Jamais, à la télévision, dans les journaux et magazines (1), il n’a été autant question de repas. La préparation de plats apparaît comme largement majoritaire, toutes thématiques confondues, en France et outre-Rhin, où la qualité prime nettement sur les … déchets. Dans le paysage audiovisuel hexagonal, en ce domaine comme en bien d’autres, le pire côtoie l’appétissant. Rien en commun entre la calamiteuse compétition « Masterchef » (TF1) et « Cuisines des terroirs », une production du Zweites Deutsches Fernsehen, diffusée le dimanche sur Arte (2). Ces dernières semaines, des reportages ont fourni quelques éclairages, parfois ahurissants, sur des pratiques vraiment peu ragoûtantes dans la restauration. Avec ce premier des trois volets que je consacre à l’alimentation, je vous soumets la chronique de deux ouvrages dont je recommande la lecture.
« Vers l’autonomie alimentaire » de Frédérique Basset, Éditions Rue de l’échiquier à Paris, octobre 2012, 128 pages, 13 €.
Faute d’avoir engagé, au cours de la décennie 70, l’indispensable transition énergétique (3) et les reconversions qui en découleraient, nous continuons à dépendre des ressources fossiles, en voie d’épuisement, y compris pour la confection de nos déjeuners et dîners. Les orientations à très courte vue arrêtées par nos dirigeants pour satisfaire avant tout les desiderata de lobbies nullement soucieux de l’intérêt collectif achèvent de nous mener dans des impasses inextricables, voire à la ruine fatale.
Dans sa préface, Philippe Desbrosses (4), le fondateur du centre de formation bio et du Conservatoire de Sainte-Marthe à Angers, nous exhorte à l’affranchissement des « marchands de poisons et des escrocs de la finance internationale », qui nous transforment en « otages permanents ». Le conseil formulé en janvier 1759 par le Candide voltairien de « cultiver notre jardin », la journaliste Frédérique Basset l’interprète aussi dans une acception éminemment politique. Son credo : « nous réconcilier avec le vivant ». Certes, 42% des foyers français posséderaient un potager. Encore importe-t-il d’utiliser l’eau avec parcimonie, de respecter les écosystèmes du sol, les micro-organismes, les vers de terre, « véritables laboureurs » et fournisseurs d’oxygène, les débris végétaux, garants de la fertilité. L’auteure considère l’agriculture biologique, « un art qui requiert une certaine philosophie de la vie », comme « la nouvelle modernité ». Une terre « travaillée » sans intrants toxiques offre une rentabilité au moins quatre fois supérieure à celle d’un sol contaminé. Au demeurant, le rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation, le Belge Olivier de Schutter, qui remplace à ce poste l’Helvète Jean Ziegler depuis le 1er mai 2008, juge possible de passer à une agroécologie qui nourrirait l’ensemble des habitant(-e)s de notre planète et circonscrirait les dérèglements climatiques.
Fin 2011, 23135 exploitations hexagonales avaient opté pour elle : 975 141 hectares, y compris celles en reconversion, soit 4,5% des surfaces. A titre de comparaison, l’Autriche, en pointe dans ce domaine comme dans celui des énergies « douces » au sein de l’Union européenne, en possède déjà 543 605 hectares, soit 19,6% (5). Avec 80 000 tonnes par an, notre pays caracole en tête sur le Vieux Continent pour l’emploi des pesticides… 52,1% des fruits et légumes renferment des résidus de ces saloperies. Frédérique Basset pourfend très logiquement les OGM qu’elle qualifie « d’organismes gravement mauvais » et avalise les conclusions de Gilles-Éric Séralini, professeur de biologie moléculaire à l’Université de Caen. Elle condamne les agrocarburants, rappelant qu’un plein (cent litres) d’un 4X4 sustenterait une personne sur douze mois et qu’un seul litre induit le gaspillage de 2500 litres d’eau. Cette dernière « devrait être un bien commun sacré pour l’humanité » (6). La rédactrice en chef de Canopée (7), la belle revue de Nature & Découvertes, plaide en faveur des produits de saison et des circuits courts. Une tomate en provenance d’Espagne, fût-elle bio, nécessite cent fois plus de brent que celle qui pousse dans une rangée agencée par nos soins.
Sarcler, biner, semer durant trente minutes permet de brûler autant de calories qu’une marche rapide d’une durée équivalente. « Anti-stress naturel dans un lieu qui apaise les âmes, où esthétisme, plaisir et ressourcement se conjuguent. Méditer en tête-à -tête avec les plantes, écouter le murmure du vent dans les arbres, le chant d’un oiseau ». La passionnée de biodynamie détaille moult « expérimentations » affichant une réjouissante réussite (8) et nous livre des fiches de culture. Son propos d’une verve revigorante n’incite pas seulement à une réflexion approfondie, mais aussi à nous retrousser les manches afin de tendre à l’autosuffisance. Cette voie salvatrice concilie harmonieusement écologie et économie. Évidemment ni celle des Verts qui ont faisandé le concept fondateur, ni l’approche ultra-libérale étriquée des « nouveaux chiens de garde » (9), ces pseudo-« experts » qui infectent et infestent le paysage audiovisuel comme la presse dominante.
« Emprise et empreinte de l’agrobusiness » par l’ONG Entraide & Fraternité (Bruxelles) et le Centre Tricontinental (Louvain-la-Neuve), lequel publie quatre numéros « d’Alternatives Sud » par an. Éditions Syllepse à Paris, août 2012, 184 pages, 13 €.
Dix majors contrôlent 82% du négoce mondial des semences : Monsanto, DuPont, Land O’Lakes (USA), Syngenta (Suisse), Limagrain (France), Bayer, KWS Saat AG (Allemagne), Sakata, Takii (Japon) et DLF Trifolium (Danemark). Dix dont quatre (Monsanto, DuPont, Bayer, Syngenta) de cette liste auxquels s’ajoutent BASF (Allemagne), Dow AgroSciences (USA), Makhteshim Agan (Israël), Nufarm (Australie), Sumimoto Chemical et Arista Lifesciences (Japon), se répartissent 89% des pesticides. Une centaine d’entreprises domine à 74 % le marché des breuvages et des mets solides transformés. Dans le peloton de tête, Nestlé, PepsiCo, Kraft Foods, Coca-cola, Unilever, Cargill, Danone … Avec le consentement ou l’appui des États et des organisations internationales (Banque mondiale, FMI, OMC), ces firmes accentuent leurs stratégies de concentration et d’expansion, propageant « un modèle de développement socialement excluant et écologiquement destructeur » (l’historien et sociologue belge Laurent Delcourt dans l’éditorial).
Globalisées, intégrées, financiarisées, elles fonctionnent conformément aux impératifs de la rentabilité immédiate. Mues par la quête d’un profit maximal, elles saccagent les forêts, accaparent les ressources naturelles qui s’amenuisent, épandent massivement des agents défoliants, confisquent les terres, objets, tout comme le travail des petits paysans, d’une marchandisation effrénée. Prétendant vouloir combattre la faim, décideurs et consortiums, secondés par des fondations privées auxquelles j’hésiterais à accoler l’adjectif « caritatives », comme celle de Melinda et Bill Gates, imposent sans vergogne les « solutions » qui ont engendré le fléau. La famine (10), les épidémies au Sud, mais aussi la malbouffe au Nord, résultent directement des plans « d’ajustement structurel » dictés aux gouvernants sous la pression des groupes tentaculaires, parfois en exerçant d’odieux chantages aux coupes dans les subsides !... « La reconnaissance de la primauté des droits humains sur les règles du commerce » demeure la condition sine qua non du « scénario de rupture par rapport aux orientations privilégiées jusqu’ici ». A défaut d’une concrétisation rapide, elle irrigue les luttes contre la tyrannie des trusts et les politicards qui se satisfont de leur servir de vassaux dociles.
Pour contrecarrer le « naufrage » que provoque le capitalisme, Elisa Da Vià , sociologue du développement à la Cornell University à Ithaca (État de New-York), insiste sur des réformes agraires redistributives, la diffusion de l’agriculture biologique, l’activation des voies démocratiques et participatives, vecteur essentiel pour quantifier les besoins alimentaires.
Les coordinateurs de cet ouvrage très instructif ont illustré leurs thèses en focalisant leur attention sur quelques pays. Une étude très fouillée du Centre africain de la biosécurité de Johannesburg retrace les manoeuvres de Monsanto à partir de 1988 pour annexer l’agriculture sud-africaine. La compagnie si controversée, domiciliée à Saint-Louis (Missouri), a conquis dans la patrie de Nelson Mandela 60% du marché du glyphosate (11), l’ingrédient actif du Roundup. Il y a obtenu l’autorisation pour cinq variétés de maïs transgénique dont le NK 603 tolérant à l’herbicide non sélectif précité.
Rodrigo Simão Camacho, doctorant en géographie à l’Université de São Paulo, indexe la « barbarie moderne » de l’agrobusiness au Brésil. La monoculture, une des constantes de cette industrie aux moeurs des plus perverses, nuit souvent irréversiblement à la biodiversité. Le pays, qui s’enorgueillit d’accueillir du 12 juin au 13 juillet 2014 le Mondial de football et du 5 au 21 août 2016 les 31èmes Jeux olympiques d’été à Rio de Janeiro, apparaît comme le plus grand glouton planétaire en substances chimiques.
Récemment, d’aucuns ont évoqué chez nous une « taxe Nutella » (12). La contribution additionnelle de 300 euros la tonne eût porté sur les huiles de coprah et de palme. Cette dernière entre non seulement dans la fabrication, par Ferrero (13), de la mélasse marron à vague goût de noisette, mais également dans celle de 12% des articles alignés sur les gondoles. Shunsuke Rai, professeur d’économie politique à la Faculté de Hautes Études internationales de l’Université chrétienne privée Meiji Gakuin à Yokohama (Japon), examine l’oligopole en Indonésie des grands planteurs de cet oléagineux.
René HAMM
Bischoffsheim (Bas-Rhin)
Le 30 novembre 2012