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Les ‘‘Printemps’’ n’ont généré que le chaos, la mort, la haine, l’exil et la désolation dans plusieurs pays arabes

Ahmed Bensaada, universitaire algérien installé au Canada depuis plusieurs années, suit attentivement les mutations et bouleversements au Maghreb et au Moyen-Orient auxquels il a consacré plusieurs articles, colloques et conférences... Sur les Printemps arabes, il a porté dès le départ un regard très critique dont il a fait la synthèse dans un livre, Arabesque américaine, puis dans Arabesque$, une nouvelle édition corrigée et enrichie, d’une actualité plus que jamais brûlante. Cinq ans après !

Entretien.

Reporters : Cinq ans sont passés depuis ce qu’on a appelé les “printemps arabes”. Le bilan, on le voit, n’est pas très réjouissant voire catastrophique dans beaucoup de pays concernés. Pourquoi, selon vous ?

Ahmed Bensaada : « Pas très réjouissant », vous dites ? Ces bouleversements majeurs que la bien-pensance occidentale a précipitamment et fallacieusement baptisé « printemps » n’ont généré que le chaos, la mort, la haine, l’exil et la désolation dans plusieurs pays arabes. Il faudrait peut-être demander aux citoyens des pays arabes « printanisés » si la désastreuse situation dans laquelle ils vivent peut être qualifiée de printanière.

Et les chiffres sont éloquents à ce sujet. Une récente étude a montré que cette funeste saison a causé, en cinq ans, plus de 1,4 million de victimes (morts et blessés), auxquelles il faut ajouter plus de 14 millions de réfugiés. Ce « printemps » a coûté aux pays arabes plus de 833 milliards de dollars, dont 461 milliards de pertes en infrastructures détruites et en sites historiques dévastés. D’autre part, la région MENA (Middle East and North Africa - Moyen-Orient et Afrique du Nord) a perdu plus 103 millions de touristes, une vraie calamité pour l’économie.

Lors de la parution de la première version de mon livre Arabesque américaine (avril 2011), j’ai mis en évidence l’ingérence étrangère dans ces révoltes qui ont touché la rue arabe ainsi que la non-spontanéité de ces mouvements. Certes, les pays arabes étaient, avant ces évènements, dans un réel état de décrépitude : absence d’alternance politique, chômage élevé, démocratie embryonnaire, mal de vivre, droits fondamentaux bafoués, manque de liberté d’expression, corruption à tous les niveaux, favoritisme, exode des cerveaux, etc. Tout cela représente un « terreau fertile » à la déstabilisation. Mais bien que les revendications de la rue arabe soient réelles, des recherches fouillées ont montré que les jeunes manifestants et cyberactivistes arabes étaient formés et financé par des organismes américains spécialisés dans l’« exportation » de la démocratie, tels que l’USAID, la NED, Freedom House ou l’Open Society du milliardaire George Soros, Et tout cela, des années avant l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi.

Ces manifestants qui ont paralysé les villes arabes et qui ont déboulonné les vieux autocrates arabes assis sur le pouvoir depuis des décennies, représentaient pourtant une jeunesse pleine de fougue et de promesses.

Une jeunesse instruite, maniant avec brio les techniques de la résistance non violente et ses slogans percutants. Ces mêmes techniques qui ont été théorisées par le philosophe américain Gene Sharp et mises en pratique par les activistes serbes d’Otpor dans les révolutions colorées. Ces mêmes techniques enseignées aux jeunes manifestants arabes par les fondateurs d’Otpor dans leur centre CANVAS (Center for Applied Non Violent Action and Strategies) spécialement conçu pour la formation des dissidents en herbe.

Une jeunesse férue de nouvelles technologies dont les leaders ont été ciblés, formés, réseautés et soutenus par les géants américains du Net par l’intermédiaire d’organismes étasuniens comme l’AYM (Alliance of Youth Movements).

Mais tout comme les activistes des révolutions colorées, les cyberdissidents arabes ne sont entraînés qu’à étêter les régimes. Ils sont en fait – probablement à leur insu – « commandités » pour mener à bien la chute du sommet de la pyramide du pouvoir. Ils n’ont aucune compétence dans la marche à suivre lorsque les autocrates sont chassés et que le pouvoir devient vacant. Ils n’ont aucune aptitude politique pour mener à bien cette transition démocratique qui devrait suivre ce changement majeur.

Dans un article sur les révolutions colorées écrit en 2007 par le journaliste Hernando Calvo Ospina dans les colonnes du Monde diplomatique, on peut lire : « la distance entre gouvernants et gouvernés facilite la tâche de la NED et de son réseau d’organisations, qui fabriquent des milliers de “dissidents” grâce aux dollars et à la publicité. Une fois le changement obtenu, la plupart d’entre eux, ainsi que leurs organisations en tout genre, disparaissent sans gloire de la circulation ».

Ainsi, dès que le rôle attribué aux cyberactivistes s’achève, ce sont les forces politiques en place, à l’affût de tout changement majeur, qui occupent le vide créé par la disparition de l’ancien pouvoir. Dans le cas de la Tunisie et de l’Égypte, ce sont les mouvements islamistes qui ont profité dans un premier temps de la situation, évidemment aidés par leurs alliés tels les États-Unis, certains pays occidentaux et arabes et la Turquie qui devait servir de modèle.

Il est clair que ce « printemps » n’a rien à voir avec les slogans vaillamment scandés par les jeunes cyberactivistes dans les rues arabes et que la démocratie n’est qu’un miroir aux alouettes. En effet, comment ne pas se poser de sérieuses questions sur ce « printemps » lorsqu’on constate que les seuls pays arabes qui ont subi cette saison sont des républiques ? Est-ce un hasard si aucune monarchie arabe n’ait été touchée par ce tsunami « printanier », comme si ces pays étaient des sanctuaires de la démocratie, de la liberté et des droits de l’homme ? L’unique tentative de soulèvement antimonarchique, celle du Bahreïn, a été violemment étouffée par la collaboration militaire du Conseil de coopération du Golfe (CCG), le silence complice des médias mainstream et la connivence de politiciens pourtant si loquaces lorsque des événements analogues ont touché certaines républiques arabes.

Ce « printemps » vise la déstabilisation de certains pays arabes bien ciblés dans un cadre géopolitique beaucoup plus grand, très certainement celui du « Grand Moyen-Orient ». Cette doctrine préconise le remodelage des frontières d’une région géographique regroupant les pays arabes et certains pays avoisinants, mettant ainsi fin à celles héritées des accords Sykes-Picot. Bien que lancé sous la houlette du président G.W. Bush et de ses faucons néoconservateurs, ce projet s’inspire d’une idée théorisée en 1982 par Oded Yinon, un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères israélien. Le « Plan Yinon », comme on le nomme, avait à l’origine pour objectif de « défaire tous les États arabes existants et de réorganiser l’ensemble de la région en petites entités fragiles, plus malléables et incapables d’affronter les Israéliens ».

Et la partition est malheureusement en cours...

Dans ce tableau, La Tunisie, tout de même, demeure une exception. Comment peut-on l’expliquer ?

Certes, comparativement à la Libye, la Syrie ou le Yémen, la situation en Tunisie peut paraitre intéressante. Mais dans l’absolu, la Tunisie ne représente pas un modèle de réussite tel que veulent nous le faire croire les médias mainstream.

Et ce n’est pas le Prix Nobel récemment octroyé à la Tunisie qui y change quelque chose. Quand on voit à qui il a été décerné ces dernières années, on se demande sérieusement d’ailleurs à quoi sert ce prix. Et les Tunisiens qui, eux, vivent depuis cinq ans la « printanisation » de leur pays en savent quelque chose. Commentant ce cinquième anniversaire, certains blogueurs n’ont pas été tendres. « Seul pays démocratique du Maghreb + Prix Nobel, tout le reste est pire que la période ZABA (Zine el-Abidine Ben Ali) ». Ou encore, avec une pointe d’humour : « Injustice sociale, torture, impunité, on s’en fout, on est des prix Nobel ».

Dans une récente interview au Figaro, mon ami tunisien, le philosophe Mezri Haddad, a déclaré : « Partout, y compris en Tunisie que l’on présente comme le bon paradigme révolutionnaire et auquel l’on décerne le prix Nobel de la paix faute d’effacer sa dette extérieure devenue vertigineuse en moins de 5 ans et de soutenir son économie aujourd’hui agonisante, le « printemps arabe » a détruit plus qu’il n’a construit ».

Avant d’ajouter : « Depuis 2011, la Tunisie est devenue le premier pays exportateur de main-d’œuvre islamo-terroriste aussi bien en Libye qu’en Syrie. Les rapports des Nations unies sont accablants pour le Tunisien que je suis. L’auteur du dernier attentat suicide à Zliten en Libye est un Tunisien, comme celui qui s’est attaqué à la mosquée de Valence, ou celui qui vient de se faire abattre devant le commissariat du XVIIIe arrondissement de Paris ».

En effet, la Tunisie reste encore, de loin, le plus grand pourvoyeur au monde de djihadistes daéchiens en Syrie. Triste record pour un pays qu’on veut faire passer pour une exception qui justifie la terminologie printanière.

Et cela, sans compter les assassinats politiques, les attentats terroristes aveugles qui ont endeuillé le pays et les sordides histoires du « jihad al-nikah » popularisé par de jeunes tunisiennes radicalisées.

Et ce n’est pas non plus le déménagement de la famille du Goncourt au Musée du Bardo encore marqué par les stigmates de l’attentat du 18 mars 2015 qui lui donnera le sceau d’un pays qui a réussi sa transition démocratique. Ce « coup de pouce » français n’effacera d’aucune manière la bourde de la ministre française, Michèle Alliot-Marie, qui avait proposé le savoir-faire français à la police de Ben Ali pour « régler les situations sécuritaires », histoire de mettre fin à l’impertinence de ces manifestants qui avaient envahi l’avenue Bourguiba.

Et ces manifestants qui arboraient leur jeunesse comme bannière d’un avenir radieux, que pensent-ils, après avoir poussé le président Ben Ali à la sortie, de l’âge de ces « dinosaures » politiques qui l’ont remplacé ? Jugez-en : Moncef Marzouki (71 ans), Rached Ghannouchi (75 ans) et, surtout, le président actuel, Béji Caïd Essebsi (90 ans). Peut-on réellement croire qu’une révolte intrinsèquement jeune, qualifiée de « facebookienne », puisse être représentée par des gérontocrates, d’anciens caciques de régimes honnis, des islamistes belliqueux ou ceux confondant l’intérêt du pays avec celui, supranational, de leur confrérie  ?

Pensaient-ils qu’un jour une loi électorale serait votée pour réhabiliter les anciens partisans de Ben Ali qu’ils ont combattu avec acharnement ?

Auraient-ils imaginé que cinq ans – presque jour pour jour – après le départ de Ben Ali, Ridha Yahyaoui, un jeune diplômé chômeur tunisien, se donnerait la mort à Kasserine pour protester contre le favoritisme dans l’embauche, fléau qu’ils avaient dénoncé et contre lequel ils s’étaient battus ? Et que les émeutes qui ont suivi ce drame soient durement réprimées ?

Qu’y a-t-il eu de si positif dans ce « printemps » tunisien si, cinq ans plus tard, Yahyaoui imite Bouazizi pour les mêmes raisons ?

Quelle différence ou de nuance d’analyse doit-on avoir, selon vous, dans l’analyse des réalités actuelles dans des pays comme la Syrie ou la Libye, pays qui nous concerne au premier chef compte tenu du voisinage et de la proximité.

La guerre civile qui fait actuellement rage en Syrie a des curieuses similitudes avec la celle qui a prévalu en Libye : a) l’épicentre initial de la révolte syrienne n’était pas situé dans la capitale mais dans une région frontalière (contrairement à la Tunisie et l’Égypte) ; b) un « nouvel ancien » drapeau est apparu comme étendard des insurgés ; c) La phase non-violente de la révolte a été très courte ; d) l’implication militaire étrangère (directe ou indirecte) a rapidement transformé les émeutes non-violentes en une sanglante guerre civile.

En effet, lorsque la théorie de Gene Sharp ne fonctionne pas et que les enseignements de CANVAS ne portent pas fruit comme dans le cas de la Libye et de la Syrie, les manifestations se transforment très rapidement en guerre civile. Cette métamorphose s’opère grâce à une ostensible ingérence étrangère des mêmes pays cités précédemment via l’OTAN (cas de la Libye) ou de coalitions hétéroclites (cas de la Syrie).

Ainsi, les pays occidentaux (avec l’aide de leurs alliés arabes et régionaux) peuvent passer, sans états d’âme, d’une approche non-violente à la Gene Sharp à une guerre ouverte, sanglante et meurtrière où le sang arabe coule à flot.

L’éphémère phase sharpienne des manifestations populaires a même été utilisée pour justifier l’intervention militaire de l’OTAN en Libye ou de la coalition anti-Bachar en Syrie. La résolution 1973 qui a permis la destruction de la Libye a été justifiée par la fausse accusation selon laquelle les forces loyalistes de Kadhafi auraient fait pas moins de 6000 morts dans les populations civiles. De nombreux pays ont d’ailleurs estimé que les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne et leurs alliés ont détourné et abusé de cette résolution en permettant à l’OTAN d’outrepasser le mandat du Conseil de sécurité. Il s’agit en particulier de la Russie et de la Chine qui, comprenant « la leçon de la résolution 1973 », opposent leurs vétos à toute résolution onusienne condamnant la Syrie ou son président, Bachar Al-Assad. Sans cela, les télévisions mainstream du monde entier nous auraient montré les images du président Bachar, le cœur dévoré ou la tête arrachée par des djihadistes spécialistes de la question qui pullulent en Syrie grâce à la collaboration active des Occidentaux et de leurs alliés.

D’ailleurs, l’étude des courriels de madame Hillary Clinton a montré que les motivations de l’élimination de Kadhafi n’avaient rien à voir avec une quelconque volonté de démocratisation de la Libye, mais relevaient d’intérêts stratégiques, économiques, politiques et d’un fameux trésor en or. Il en est de même pour le président syrien.

Il est aussi intéressant de noter que des investigations très sérieuses menées par des spécialistes américains ont montré que la guerre en Libye n’était pas nécessaire, qu’elle aurait pu être évitée si les États-Unis l’auraient permis et que l’administration américaine a facilité la fourniture d’armes et le soutien militaire à des rebelles liés à Al-Qaïda.

D’autre part, le contre-amiral américain à la retraite Charles R. Kubic a révélé que Kadhafi était disposé à partir pour permettre l’établissement d’un gouvernement de transition à deux conditions. La première était de s’assurer, après son départ, qu’une force militaire reste pour chasser Al-Qaïda et, dans la seconde, il demandait un libre passage ainsi que la levée des sanctions contre lui, sa famille et ses fidèles.

De son côté, l’ancien président de la Finlande (1994-2000) et prix Nobel de la Paix (2008), Martti Ahtisaari a reconnu avoir été mandaté par l’administration russe pour trouver une solution pacifique au conflit syrien et ce, dès le début de l’année 2012.

Le plan de résolution du conflit syrien proposé aux représentants des cinq nations membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies comprenait trois points : 1) ne pas armer l’opposition ; 2) organiser un dialogue entre l’opposition et Bachar Al-Assad ; 3) permettre à Bachar Al-Assad de se retirer élégamment.

Selon Martti Ahtisaari, aucune suite n’a été donnée après la présentation de cette proposition aux représentants américain, britannique et français.

Il apparaît donc clair que le but de ce « printemps » n’a rien à voir avec la démocratie et les droits humains en Libye et en Syrie (et ailleurs dans la région MENA), mais l’élimination physique des présidents Kadhafi et Bachar Al-Assad, quitte à détruire ces deux pays et à liquider des milliers d’Arabes, quitte à financer des djihadistes mangeurs de cœurs et coupeurs de têtes et s’en offusquer lorsqu’ils retournent leurs armes contre leurs créateurs.

Bien au contraire, ce qu’on appelle « printemps » dans les cas libyen et syrien sont des exemples pédagogiques de guerres civiles fomentées de l’étranger sous motifs droit-de-l’hommistes.

Actuellement, ces deux pays sont des terres d’instabilité géopolitique et des repaires de djihadistes daéchiens, ouvertement financées par des pays occidentaux, des pays arabes et des puissances régionales.

Dans le cadre de cette forte turbulence politique et d’ingérence étrangère agressive, l’Algérie a été une cible de choix et le reste toujours. Rappelons que des jeunes Algériens ont aussi participé aux formations des Serbes de CANVAS et que de nombreux pays ont parié sur la « printanisation » (violente ou non) de l’Algérie. Les mauvais souvenirs de la décennie noire et l’éphémérité de la CNCD (Coordination nationale pour le changement et la démocratie) en ont décidé autrement.

Actuellement, la situation libyenne est évidemment très préoccupante pour la sécurité et la stabilité de l’Algérie. Certains observateurs estiment à 300 le nombre de milices armées en Libye et notent qu’elles sont fortement reliées à leurs homologues tunisiennes. En effet, selon un compte rendu de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale française datant de novembre dernier, « l’ensemble des attentats récents en Tunisie ont été organisés et planifiés depuis la Libye ».

Ainsi, et contrairement aux déclarations belliqueuses et malintentionnées de Nicolas Sarkozy – un des responsables majeurs de la destruction de la Libye – c’est plutôt l’Algérie qui devrait actuellement se plaindre de son « emplacement géographique » frontalier avec la Tunisie et la Libye. Cela est d’autant plus vrai que la collaboration entre Daech en Libye et les mouvements terroristes du Sahel est de plus en plus évidente, ce qui donne encore plus de fil à retordre à l’Algérie pour sécuriser son Sud.

On voit donc bien que, même si l’Algérie n’a pas été directement touchée par cette lugubre saison, la « printanisation » de ses voisins lui pose des défis majeurs.


Dans votre livre Arabesque$*, dont on vient d’apprécier une nouvelle édition revue et enrichie, la thèse que vous défendez est celle d’une grande implication et d’une grande responsabilité des États-Unis dans les “printemps arabes”, un engagement américain que vous assimilez ni plus ni moins qu’à des opérations de déstabilisation des États et des régimes en place dans le monde arabe. Jusqu’à quel point, au-delà de la thèse, et sur des points factuels précis, continuez-vous à défendre cette analyse
 ?

Lorsque la première version de mon livre intitulée Arabesque américaine a été publiée en avril 2011, elle a été accueillie avec beaucoup de scepticisme car la thèse qui y était développée s’opposait à l’euphorie « printanière » ambiante et venait mettre un bémol à un unanimisme extatique. Cette béatitude face à une « révolution » arabe immaculée, orchestrée par une belle jeunesse instruite et impétueuse ne devait en aucun cas être souillée par des accusations qui, de toute façon, ne pouvaient être que calomnieuses. Ce discours a été entretenu par les médias mainstream et de nombreux spécialistes « cathodiques » dont il subsiste encore quelques spécimens rétifs.

Il faut reconnaître que s’opposer au romantisme révolutionnaire porté à son paroxysme, quelques semaines à peine après la chute de Ben Ali et de Moubarak, relevait certainement d’une inconsciente témérité.

Pourtant, la thèse présentée dans ce livre – qui comporte plus de 260 références toutes facilement vérifiables – a été méticuleusement élaborée grâce à l’analyse de nombreux livres, documents officiels, rapports d’activités, câbles Wikileaks, etc.

Il est clair que ce ne sont pas les États-Unis qui ont provoqué le « printemps » arabe. Comme expliqué précédemment, la situation politique et socioéconomique des pays arabes est un terreau fertile à la dissidence et à la révolte. Cependant, l’implication américaine dans ce processus n’est pas anodine, loin de là. Le rôle primordial des organismes spécialisés dans l’« exportation » de la démocratie et majoritairement subventionnés par le gouvernement américain, les formations théoriques et pratiques à la résistance non-violente dispensées par CANVAS, la constitution d’une « ligue arabe du Net » maîtrisant les nouvelles technologies, l’élaboration d’outils de navigation anonyme gratuitement distribués aux cyberactivistes, l’étroite collaboration entre les cyberdissidents et les ambassades américaines dans les pays arabes, l’ampleur des sommes investies, l’engagement militaire et les gesticulations diplomatiques de haut niveau le confirment. Et comme la politique étrangère des États-Unis n’a jamais été un modèle de philanthropie, il faut se rendre à l’évidence que les Américains ont fortement influencé le cours des évènements. Sans oublier que toutes ces actions ont été entreprises des années avant le début du « printemps » arabe.

À mesure que le temps avançait, la nature perfide de ces « révolutions » a été révélée, les langues se sont déliées et de nouveaux documents ont fait surface. Non seulement, rien n’est venu démentir ma thèse, mais elle a été remarquablement confirmée. C’est ce qui a justifié la rédaction d’une nouvelle version du livre, intitulée « Arabesque$ – Enquête sur le rôle des États-Unis dans les révoltes arabes » et éditée en septembre 2015. En comparaison de l’ouvrage précédent, le nouveau comporte plus de 600 références et son nombre de pages a été presque triplé.

Parmi les documents explicites, citons, par exemple, l’étude réalisée en 2008 par la RAND Corporation (bureau d’études de l’Armée étasunienne), qui a servi de fondement pour une politique étasunienne d’« exportation » de la démocratie vers les pays arabes basée sur la formation, le soutien et le réseautage d’activistes provenant de ces pays.

Un autre document mérite aussi d’être mentionné. Il s’agit d’un rapport émanant du département d’État, rédigé en 2010 et obtenu en 2014 grâce à la loi pour la liberté d’information.

Ce rapport explique clairement « la structure élaborée de programmes du département d’État visant à créer des organisations de la “société civile”, en particulier les organisations non gouvernementales (ONG), dans le but de modifier la politique intérieure des pays ciblés en faveur de la politique étrangère des États-Unis et ses objectifs de sécurité nationale. Tout en utilisant un langage diplomatique, le document précise que l’objectif est la promotion et le pilotage des changements politiques dans les pays ciblés ».

L’implication des États-Unis dans le « printemps » arabe n’est donc pas une simple vue de l’esprit. Son existence est ouvertement reconnue par l’administration américaine elle-même. C’est ce qui est expliqué avec moult détails dans le livre Arabesque$.

Partagez-vous l’assertion selon laquelle « les printemps arabes, c’est fini ! » ? Quels scénarios possibles voyez-vous en Syrie et surtout en Libye, pays dont les acteurs peinent à s’entendre sur une solution politique et pour lesquels il existe des prévisions en Europe notamment d’engagement militaire ?

Qu’on se le dise : le « printemps » arabe n’a jamais été un printemps vu ses conséquences désastreuses sur les populations, ni intrinsèquement arabe car les mouvements de contestation ont été très largement noyautés par des organismes étrangers, essentiellement étasuniens.

Est-ce que le processus de « printanisation » du monde arabe tire à sa fin ? Très certainement. Les peuples arabes ne sont pas dupes. Les exemples de la sauvage destruction de la Libye, de la Syrie et du Yémen sont suffisants pour convaincre les plus récalcitrants.

Le monde arabe a impérativement besoin d’opérer des changements majeurs dans différents domaines de la société : politique, socioéconomique, culturel, liberté d’expression, droit humains, etc. Mais faut-il réaliser ces changements en détruisant les pays et en permettant la résurgence de pratiques moyenâgeuses semant la mort, la haine et la désolation ? Certes non.

D’autre part, ces changements ne doivent aucunement obéir ni bénéficier à des agendas étrangers et les pays arabes ne doivent pas faire en sorte que leurs terres deviennent le terrain de jeu de puissances sur lequel s’élaborent des guerres « low cost » où seul le sang arabe est versé.

C’est le cas de la Syrie dans la mesure où ce pays est actuellement la scène d’affrontements (directs ou indirects) de nombreux belligérants, chacun ayant sa propre ambition, loin de celle des Syriens eux-mêmes.

En ce qui concerne la Libye, toute nouvelle intervention militaire occidentale dans ce pays risque d’avoir des conséquences indésirables sur le territoire algérien. C’est pour cette raison que l’Algérie est fermement opposée à cette éventualité et ne ménage aucun effort pour trouver une solution politique à ce conflit et faire asseoir autour d’une même table les différentes factions en conflit.

Car ce n’est qu’en permettant aux citoyens d’un même pays de discuter ensemble, de bonne foi, tenant compte de leurs intérêts nationaux et non de ceux des autres, que le monde arabe réussira à se sortir de la situation de déliquescence avancée dans laquelle il s’est fourvoyé.

*Ahmed Bensaada, Arabesque$ – Enquête sur le rôle des États-Unis dans les révoltes arabes, Editions Investig’Action, Bruxelles, septembre 2015.

Propos recueillis par Nordine Azzouz.

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« Je pense que l’un des grands défis des Occidentaux, c’est d’être capables de mettre le curseur sur des forces politiques que l’on va considérer comme fréquentables, ou dont on va accepter qu’elles font partie de ce lot de forces politiques parmi lesquelles les Syriennes et les Syriens choisiront, le jour venu. Et je pense que oui, l’ex-Front al-Nosra [Al-Qaeda en Syrie - NDR] devrait faire partie des forces politiques considérées comme fréquentables »

François Burgat sur RFI le 9 août 2016.

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