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Faites-vous porter pâle : c’est un petit acte de rébellion contre l’esclavage salarial (The Guardian)

Je ne voulais pas écrire cet article. J’ai la gueule de bois. En Amérique, cette excuse ne prendrait pas, mais maintenant, c’est avec la Chine qu’on nous demande de rivaliser.

« Se faire porter pâle est un acte révolutionnaire ». J’adorais ce slogan. Comme tant d’autres choses bénéfiques, il me parvint de Housmans, le libraire d’extrême-gauche du quartier londonien de King’s Cross. On vous laissait y farfouiller parmi toutes sortes de pamphlets anarchistes, et j’y découvris, au début des années 80, un épatant petit magazine : Processed World. Pour dire les choses simplement : il vous expliquait comment foutre la merde sur votre lieu de travail. C’était futé, bourré de petites initiatives de subversion aléatoire. À bien des égards, il était en avance sur son temps : il provenait de San Francisco, et préfigurait la Silicon Valley. Il prévoyait l’arrivée des machines. D’une futilité intrinsèque, les emplois devenaient de plus en plus ennuyeux. Les travailleurs se transformaient en « esclaves des données », employés par IBM ((“Intensely Boring Machines”) (« Machines Intensément Barbantes »).

Nombre d’employés de bureau étaient censés s’identifier à leur direction, un phénomène que Processed World cherchait à endiguer, au moyen de petites actions subversives, sans recourir au militantisme syndical traditionnel. Le magazine mettait l’accent sur l’absence de lien entre le bureau moderne et les besoins de l’humanité. Leur rébellion était affaire de temps travaillé aussi réduit que possible, de désinformation, et de sabotage. Il s’agissait de se servir de l’aliénation pour se marrer. En 1981, ils ne pouvaient pas savoir qu’une caisse libre-service n’appellerait jamais pour se faire porter pâle.

Je repensais à tout ça aujourd’hui, alors que, justement, je m’apprêtais à passer un coup de fil de ce genre. Je me suis rendue malade, j’ai la gueule de bois. J’ai toujours pensé qu’une gueule de bois était une incitation de la nature à prendre un jour de congé. Certes, on peut se la jouer macho, et retrouver ses sensations, en dévorant des sandwiches au bacon, et en croquant des Maltesers. On se retrouve au boulot, déshydraté, irritable, à demi-présent - au mieux.

Cela dit, j’ai travaillé aux États-Unis, et je peux témoigner qu’on n’y accepte pas la moindre excuse. Lorsque j’arrivais en retard, en me justifiant avec un truc du genre, « Mon réveil n’a pas sonné », on me répondait que ça n’était pas une raison, ce qui avait le don de me couper le sifflet. Il me fallut faire preuve d’inventivité. Tout ça pour servir dans une boutique.

Ce modèle d’organisation du travail, à l’américaine – les heures à rallonge, les vacances écourtées, la raréfaction des pauses, les deux salaires qu’il faut gagner pour élever ses enfants, l’exigence des plus grandes entreprises en matière de dévouement fanatique, tel est notre horizon. Sauf qu’aujourd’hui, le modèle est encore plus punitif. C’est celui de la Chine. On espère nous voir entrer en compétition avec une économie dont, bien souvent, les travailleurs ne font penser à rien d’autre qu’à des esclaves sous contrat.

Dès lors, les salariés se tuent à une tâche dangereuse, démoralisante, et souvent insalubre. Au boulot ! Il semblerait qu’il n’y ait pas d’autre solution pour aller de l’avant, raison pour laquelle nos prestigieux dirigeants font de la lèche à la Chine, en toute immoralité, sans même parler du court-termisme ridicule de leur pensée.

C’est pourquoi il me faut absolument prendre la parole au nom des tire-au-flanc, une fois de plus. Il nous faut comprendre les effets de l’austérité sur le psychisme. Les gens doivent posséder moins. Par conséquent, ils doivent également avoir moins de temps libre. Le fait est qu’il n’y a pas que le travail dans la vie, et que le travail change à vitesse « grand V ». En Chine, vous risquez la mort si vous tirez au flanc, mais ici il pourrait bien s’agir d’un petit acte de résistance, ou alors peut-être les tire-au-flanc nous rappellent-ils que la vie prend tout son sens en dehors de l’esclavage salarial.

Le travail fait trop souvent l’objet de discussions entre membres de la classe moyenne, en des termes qui ne signifient rien, pour quiconque possède une expérience des boulots merdiques. La plupart du temps, le travail est dépourvu d’intérêt, et l’a toujours été. À une époque où nos élites politiques et médiatiques passent d’Oxbridge à une place dans un journal ou auprès d’un politicien, on ne lésine pas sur le débit d’absurdités. Aucun d’entre eux n’a passé ses nuits à récurer des urinoirs. Ni assuré des permanences solitaires, à la caisse d’une station-service. Ils peuvent faire une pause-pipi sans demander la permission, contrairement aux employés des centres d’appel. Non, leur travail leur confère une identité originale, qui leur est propre. Ce qui revêt une grande importance.

Les emplois sous-qualifiés, comme ceux que l’on trouve dans le domaine du service à la personne, sont pour les autres. Dans ce monde, ceux qui torchent les culs le font pour la gloire, j’imagine. Nous parlons de l’automatisation à venir, qui réduira le nombre d’emplois, mais le torche-culs mécanique restera à inventer. Tout comme son évocation romantique, celle dont bénéficie le travail manuel masculin des jours anciens. La gauche a une notion étrange de la noblesse du travail, au point d’y inclure la réouverture des mines de charbon, cette idée folle. Ces gens sont-ils jamais descendus au fond d’une mine ? Est-ce la vie dont ils rêvent, pour leurs enfants ?

Il nous faut plutôt parler de la nature déshumanisante du travail. Keynes, et avec lui Bertrand Russell, pensaient que nous devrions avoir pour objectif de travailler moins ; ils étaient persuadés que la diminution du nombre d’heures travaillées, serait la conséquence du progrès technologique.

Le travail est loin de donner du sens à la vie ; certaines enquêtes révèlent que 40% d’entre nous disent occuper un emploi qui en est dépourvu. Néanmoins l’art de tirer au flanc est verboten , et nous saturons les vies de nos enfants, avec des heures de cours, de travail-maison, toujours plus longues. Tous ces efforts ... pour aboutir à quoi, en fait ? À un emploi, qui dévorera leur âme ?

Tout comme les décisions en matière d’éducation, sont prises par ceux qui aimaient l’école, ceux qui débattent du travail en ont un, qui représente pour eux bien plus qu’une source de revenus.

Les aspects de notre vie qui ne sont pas liés au travail – ces endroits où nous rêvons, jouons, ou aimons, mais aussi l’espace dont nous percevons le potentiel créatif – se voient attribuer une place, en dehors de la sphère économique. Tout le temps qui leur est consacré, serait improductif. Mais qui en décide ?

Seuls ceux qui connaissent le prix de chaque chose, mais la valeur d’aucune, considèrent qu’il est répréhensible de tirer au flanc.

Alors allez-y : faites-vous porter pâle. Vous en avez envie, avouez-le.

Suzanne Moore

21 octobre 2015

Original de l’article en anglais.

»» http://echoes.over-blog.com/2015/10...
URL de cet article 29491
   
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