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Les ravages de la LRU (suite)

Continuons la lecture de L’université et la recherche en colère, un mouvement social inédit (Éditions du Croquant) avec les chapitres rédigés par Alain Trautmann (biologiste), Georges Debrégeas (physicien) et Didier Chatenay (physicien) : " Pour une vraie réforme de notre système d’enseignement supérieur et de recherche " et par Isabelle Bruno (Sciences Politiques) : " Pour comprendre les « réformes » de l’Université et y résister, changeons d’échelle ! La stratégie de Lisbonne et les mobilisations européennes contre le « marché de la connaissance » ».

Trautmann et al. Reviennent sur les raisons « purement idéologiques » pour lesquelles les derniers gouvernements de droite n’ont absolument pas voulu tenir compte des États généraux de 2004, « alors que le coût de la création de 1000 postes, réclamés par ces États généraux, était d’à peine 50 millions d’euros, soit moins de 1,5% du Crédit impôt recherche en 2009. » Ce refus relevait, nous l’avons déjà dit, d’une volonté « dogmatique de destruction des services publics »

La LRU a, volontairement, tout faux. Les auteurs mentionnent par exemple les Pôles de recherche et d’enseignement supérieur (PRES) : « A la place de la coopération, on nous propose la compétition et la concurrence à outrance. A la place de rapprochements indispensables, particulièrement en province, on voit se mettre en place des alliances purement stratégiques, chacune visant à être la plus grosse structure afin d’écraser les rivaux dans la compétition pour le classement de Shanghai et pour obtenir la plus grosse dotation gouvernementale possible, au détriment de celles accordées aux PRES concurrents. »

Isabelle Bruno enfonce le clou avec moult arguments.

Elle rappelle tout d’abord que les luttes en France ne furent pas isolées. Il y eut une semaine d’actions en Allemagne en juin 2009, des sit-in dans une vingtaine d’universités britanniques, une forte mobilisation en Grèce après l’explosion sociale de la fin 2008, des actions en Finlande contre une loi soeur jumelle de la LRU, une occupation de l’université de Copenhague. Assurément, ce fut insuffisant mais porteur pour l’avenir.
En face, les classes politiques européennes sont unanimes, toutes en faveur de la « stratégie de Lisbonne ». Cette stratégie, écrit Isabelle Bruno, se veut à la fois globale et pragmatique : « globale dans la mesure où elle concerne aussi bien les politiques d’entreprise, de l’emploi et de l’innovation, que la réforme des systèmes de retraites, d’éducation ou de santé, pragmatique en ce qu’elle délaisse la méthode communautaire traditionnelle, qui consiste à produire du droit en faisant fonctionner le triangle institutionnel (Commission, Conseil, Parlement). » La stratégie de Lisbonne délaisse donc les moyens diplomatiques ou juridiques, pour privilégier des moyens managériaux et disciplinaires : « Cette façon de construire l’Europe par la comparaison des performances nationales, sous-tendant une compétition intergouvernementale, est directement inspirée de la gestion d’entreprise, qui a mis au point une technique de coordination par la compétition, autrement dit de " collaboration compétitive " . En d’autres termes, distinguer des champions, des réseaux d’excellence, en se fichant comme d’une guigne des inégalités sociales, économiques et territoriales. La technique managériale qui procède à cette mise en comparaison a un nom : c’est le benchmarking. Celui-ci se donne à voir à travers les palmarès dont la presse est si friande : palmarès des hôpitaux, des lycées, des régions, des ministres ou encore le fameux classement de Shanghai. Cet anglicisme est le plus souvent traduit en français par " évaluation comparative " , " étalonnage des performances " ou " parangonnage " . »

La philosophie de la Commission européenne est limpide : « Oubliée l’époque où universités et entreprises se regardaient en chiens de faïence. En quelques années, une nouvelle organisation de la recherche s’est mise en place autour de la figure emblématique du chercheur-entrepreneur » [dont, je le répète, le père de Valérie Pécresse est sûrement l’archétype le plus flamboyant en France]. Cette philosophie fut gravée dans le marbre des publications bruxelloises en octobre 2002.

Pour la Commission, que doit être un diplômé ? Un individu qui incarne l’adéquation entre les connaissances et les compétences recherchées par les employeurs, la fameuse employabilité, un concept forgé en 1997 par le Premier ministre britannique de l’époque, Anthony Blair.

L’être humain et son cerveau étant une marchandise, « la recherche n’est plus conçue comme une source de puissance étatique ou de savoirs collectifs, mais comme un lieu de production d’innovations brevetables et de propriétés intellectuelles. Le savoir n’est plus un patrimoine ouvert mis à la disposition de tous. » Pauvre Roland Barthes qui a oublié de breveter son célèbre concept d’effet de réel !
Comment rattraper le temps perdu (pari stupide) sur les États-Unis et le Japon ? Augmenter les investissements pour la recherche de 3%. Mais, attention ! 1% pour la recherche publique (ventilé selon la technique du benchmarking) et 2% pour le privé. Malheureusement, depuis 2000, « on a peu avancé vers cet objectif », puisqu’on plafonne désormais à 1,84%. Au lieu de conclure à l’inefficacité de cette politique, et d’en tirer de saines conclusions, les instances européennes « affirment au contraire la nécessité de les poursuivre en les rationalisant toujours plus, c’est-à -dire en réduisant les listes d’indicateurs utilisés et en recentrant les objectifs sur les priorités économiques au détriment des objectifs sociaux et environnementaux. Comment expliquer cet entêtement ? C’est que la norme de compétitivité est endogène à la course sans fin à laquelle le benchmarking livre ses praticiens. Le benchmark est idéalement fugitif : il n’est fixé que pour être rejoint sinon dépassé, et laisser ainsi la place au nouvel étalon arrivé en tête. De fait, il est inaccessible. Poser la compétitivité comme un but à atteindre au moyen d’un étalonnage des performances, qui consiste précisément à calculer des écarts, c’est objectiver une distance que l’opération même de sa " réduction " reproduit indéfiniment. Les 3% ne seront pas atteints, mais ce benchmark est un puissant aiguillon qui amènent les gouvernements à conduire des politiques de privatisation des financements de la recherche. »

Il faut donc résister à ces gouvernements qui exercent « une pression sans relâche pour pousser chaque individu et chaque organisation à faire toujours mieux que les autres dans une compétition généralisée : entre pays, entre régions, entre laboratoires, entre universités, entre revues, entre chercheurs, entre enseignants-chercheurs, entre étudiants. »

A suivre…

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