« We feed the world » (sorti en Autriche, le 30 septembre 2005, en France, le 25 avril 2007), basé sur l’essai de Jean Ziegler « L’Empire de la honte » (2), décrivait avec acuité la corrélation entre les gaspillages alimentaires éhontés sous nos latitudes et la famine dont souffrent quelque neuf cent millions d’êtres humains dans les pays du Sud, de même que les énormissimes ravages de l’agriculture industrielle, scandaleusement subventionnée à coup de milliards. Avec « Let’s make money » (sur des écrans hexagonaux le 15 avril 2009), le documentariste cibla les circuits tortueux de la finance internationale, l’opacité des paradis fiscaux, les conséquences, y compris écologiques, pour l’immense majorité des terriens, de la cupidité effrénée des ploutocrates. Lorsque les spectateurs découvrirent le film, la « crise des subprimes » avait provoqué un « krach » que d’aucuns jugèrent au moins aussi dramatique que celui d’octobre 1929.
Existences étriquées
Sur des images d’une échographie, la voix off de Sir Ken Robinson, expert britannique en matière d’éducation : « nous possédons le pouvoir extraordinaire de l’imagination. De cette faculté unique sont nés la diversité de la culture, l’esprit d’entreprise, l’innovation ». Comme preuves du génie de l’homo sapiens, le natif de Liverpool cite notamment « la musique de Mozart, le hip-hop, la mécanique quantique, le moteur à réaction... ». Mouais !... Mais, ajoute-t-il, « nous détruisons systématiquement cette capacité chez l’enfant... ».
Yang Dongping, professeur à l’Institut de Technologie à Pékin, cornaque le groupe de travail « l’éducation du XXIème siècle ». Il compare les bambin(-e)s à des cerfs-volants maintenus au sol par les parents et les enseignants. Dans l’Empire du Milieu, de la maternelle à l’université, prévaut désormais « le tourbillon violent de la concurrence » ; « ce phénomène malsain » happe l’ensemble des intervenants. Regard vide de garçonnets en lice pour les « Olympiades des mathématiques » (sic). Dès le cours préparatoire, les jeunes Chinois, transformés en régurgiteurs de « réponses standardisées », haïssent les études. L’Allemand Andreas Schleicher, à la tête du Département « Indicateurs et analyses » de l’O.C.D.E. (3), ne souhaite certes pas ce sort à sa progéniture, mais se montre assez « optimiste » pour le pays le plus peuplé de la planète où il a enregistré, en 2009 et 2012, les meilleurs résultats aux tests P.I.S.A. (4) soumis à des lycéen(-ne)s de quinze ans.
L’âge d’Ani Yakamoz Karakurt, une excellente élève en neuvième classe (notre troisième) du lycée Marienthal de Hambourg, lorsqu’elle rédigea, sous le titre « Mein Kopf ist voll ! » (« Ma tête est pleine ! »), une lettre au Rectorat, aussi retentissante que peu suivie d’effets. Dans son texte, que publia l’hebdomadaire Die Zeit, le 18 août 2011, elle écrivit : « l’école me prive de l’essentiel : de mon enfance... Je rentre chez moi à seize heures, j’aimerais profiter du soleil. Je ne me couche pas avant vingt-trois heures. Par manque de temps, je n’ai pas de hobbys... Devrais-je expliquer plus tard à mes enfants le fonctionnement de Facebook lorsqu’ils me questionneront sur la période d’avant ? Inutile, car ils se profileront comme des as de l’informatique, mais connaîtront une existence encore plus étriquée que la nôtre ». « Et puis », extrapolant sur l’avenir à plus long terme, elle pointe un non-sens, « Que rapporte à nos parents la perspective que nous payions leur retraite dans trente ans si nous sommes détruits dès maintenant ?... ». En juin 2015, la gagnante du tournoi multilingue a décroché son Abitur (l’équivalent du baccalauréat) non sans avoir fustigé le raccourcissement du cycle secondaire à huit années.
« Comme des hamsters dans leur roue ... »
Le neurobiologiste/conférencier Gerald Hüther, qui collabore actuellement, à temps partiel, au Centre de Médecine psychosociale de l’Université de Göttingen (Basse-Saxe), estime, à bon escient, que « la guerre » sous-tend notre société (5). « Cela implique des écoles de dressage. L’économie est elle-même empreinte de mécanisation. Il me semble urgent de prendre conscience du caractère éminemment néfaste quant à l’inculcation de l’obéissance aux gens ». Pour cela, il importe de nous départir de « cette obsession de la faisabilité...Réfléchissons sur nous-mêmes et sur ce que nous imposons aux enfants, comment nous manipulons le merveilleux processus d’auto-organisation de leur cerveau ». À ses yeux, forcer quelqu’un à s’éduquer s’avère stupide, « on peut seulement l’y inviter ».
Jusqu’en mai 2012, Thomas Sattelberger avait officié comme directeur des ressources humaines à la Deutsche Telekom (Bonn). Durant quatre décennies, il occupa des postes peu ou prou similaires, chez le constructeur de voitures Daimler-Benz (Stuttgart), l’avionneur Lufthansa (Francfort-sur-le-Main) et le fabricant de pneus Continental Aktiengesellschaft (Hanovre). L’ex-cofondateur de l’Union des travailleurs communistes d’Allemagne demeure très actif ; ainsi, il est le porte-parole des ambassadeurs thématiques au sein de « l’Initiative Nouvelle Qualité du Travail », une institution étatique, et préside le directoire de la Fondation de l’Université Zeppelin à Friedrichshafen, sur les rives du lac de Constance. Il déplore que le monde ne soit plus régulé que par des impératifs économiques « à une cadence accélérée et basée sur le court terme. De nombreux cadres se sentent comme des hamsters tournant dans leur roue. Que le système ne corresponde pas à ce qu’ils eussent souhaité les entraîne dans la dépression ». Il se déclare « consterné, car les jeunes se ruent tels des lemmings dans ces grands instituts qui prêchent le capitalisme, l’optimisation des profits, qui les accompagneront au long de leur carrière ». Quelques-un(-e)s de ces futur(-e)s big chiefs se plastronnent de leur réussite au concours lancé dans l’espace chicos de l’Université alpine à Kitzbühel (Autriche) par McKinsey & Company, leader mondial du consulting en management. « En 2030, amasser de l’argent sera encore plus intensément qu’à présent à l’ordre du jour », « le marché fixe les règles », entend-on à la ronde.
Patrick Kung tente de surmonter ses frustrations en tapant dans un punching-ball. Habitant dans le déshérité district nord de Dortmund, il bosse comme intérimaire dans une société de surveillance. Ses horaires : de 22 à 7 heures. Sa « rémunération » : quarante euros par semaine (?!?). Il perçoit en sus 510 euros d’aide à la formation. Nullement dupe, il chiffre à au moins huit millions le nombre de chômeurs outre-Rhin. « L’État incite à la criminalité, à choisir l’illégalité ! ». Il désirerait devenir boulanger, « travailler la nuit et m’occuper de ma famille, le jour ». Un emploi fixe d’agent de sécurité ou de piou-piou dans la Bundeswehr lui siérait... Ah, le fameux « modèle allemand », avec ses jobs à un euro de l’heure, tant vanté par les cumulard(-e)s habitué(-e)s de « C dans l’air » (France 5), une des « émissions-phares » du « service public audiovisuel », « modérée » par Yves Krétly (pseudonyme « Calvi ») !...
Les partisans de propos un tantinet nuancés s’agaceront. Une approche de quelques méthodes « alternatives » (pédagogies Freinet, Montessori, Steiner...) manque, tout comme le témoignage d’enseignant(-e)s d’établissements « classiques », heureux de contribuer à la transmission du savoir ou désespéré(-e)s du soliloque face à des zombies plus habiles au maniement du cutter que doués au jeu des capitales... Convenons-en : impensable de condenser en moins de cent vingt minutes l’objet, si multidimensionnel, de moult ouvrages, érudits ou de « vulgarisation » (6). Si d’aventure, François Hollande, chantre du numérique à outrance (pourquoi pas dès le stade fœtal ?...), son incompétente ministre de l’Éducation Najat Vallaud-Belkacem (7), l’inculte chargée de la... Culture Fleur Pellerin, visionnent ce documentaire éminemment recommandable, saisiront-ils, en criant « Eurêka », qu’ils se plantent en largeur et profondeur ?...
René HAMM
Contact : Mathilde Cellier et Claire Viroulaud, Ciné-Sud Promotion : 5 rue de Charonne 75011 Paris. Tél. 01 44 54 54 77.