« Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant »,
D’une jeunesse sacrifiée, et qui part, et qui meurt,
« Et qui n’est chaque fois ni tout à fait la même »,
Ni tout à fait une autre, et qui meurt, et me surprend.
Par delà l’espace, par delà le temps, ce sont toujours les mêmes sons, le même fracas. Ce sont toujours les mêmes odeurs de poudre et de sang mêlés.
« Le grand ciel pâle se peuple de coups de tonnerre : chaque explosion montre à la fois, tombant d’un éclair roux, une colonne de feu dans le reste de nuit et une colonne de nuée dans ce qu’il y a déjà de jour. Là-haut, très haut, un vol d’oiseaux terribles, à l’haleine puissante et saccadée, qu’on entend sans les voir, monte en cercle pour voir la terre. La terre ! Le désert commence à apparaître immense et plein d’eau, sous la longue désolation de l’aube. » (Barbusse, 1)
Quand les bombes traversent l’espace et que les explosifs déchirent le temps, quand la nourriture, les médicaments font défaut et que les maladies du passé resurgissent, quand les morts se comptent par dizaines de milliers et que les vivants sont en sursis, quand les corps des enfants se décharnent et que les regards se perdent, quand les commémorations se succèdent et que l’aspect purement mémoriel fait la une, le crime continue avec l’indifférence comme complice.
On nous ferait prendre les vessies de la com’ pour les lumières de la Réalité. Il s’agit de nous émouvoir avec la correspondance des Poilus en omettant de rappeler la chape de plomb, en occultant le rôle d’Anastasie (c-à-d la censure) ; il s’agit d’honorer la mémoire des sacrifiés en taisant les « fusillés pour l’exemple » ; il s’agit de glorifier les généraux (morts dans leur lit) en ignorant les mutins qui se sont levés contre l’absurdité de la guerre ; il s’agit encore d’entonner la Marseillaise, un chant martial, en taisant la chanson de Craonne ; il s’agit encore de parler du sacrifice de ceux qui ont permis que nous soyons libres en oubliant les raisons du carnage. Il s’agit de parler de paix en continuant les exportations d’armes. Il s’agit d’honorer un peu la mémoire des soldats coloniaux en traquant encore les migrants. Il s’agit de faire une belle photo pour l’Histoire en s’abstenant de compter les fauteurs et autres criminels de guerre présents. En résumé, il s’agit de prononcer un beau discours « et en même temps » de poursuivre les affaires...
Honorer vraiment ceux qui ont été sacrifiés, c’est clamer comme Anatole France : « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour les industriels ». C’est chanter Craonne : « Ce s’ra votre tour, messieurs les gros / De monter sur le plateau / Car si vous voulez faire la guerre / Payez-la de votre peau. »
C’est faire sienne la parole de Jaurès, le premier Français à mourir : « L’humanité est maudite, si pour faire preuve de courage elle est condamnée à tuer éternellement. Le courage, aujourd’hui, ce n’est pas de maintenir sur le monde la sombre nuée de la Guerre, nuée terrible, mais dormante, dont on peut toujours se flatter qu’elle éclatera sur d’autres. [...] Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. » ( 2 )
L’illustre personnage avait vu juste en 1895 : « Partout, ce sont ces grandes compétitions coloniales où apparaît à nu le principe même des grandes guerres entre les peuples européens, puisqu’il suffit incessamment de la rivalité déréglée de deux comptoirs ou de deux groupes de marchands pour menacer peut-être la paix de l’Europe. [...] dans ce siècle de concurrence sans limite et de surproduction, il y a aussi concurrence entre les armées et surproduction militaire : l’industrie elle-même étant un combat, la guerre devient la première, la plus excitée, la plus fiévreuse des industries. » (3)
Sur un point, il se trompa en 1914 : « Vous avez vu la guerre des Balkans ; une armée presque entière a succombé soit sur le champ de bataille, soit dans les lits d’hôpitaux, [...] elle laisse dans la terre des champs de bataille, dans les fossés des chemins ou dans les lits d’hôpitaux infectés par le typhus cent mille hommes sur trois cent mille.
Songez à ce que serait le désastre pour l’Europe : ce ne serait plus, comme dans les Balkans, une armée de trois cent mille hommes, mais quatre, cinq et six armées de deux millions d’hommes. Quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie ! » (4) Petite erreur pardonnable : ce ne fut ni le typhus, ni la peste, ni le choléra. Ce ne fut « que la grippe » qui causa 25 à 40 millions de morts dans le monde (de mars 1918 au printemps 1919)...
Nous n’avons pas besoin de lois mémorielles, ni d’itinérance de la même épithète (qui devient une errance au premier virage mal négocié par l’élève ; à la décharge de ce dernier, il faut rappeler que son maître, Paul Ricoeur, avait reconnu « la discontinuité idéologique qu’a consisté [sa] participation aux ‘‘cercles Pétain’’ en 1940-41 », cf. 5 ). Par contre, nous avons toujours besoin d’Histoire, pour saisir le présent et prétendre agir sur son devenir.
« Aucune des commémorations à venir ne devrait se dérouler sans réflexion collective sur les processus de décision, les interactions des pouvoirs, leurs outils idéologiques qui habituent à la nécessité de la guerre. Indispensable pour ne pas commémorer la fatalité de la guerre... » (P. Apel-Muller, L’Humanité du 9 novembre 2018)
Comme la Paix est célébrée, et si on parlait du Yémen, et des ventes d’armes à Riyad ? « C’est pas le sujet ! ».
D’accord, alors, parlons-en.
« La résolution adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies en avril 2015, qui impose notamment un embargo sur les livraisons d’armes aux Houthis, s’est traduite dans les faits par le bombardement des équipements stratégiques de nature à conférer un avantage aux rebelles houthis (routes, aéroports, ports, hôpitaux...).
Toujours au nom de cet embargo, la coalition menée par l’Arabie saoudite a imposé des mesures de plus en plus restrictives sur les importations dans le nord-ouest du pays, entraînant des pénuries extrêmes sur les biens de première nécessité. [...]
Déjà défaillant avant le début du conflit, le système de santé du Yémen s’est effondré : on estime que plus de la moitié des infrastructures sanitaires sont détruites, et plus de 20 millions de personnes auraient besoin d’une aide humanitaire au Yémen (ONU, 2017), sur une population estimée à 27 millions d’habitants. En raison des restrictions d’accès imposées par les belligérants, des conditions sécuritaires extrêmement précaires, et des difficultés pour les journalistes d’entrer et de travailler au Yémen, les informations indépendantes et fiables sur le conflit et l’état du pays sont extrêmement difficiles à obtenir. [...]
Une importante épidémie de choléra s’est propagée dans le pays en 2017, à la faveur d’un état déplorable des installations sanitaires et de l’accès limité à l’eau potable. À la fin de l’année, MSF avait traité plus de 100 000 patients dans ses centres de traitement du choléra. Les conditions sanitaires sont telles que la diphtérie est réapparue au Yémen, alors que le dernier cas de cette maladie infectieuse mortelle avait été enregistré en 1992. La guerre et le blocus en cours font reculer le système de santé yéménite des décennies en arrière. » (MSF, 6)
« D’après les informations recueillies par le Yemen data project, un système de collecte de données indépendant des parties au conflit, près d’un tiers des raids aériens ont visé des cibles non-militaires depuis mars 2015, et les bombardements sur les véhicules civils ont augmenté en 2018 par rapport à l’année dernière. » (MSF, 7)
C’est sûrement ce que l’on appelle du « bon travail », réalisé avec du bon matériel.
À ce stade, comme il nous reste à choisir une date pour commémorer cette nouvelle hécatombe, une question s’impose d’emblée : quelles sont encore les dates disponibles ? Pour l’épitaphe, je proposerais sobrement : « aux Yéménites morts, le secteur militaro-industriel reconnaissant ».
Dans le premier numéro de L’Humanité, Jaurès écrivit : « L’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine » (8). Depuis 1904, c’est à peine plus !
Personne