. En effet, elles n’ont pas la même fonction sociale et politique. Il est touché là un point crucial : il est possible dans le transfert vers une même place sur l’axe que des institutions qui n’ont pas la même fonction sociale soient considérées par et dans le socius comme équivalents. Marx avait noté dans son livre Le Capital le fait que la civilisation capitaliste accroît deux mécanismes qui peuvent provoquer des aberrations sociales : l’abstraction et l’équivalence. La fonction de la valeur d’échange dans la folie capitaliste en est responsable.

Cela est extrêmement important pour la question sociale et politique : tout devient équivalent dans la société, le monde. Dans les rapports sociaux de production capitalistes tout s’équivaut par le biais de la fonction sociale de l’argent dans la société et dans cette équivalence devenue exponentielle, la loi du profit capitaliste engendre une violence sociale et humaine qui croît à partir de cette exponentielle folle. Cela concerne au moins deux points : l’équivalence n’est pas l’égalité d’une part, le même n’est pas l’autre d’autre part. Lacan insiste dans son séminaire sur la question complexe du semblant à propos du même et de l’autre : « Une autre unité est semblable à l’autre. Tout ce qui soutient la différence du même et de l’autre, c’est que le même soit le même matériellement. La notion de matière est fondamentale en ceci qu’elle fonde le même. Tout ce qui n’est pas fondé sur la matière est une escroquerie matériel-ne-ment » [16].

La mystification du « plus de jouir » publicitaire et médiatique en politique

Cette emprise croissante de l’équivalence, la confusion du même et de l’autre, va permettre toutes les manipulations grossières, les mystifications politiques ou pseudo-philosophiques. Cela est patent à partir de la fin des années 1970 en Occident et cela va prendre le dessus idéologique. La poubellication [17] de l’ouvrage de Bernard-Henri Lévy en 1977, La Barbarie à visage humain en est le signe annonciateur sinistre et Gilles Deleuze pointe le problème réel en déniant à l’auteur de l’ouvrage, très tôt après sa sortie, la qualité de philosophe pour le ravaler au rang de publicitaire sous le label de BHL [18].

Au-delà de la persona BHL, le problème soulevé par Deleuze est essentiel et concerne le politique dans sa pente actuelle vers la catastrophe et la destruction humaine : le règne de la publicité en guise de manipulation sordide pour assurer le pouvoir absolu de quelques propriétaires capitalistes maxi- milliardaires. Catastrophe humaine réelle, barbarie réelle et non à caractère publicitaire, le philosophe Georges Politzer avait analysé ces phénomènes, dans les circonstances réellement dramatiques de ses actes de résistant communiste, « M. Hitler montre lui-même qu’il conçoit la propagande politique, conduite selon les principes de la publicité commerciale. Il soutient que la propagande vraie est, comme la publicité vraie, celle qui réussit […] » [19]. Cela est effectivement bien clair dans l’extrait de Mein Kampf [20] : « Que dirait-on, écrit-il, d’une affiche destinée à vanter un nouveau savon et qui dirait qu’il y a aussi d’autres bons savons ? On secouerait la tête. Il en est exactement de même en ce qui concerne la réclame politique ».

Le problème aujourd’hui, et cela est à analyser dans l’optique d’un apport nouveau de l’acte Nuit Debout ! à la politique, est que le principe publicitaire est aux commandes des États libéraux (en se souvenant que l’État fasciste est l’État libéral réduit à son essence) [21] avec des pouvoirs exponentiellement croissants, bien plus importants que ceux utilisés par M. Hitler.

J’aborderai cette question plus précisément avec la critique de la politique de l’American Way of Life.


Il ressort de ces quelques remarques de l’importance de la valeur d’échange dans les questions politiques posées aujourd’hui au niveau mondial. La bascule mondiale concernant la fonction folle de la valeur d’échange se produit dans la seconde moitié des années 70. Cette bascule modifie progressivement les rapports sociaux de manière fondamentale avec des variantes dans la forme, dans les masques et dans le temps suivant les États.

Le principe réformiste qui est que la place de l’Un sur l’axe vertical fait tenir un certain ordre social dans l’horizontal. Cet axe horizontal qui agit aussi sur la forme de pouvoir de l’Un aboutit à l’aporie suivante : le pouvoir fasciste du Capital sur l’axe vertical règne sur l’axe horizontal où courent la plus-value, le plus-de-jouir liés à l’argent, différentes formes de rivalités sur l’axe de l’égalité et des différences. L’argent est en effet la valeur primordiale qui fonctionne dans le transfert social du capitalisme. Pour autant sur l’axe vertical des origines, le Capital et la valeur boursière renvoient à une origine de plus en plus floue et fictive, et cela peut favoriser la force résurgence dans le socius de valeurs d’apparence plus concrète comme celle de la supériorité de la race par exemple ou le « retour » des religions et de leurs valeurs féodales.

Dans les trous, dans les hiatus s’engouffrent les valeurs pulsionnelles. Ainsi se fabriquent sur l’axe horizontal les valeurs de jouissance individuelles qui deviennent de manière folle des valeurs d’échanges capitalistes pour tous. La question de la dynamique du plus, « plus de jouir », renvoie à la négation d’une division fondamentale.

Construire de nouveaux rapports sociaux de production, partir d’une autre base et d’une autre pratique implique un examen sérieux de cette donnée de fonctionnement de valeurs capitalistes individuelles basées sur la valeur d’échange.

Je terminerai provisoirement avec Lacan pour développer des orientations. L’élaboration du concept de trou par Lacan est contemporain de celui de pas-tout et sera à l’origine de sa critique du texte de Freud sur « la psychologie des foules », critique qui consiste à dénoncer l’absurdité du concept d’entité, d’entité de la foule par exemple. Je m’en servirai pour faire la critique radicale du faux concept de totalitarisme, premier point d’orientation pour construire autre chose qu’une démocratie fondée sur ce binaire démocratie / totalitarisme, escroquerie intellectuelle fondamentale du politique de la seconde moitié du XXe siècle [22].


Pour sortir du binaire démocratie / totalitarisme et mettre en pratique un polycommunisme différentiel a-capitaliste tout de suite, la question de la fonction politique de l’équivalence sociale doit être mise en tension avec celle de l’égalité sociale. Cela viendra alimenter la quatrième partie.

Hervé Hubert

»» http://www.lairetiq.fr/Nuit-Debout-Un-acte-de-portee-politique-31

[1Voir la première partie.

[2J’utilise ce terme d’étasunien du fait de mon expérience de travail en Amérique Latine, notamment à Cuba.

[3Jacques Le Goff, La Naissance du Purgatoire, Gallimard, 1981.

[4La vérité est petite sœur de la jouissance, indique Lacan dans le Séminaire XX.

[5Cf. psychanalyse, psychiatrie, société, septembre 2015, [en ligne] http://www.revue-pps.org/la-transformation-radicale-de-la-clinique-comme-produit-de-la-transmission-des-rencontres-cliniques-avec-des-personnes-transexuelles/.

[6Ainsi que cela a été évoqué dans la première partie de l’article.

[7Hervé Hubert, «   Entre apport et aporie de la critique marxiste : retour sur la critique de Georges Politzer faite à la psychanalyse. Perspectives actuelles   », Congrès Marx International, 2010, Paris.

[8Jacques Lacan, «   Proposition du 9 octobre 1967   » (1re version), Analytica, n°8, 1978.

[9Ibidem.

[10Ibidem.

[11Sur la question du passage de la jouissance d’utilisation à la jouissance du Droit, voir la Revue Niepcebook, n°2, Éditions Corridorelephant, 2016.

[12Expression utilisée par Lacan dans son Séminaire le 17 mai 1977, inédit.

[13Outre le jeu de mot incluant le trou au fondement de l’humain, j’insiste également sur le troupeau qui renvoie à l’étymologie de la ségrégation : «   En troupeau-logie   », «   En troupeau-logos   ».

[14Hervé Hubert-Klein, «   Transfert pictural et drame de peindre   », in Art, Psychoanalysis and Revolution, Londres, 2011.

[15Caractéristique constante de l’enseignement de Lacan depuis le début de son retour hégélien à Freud jusqu’à sa fin.

[16Jacques Lacan, séminaire XXIV, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, 1976-1977, séance du 14 décembre 1976 (inédit).

[17Jeu de mot fait par Lacan pour signifier les publications.

[18Voir l’art. «   Bernard-Henri Lévy   » in Wikipedia.

[19Georges Politzer, «   Révolution et contre-révolution au XXe siècle   », janvier-février 1941, publication clandestine, publié dans Écrits I, Éditions Sociales, 1973, p. 318.

[20Cité par Politzer dans sa comparaison entre la propagande et la réclame, «   Révolution et contre-révolution au XXe siècle   », op. cit., p. 317.

[21Voir Première partie, citation de François Châtelet.

[22Cette remarque ne concerne bien évidemment pas Pasolini qui, lorsqu’il indique que le seul totalitarisme dans l’Histoire est la civilisation de consommation capitaliste, est un repère essentiel que je reprendrai dans ma critique.


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Textes de Édouard Berth, Henri Girard, Jean Jaurès, Hubert Lagardelle, Paul Louis, Fernand Pelloutier, Émile Pouget, Georges Sorel et Henri Van Kol Réunis & présentés par Miguel Chueca La grève générale exprime, d’une manière infiniment claire, que le temps des révolutions de politiciens est fini. Elle ne sait rien des droits de l’homme, de la justice absolue, des constitutions politiques, des parlements ; elle nie le gouvernement de la bourgeoisie capitaliste. Les partisans de la grève générale (...)
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"De toutes les ironies exprimées par la politique étrangère américaine, notre position vis-à -vis de Cuba est la plus paradoxale. Une forte dégradation de la situation économique a provoqué une poussée du nombre de Cubains entrant illégalement aux Etats-Unis.

Nous faisons tout ce que nous pouvons pour détériorer la situation économique et ainsi accroître le flux. Nous encourageons également cet exode en accordant aux Cubains, qui arrivent illégalement ou qui s’approchent par voie de mer, un statut de résident et une assistance pour s’installer.

Dans le même temps, nous n’avons pas respecté les quotas de visas pour les Cubains désireux d’immigrer aux Etats-Unis [...] quand Castro tente d’empêcher des cubains malheureux de quitter leur pays infortuné, nous l’accusons de violer des droits de l’homme. Mais quand il menace d’ouvrir grand les portes si nous continuons à accueillir sans limites des cubains sans visas - y compris ceux qui ont commis des actes de violence pour aboutir à leurs fins - nous brandissons des menaces imprécises mais aux conséquences terribles. "

Jay Taylor, responsable de la section des intérêts américains à Cuba entre 1987 et 1990, in "Playing into Castro’s hands", the Guardian, Londres, 9 août 1994.

La crise européenne et l’Empire du Capital : leçons à partir de l’expérience latinoaméricaine
Je vous transmets le bonjour très affectueux de plus de 15 millions d’Équatoriennes et d’Équatoriens et une accolade aussi chaleureuse que la lumière du soleil équinoxial dont les rayons nous inondent là où nous vivons, à la Moitié du monde. Nos liens avec la France sont historiques et étroits : depuis les grandes idées libertaires qui se sont propagées à travers le monde portant en elles des fruits décisifs, jusqu’aux accords signés aujourd’hui par le Gouvernement de la Révolution Citoyenne d’Équateur (...)
L’UNESCO et le «  symposium international sur la liberté d’expression » : entre instrumentalisation et nouvelle croisade (il fallait le voir pour le croire)
Le 26 janvier 2011, la presse Cubaine a annoncé l’homologation du premier vaccin thérapeutique au monde contre les stades avancés du cancer du poumon. Vous n’en avez pas entendu parler. Soit la presse cubaine ment, soit notre presse, jouissant de sa liberté d’expression légendaire, a décidé de ne pas vous en parler. (1) Le même jour, à l’initiative de la délégation suédoise à l’UNESCO, s’est tenu au siège de l’organisation à Paris un colloque international intitulé « Symposium international sur la liberté (...)
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Hier, j’ai surpris France Télécom semant des graines de suicide.
Didier Lombard, ex-PDG de FT, a été mis en examen pour harcèlement moral dans l’enquête sur la vague de suicides dans son entreprise. C’est le moment de republier sur le sujet un article du Grand Soir datant de 2009 et toujours d’actualité. Les suicides à France Télécom ne sont pas une mode qui déferle, mais une éclosion de graines empoisonnées, semées depuis des décennies. Dans les années 80/90, j’étais ergonome dans une grande direction de France Télécom délocalisée de Paris à Blagnac, près de Toulouse. (...)
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