Au sortir d’une « Période sombre » de leur histoire, les Animaux convinrent de reconstruire leur Ferme sur de nouvelles bases solides et généreuses.
Ils avaient en mémoire ces « Jours Heureux », écrits en commun par des Sages-Résistants. Avant que de commencer, ils gravèrent, dans le marbre et pour l’éternité, les Trois Commandements suivants :
- Tous les Animaux sont égaux en droit et en dignité,
- Chaque Animal a droit à un rôle dans la Ferme, et aux conditions nécessaires à son épanouissement (1),
- Fidèle à sa tradition, la Ferme accompagnera les Animaux des autres contrées vers leur indépendance (2).
Bien sûr, la tâche ne fut point aisée : les bâtiments de la Ferme avaient subi l’outrage de la tyrannie. Pendant de longs mois, plusieurs années encore, il fallut limiter la part dévolue à chacun. Mais chacun savait que l’avenir en cours de construction serait prometteur.
Alors le cœur vaillant, chacun s’était mis à l’ouvrage.
Par la suite, cette période serait appelée les « Trente glorieuses ». À la gloire de quoi ? Fut-ce le bonheur collectif ? Nul ne se posa réellement les questions car tous étaient accaparés par le travail.
Ce n’était pas le paradis, c’était plutôt la douce insouciance, l’opulence nouvelle des biens matériels, le superflu, les sucreries faisaient oublier les bidonvilles, les constructions hâtives, les coups tordus, la répression, les « événements ».
Telle une locomotive à vapeur qui filait sur ses rails vers le point de fuite, la Ferme prospère crachait ses volutes.
Rien de bien méchant.
Momentanément, il y eut un mouvement de mauvaise humeur, mais il ne dura que ce que durent ces accès d’humeur. Tous semblaient mus par une irrépressible frénésie.
Conformément à leur nature, les Moutons bêlèrent leur contentement, ils étaient toujours obstinés à ne pas vouloir vraiment apprendre à lire, à ne pas se faire leur propre opinion. Ils se contentaient de s’abreuver aux sources officielles, et ils se réjouissaient de la présence des Chiens toujours plus nombreux.
Insidieusement, les Animaux devinrent malades.
Du trop comme du pas assez. Ils n’en mouraient pas tous, mais la plupart étaient touchés.
Certains, taxés d’Oiseaux de mauvais augure, avaient déjà émis des doutes sur la direction prise, contesté les décisions, et remis en avant les Trois Commandements.
Mais, pour la plupart des Animaux, ce n’était pas facile de se forger un avis éclairé. Les Commandements originels étaient maintenant ensevelis sous un corpus toujours plus ventripotent de textes, de règlements, de lois. Tout semblait inextricable, inintelligible, compliqué à l’envi, voire à dessein. Les esprits les plus avisés comprirent que cette volontaire complexité profitait surtout à une minorité.
C’était comme si, par petites touches successives et imperceptibles, on s’éloignait délibérément des Trois Commandements fondateurs.
D’aucuns rappelaient à raison que depuis le début, il y avait eu des fourriers du Vent Mauvais, des signes qui auraient dû susciter l’interrogation, le doute, la contestation, la résistance.
Mais la plupart, plus préoccupés par le contenu de leur gamelle, par la gestion de leurs loisirs nouveaux, ignoraient, oubliaient que, très tôt, en 48, on abattit des Chevaux qui refusèrent de retourner au fond de la mine. Qu’en différents lieux, on lâcha les Chiens sur les Animaux qui demandèrent leur indépendance. Cette volonté d’émancipation devint un cas pendable et cela au mépris du Troisième Commandement.
Le bien-être, la pitance assurée étaient là pour masquer les erreurs, les négligences, les fautes, les crimes.
Dans cette Ferme, les Cochons étaient les plus avides, les plus gloutons ; les Chiens se faisaient toujours plus serviles pour ces privilégiés et plus agressifs envers les Autres. Tandis que les Moutons bêlaient comme à l’accoutumée, les Juments semblaient toujours préoccupées par leur ligne, par leur robe.
Comment faire pour maintenir ce statu quo ? Comment faire perdurer l’exploitation générale des Animaux au seul bénéfice de la minorité porcine ?
La sublime solution inventée fut le Mal Étrange qui telle une épizootie gagnait de jour en jour des Animaux travaillant à la Ferme. En effet, pour éviter les revendications, le désordre que pourraient générer la vue, la compréhension des Inégalités, des Injustices, il fut trouvé un formidable dérivatif : le Chômage, qui était synonyme d’Abattoir social. Du jour au lendemain, l’Animal touché était privé de ses moyens de subsistance. C’était contraire au Deuxième Commandement, mais qui se souciait encore de ces principes fondateurs, qualifiés parfois de vieilleries, quand il était loisible d’être submergé par un flot ininterrompu d’innovations techniques qui captivaient toujours plus le peu d’attention qui aurait pu rester.
Le Mal Étrange entretenu se propageait : il fallut éviter que celui-ci n’entraînât un Vent de Révolte incontrôlable. C’était le rôle des Chiens : « Provoquer et opprimer », telle était leur devise.
À cela, on ajouta la Peur. C’était pratique, elle a le pouvoir de supprimer tout discernement, tout libre arbitre. La Peur de l’Autre comme ultime diversion, et pour couronner le chef-d’œuvre, on instaura, dans la Ferme, l’état d’urgence.
C’était comme un linceul pudique et définitif sur les Trois Commandements originels : comme on eût pu dire, l’occasion fit le larron.
Pendant que les Animaux à l’ouvrage subissaient toujours plus les effets délétères des choix néfastes, des visions à court terme, les Cochons se prélassaient dans la soie, se repaissaient du luxe. Eux ne connaissaient pas les frontières, ils optimisaient leurs affaires avec la complicité de leurs dévoués.
Sur ces entrefaites, les jeunes Chevaux moreaux étaient privés d’avenir, mais connaissaient régulièrement les agissements de la Brigade canine qui, quotidiennement, à force de palpations, s’assurait qu’ils ne furent point hongres. Ces « Chiens Blancs » (3) étaient dressés pour humilier. Qui se souciait encore du Premier Commandement ?
D’ailleurs, les Trois Commandements n’étaient plus lus, comme s’ils avaient été écrits dans une langue ancienne, dans une langue devenue morte. Pour réveiller des Consciences éteintes, quelques esprits libres croyaient encore en la force des Mots. Alors, sur les façades des bâtiments de la Ferme, au petit matin blême, on pouvait découvrir des graffiti :
« Ça ira, ça ira ! Les Suidés à la lanterne »
« Nous serions tous égaux ! Pourquoi certains sont-ils plus gras que d’autres ? »
« Eux profitent ; Nous, Nous crevons ! »
« Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »
C’était probablement les actes de résistance des Chats. N’empêche, il était notoire que la Justice perdit ses moyens, puis son honneur, sa majuscule et devint plurielle. D’un côté, la justice d’abattage avec la comparution immédiate en guise de traitement social. De l’autre, la lenteur pour les valets. Quant aux Cochons, trop gourmands par nature, parfois par trop tricheurs, ils pouvaient compter sur une totale discrétion, le secret des affaires, et les règlements à huis clos.
Tous les Animaux semblaient ignorer que « le Temps d’une vie d’un Animal est un instant ; sa substance, fluente ; ses sensations, indistinctes ; l’assemblage de son corps, une facile décomposition ; son âme, un tourbillon. Que son destin est difficilement conjecturable ; sa vie est une guerre, un séjour sur une terre étrangère ; sa renommée posthume, un oubli. Que seule la Philosophie est le nocher qui veille à ce que le génie en chacun soit sans outrage, ni dommage » (4).
Mais qui se souciait encore de la valeur des Mots, de l’importance des nuances ?
La situation dura tant que les Moutons bêlèrent, que les Juments penchèrent pour le sucre candi.
Pauvres bêtes ! Avec leur coupable passivité, elles ne surent pas tout le Mal qu’elles s’imposèrent, à leur insu comme de leur plein gré.
« Personne »,
avec la tacite complicité de G. Orwell et de La Fontaine (5)