J’ai un aveu à vous faire. J’ai beau avoir assisté en direct à des opérations de manipulations médiatiques, j’ai beau être rodé après toutes ces années de mensonges distillés parfois au compte-gouttes, parfois massivement, j’ai beau avoir appris à lire entre les lignes ou à ne plus les lire du tout, il m’arrive encore de me faire avoir par les médias. Un exemple : les défilés du 1er mai à la Havane. Cette année, et pour la première fois, j’y étais. Et je m’attendais à tout, sauf à « ça ». Etonnant ? Pas vraiment. Commençons par ce qui pourrait passer pour un détail : le magazine L’Express, dans un article signé « AFP », raconte : « A La Havane, le président Raul Castro, 84 ans, a défilé en tête de cortège. » (1). Mensonge pur et simple. En réalité, Raul Castro n’a pas quitté la tribune officielle. C’est ainsi que l’on constate, une fois de plus, que même pour relater les faits les plus élémentaires, la presse a du mal. Beaucoup de mal. Une confirmation de plus (combien en faut-il ?) qu’elle est tout à fait capable d’inventer de toutes pièces, pourvu que le contenu soit « crédible » aux yeux d’un public largement ignorant et préformaté.
* * *
Lorsque le réveil sonne à 4h du matin, dans le respect le plus absolu de l’heure à laquelle il avait été soigneusement programmé, je ne peux m’empêcher de râler : « sans déconner ? ». Mais je me lève quand même parce que je suis à la Havane et qu’à la Havane, le premier mai est une affaire sérieuse (2). Dès la veille au soir, on pouvait sentir la ville vibrer sous les préparatifs : les avenues qui convergent vers la place de la révolution interdites à la circulation, des autocars qui arrivent (déjà ?) d’un peu partout. C’est sûr, quelque-chose se prépare.
Il fait encore nuit noire lorsqu’on se retrouve au point de rendez-vous fixé avec les amis de l’association Cuba Linda (3), à l’angle des avenues 23 et G, à environ 1km à vol d’oiseau de la place de la Révolution. Autour de nous, des Cubains, individuellement ou le plus souvent en petits groupes, convergent vers la place. Il n’est pas encore 5h du matin et l’ambiance est déjà festive. Ca papote, ça crie, ça chante, ça souffle dans des instruments aux sonorités trompettesques. Quelques rares véhicules passent en vrombissant à la cubaine. Ici, je me sépare du groupe (qui prendra place à la tribune officielle) et me laisse entraîner par le flot qui s’est densifié à vue d’oeil en remontant Ave 23. Quelques centaines de mètres plus loin, je tombe sur une foule que je considère déjà comme « compacte » - mais je n’avais encore rien vu. L’ambiance ici est montée d’un cran. Quelques groupes chantent et dansent. Je fais attention à ne pas marcher sur ceux qui finissent leur nuit en dormant à même le sol ou sur un petit tapis, au milieu de l’avenue, dans un enchevêtrement de corps aux allures d’un lendemain de cuite. D’où viennent-ils ? (« de loin ») Depuis quand sont-ils là ? (« ils sont arrivés dans la nuit »). Un coup d’oeil vers l’avant laisse entrevoir une marée humaine alors qu’il fait encore nuit. J’avoue que je suis sidéré. Alors, en bon aventurier, je décide de parcourir le fleuve jusqu’à son embouchure.
Les gens sont regroupés par entreprise, université, etc. Une impression d’organisation se dégage. La foule est joyeuse et fébrile - ou déjà épuisée, selon les groupes - mais disciplinée. Elle est canalisée par des centaines (des milliers ?) de jeunes qui sont identifiables à leur t-shirt blanc et pantalon genre treillis, et qui reconduisent les égarés par un simple geste nonchalant de la main. Tout se passe dans un étrange atmosphère de douceur et de tranquillité.
Je sais que cette année, ce sont les jeunes (« l’avenir de la Révolution ») qui sont à l’honneur et qui défileront en tête de cortège. J’ai la ferme intention de la rejoindre cette jeunesse, encore loin là-bas devant, pour voir un peu la tête qu’elle a. Problème : la foule est de plus en plus dense et la circulation de plus en plus difficile au fur et à mesure que je m’approche de la tête de cortège. Il ne fait aucun doute que les Cubains détiennent le record du monde du 1er mai en termes de nombre de participants au mètre carré (les chiffres officiels annonceront 600.000 – soit l’équivalent en France d’un défilé de près de 4 millions de personnes à Paris).
Ca y’est, je suis au milieu des « jeunes ». Le terme n’est pas galvaudé car ils sont effectivement jeunes, et même parfois très jeunes. La majorité me paraissent être encore des adolescents. Combien sont-ils ? Je n’en ai pas la moindre idée, mais je peux vous jurer qu’ils étaient plus qu’une simple délégation symbolique. A eux touts seuls, ils auraient constitué une belle manif à Paris.
Je les examine de près, à la recherche de codes - vestimentaires ou autres – qui pourraient indiquer leurs origines ou milieux. Je ne trouve rien de particulier. Leurs vêtements, leurs coupes de cheveux, leur allure générale sont extrêmement variés et tout à fait représentatifs de la jeunesse croisée dans les rues. Je veux dire par là que non, ils ne portaient pas forcément des t-shirts du Che ou de Fidel (il y a en avait) et non, ils n’avaient pas une coupe de cheveux genre service militaire et jeune embrigadé. Beaucoup n’auraient pas déteint dans une boite de nuit à la mode un samedi soir à Paris.
Ca y’est, je suis bloqué à une centaine de mètres de la tête de cortège. Impossible d’avancer ou de reculer. Les Cubains autour de moi semblent déterminés à entrer dans le Guinness des Records de densité pour un défilé du 1er mai. Je réussis à me faufiler sur le côté, près des barrières. De l’autre côté, je vois un poste de secours. Toujours utile à savoir. Puis je fais comme les autres : j’attends.
Le soleil commence à se lever et la chaleur est déjà étouffante (en tous cas, pour moi, car les Cubains autour de moi n’ont pas l’air particulièrement assommés). Pour qualifier la vue sur la place de la Révolution et son monument à José Marti, et les portraits géants illuminés de Camilo et du Che, j’hésite entre grandiose et émouvant. Quelques écrans géants retransmettent des vues de la foule. Soudain, j’y vois les copains de Cuba Linda qui sont apparemment interviewés par la télévision cubaine. Je leur fais un coucou mental et leur envoie un message télépathique : « vous n’auriez pas de l’eau ? »
Et c’est ici que j’ouvre une parenthèse en relation avec l’introduction de ce texte. J’étais parti le matin sans eau et sans avoir réellement déjeuné, avec l’idée que j’allais trouver « ce qu’il faut » dans ou autour du cortège car, voyez-vous, j’avais le net souvenir d’avoir lu (Libération ? Le Monde ?) que le défilé du 1er mai à la Havane était l’occasion pour le « régime communiste » de faire une sorte de « démonstration de force » en attirant la population à y participer en organisant une sorte de fête foraine où la bière coulait à flots... (« et pour le gringo, qu’est-ce que ce sera ? - Un mojito, svp. - Et un mojito, un ! »). En réalité, il n’y avait strictement rien à vendre, et encore moins à distribuer. A la question posée autour de moi, j’ai reçu une réponse limpide : « jamais ». Même avant ? « Peut-être avant ma naissance, mais ça m’étonnerait ». Encore une légende urbaine colportée par nos bras-cassés de journalistes (combien en faut-il ?).
Le secrétaire général de la Centrale des travailleurs de Cuba prononce un court discours relayé par hauts-parleurs. Mon état de torpeur me permet vaguement de comprendre qu’il parle de solidarité avec l’Amérique latine mais je suis trop concentré sur la bouteille d’eau que porte une femme devant moi. Une bouteille comme je n’en avais jamais vue. Pleine d’eau. Il est environ 7h30 et ma détermination de militant révolutionnaire commence à flancher. Je pourrais enjamber la barrière pour sortir de la foule, mais je sais déjà que la jeune fille postée à ma hauteur me fera un petit « non » de la tête et que je ferai comme ceux qui m’ont précédé : j’obéirai. J’échafaude alors un plan : faire semblant de tomber dans les pommes pour être évacué sur un brancard, entouré de t-shirts blancs qui soulèveraient avec douceur ma tête pour porter à mes lèvres une coupe remplie d’un liquide miraculeux. Trop tard : le cortège se met en route.
Je ne sais pas à quoi ressemble une avalanche vue d’en haut, mais c’est la première image qui me vient à l’esprit lorsque la ligne de front devant moi avance d’un seul coup, à un signal qui m’a échappé. Je vois le « fleuve humain » se détendre, se déplier, la foule avancer à un rythme étonnamment soutenu. Et c’est parti.
Je passe devant la tribune où sont accrochés des dizaines de banderoles de délégations du monde entier. J’aperçois celui des amis sus-cités qui font les marioles, bien planqués là-haut, alors qu’ici bas, d’autres – dont je tairai le nom – se livrent, eux, à des activités autrement plus sacrificielles. J’essaie de les prendre en photo (pas facile, car il est interdit de s’arrêter devant la tribune) en me disant que ça pourra toujours servir comme preuve de leur embourgeoisement révisionniste à l’heure des règlements de compte.
J’apprendrai par la suite que le début du défilé fut marqué par un individu - rapidement maîtrisé - qui a fait irruption devant le cortège en brandissant un drapeau des Etats-Unis. Les images de la scène trouvées sur internet montrent une petite pagaille brève et sans grande conséquence. J’apprends que l’individu est un habitué, qu’il avait déjà tenté le coup lors du voyage d’Obama, et qu’il se pavanait régulièrement avec son drapeau à la descente des bateaux de croisière qui accostent à la Havane. Encore un qui cherche à se faire inviter à la Maison Blanche, on dirait. Je suis assez surpris qu’un tel individu, qui brandit le drapeau d’un pays qui a déclaré la guerre économique et financière la plus longue et la plus sévère de toute l’histoire contre son propre pays (4), puisse encore circuler et recommencer son cirque en toute impunité. Etonnante Cuba...
J’arrive de l’autre côté de la place de la Révolution (une bonne petite trotte) où le cortège se disloque. Encore et toujours les t-shirts blancs qui canalisent la foule. Toujours aucun policier ou soldat à l’horizon. Hum... si j’étais un journaliste de Libération ou du Monde, je dirais que la dictature cubaine est "sournoise".
J’essaie de retrouver mon chemin et me perds dans des ruelles en suivant plus ou moins mon sens légendaire de l’orientation. A force de marcher, je débouche sur une avenue qui me paraît familière – et pour cause : je retrouve la fin du cortège qui commence à peine à avancer. Un mur de drapeaux cubains et de drapeaux du Mouvement du 26 juillet ferment la marche. Trop beau pour être ignoré. J’oublie ma soif et mon envie de pisser et je commets l’irréparable : je me joins à eux pour refaire encore une fois la marche.
(une heure plus tard) Il est 10h du matin. Je me traîne le long de l’avenue Paseo en calculant le nombre de pas qu’il me reste à faire avant d’atteindre le bercail. Je me sens comme un astronaute de retour d’une mission sur Mars et qui, à mi-chemin, voit s’allumer sur son tableau de bord le voyant « réservoir vide ». Je m’écroule sur un banc en faisant mentalement une lettre d’adieu à tous mes amis. La chaleur, la fatigue, la soif, auront eu raison de moi. Maudite Cuba...
Soudain, j’entends (en espagnol) : « Viktor ? Qu’est-ce que tu fais là ? ». Sans m’en rendre compte, je m’étais arrêté devant la maison d’une amie qui, par le plus grand des hasards et au même moment, sortait de chez elle. J’étais sauvé. Ah... Merveilleuse Cuba.
Viktor Dedaj
Si c’était à refaire, pour sûr que je le referais.
Photos : V. Dedaj