L’étincelle de la révolte qui a commencé le 14 octobre a été une augmentation de 30 pesos du prix du métro à Santiago, la capitale du pays et de loin sa ville la plus grande et la plus importante. Mais les manifestations ont rapidement dégénéré en une protestation générale contre les décennies de politiques économiques néolibérales menées par les gouvernements successifs, qui ont fait augmenter le coût de la vie, marginalisé et privé une partie de la population de ses droits, entraînant une aggravation des inégalités sociales et économiques. Comme le dit un slogan populaire de la manifestation : « Il ne s’agit pas de 30 pesos, mais de 30 ans. »
La réaction du gouvernement a été brutale. Le président a déclaré l’état d’urgence dans une grande partie du pays et a ordonné aux chars d’assaut de pénétrer dans Santiago afin de briser le mouvement. Des images qui se répéteraient en boucle dans nos médias si Piñera n’était pas un allié aussi loyal de Washington. On compte pour l’instant 18 morts et les forces de sécurité ont arrêté plus de 5 400 personnes au cours des quatre premiers jours seulement, soit plus du double du nombre de personnes arrêtées à Hong Kong après six mois de troubles. C’est l’une des raisons pour lesquelles de nombreuses personnes au Chili voient la menace qui pèse sur leur pays non pas venant des gens dans les rues, mais venant de l’administration Piñera elle-même.
Bien que la plupart des images que nous voyons en provenance du Chili proviennent de Santiago, les protestations se sont propagées dans tout le pays, y compris dans les régions endormies du sud où vit Whitney Webb, une journaliste de MintPress News. S’exprimant plus tôt aujourd’hui, elle a souligné les différences régionales dans les manifestations :
« A Valdivia, il y a eu beaucoup d’émeutes et de pillages récemment, mais à quelques heures de distance plus au nord, à Temuco, les manifestations ont été pacifiques et des familles entières (enfants et bébés inclus) ont participé à des marches contre l’austérité et le système AFP , entre autres questions brûlantes », a-t-elle dit, faisant référence au programme haï de retraite privatisé. « Je vis dans la région d’Araucanie depuis cinq ans et je n’ai jamais vu de manifestations (pacifiques ou non) de cette ampleur. D’après ce que j’ai vécu ici et d’après ce que j’ai vu de Santiago, je pense que les gens en ont assez, dans l’ensemble, à gauche ou à droite, du capitalisme de copinage et de la corruption qui ont enrichi des gens comme Piñera et ceux qui l’entourent. »
Le néolibéralisme est né au Chili et mourra au Chili
Les manifestants se considèrent comme luttant pour mettre fin au modèle néolibéral qui leur a été imposé depuis 1973.
« Le néolibéralisme est né au Chili et mourra au Chili » est devenu un cri de ralliement pour le mouvement. Pourtant, peu de gens en Occident sont conscients de l’histoire tumultueuse du pays en tant que laboratoire expérimental de l’économie de marché imposée au Chili par les États-Unis.
« Je ne suis pas du tout surpris de ce qui se passe au Chili, » fait remarquer Noam Chomsky. « C’est la conséquence tout à fait prévisible de l’assaut néolibéral contre la population depuis 40 ans. »
Après avoir réussi à renverser le président marxiste démocratiquement élu, Salvador Allende, lors d’un coup d’État en 1973, les États-Unis ont eu l’occasion de construire une nouvelle société fondée sur des principes néolibéraux, avec l’aide du nouveau dictateur fasciste, Augusto Pinochet. Le pays est devenu « l’atelier de l’empire », où les économistes étasuniens avaient carte blanche pour construire la société parfaite selon les principes du marché.
Le problème, c’est que la population ne voulait pas que tout soit privatisé, vendu à des sociétés étrangères, que les droits des travailleurs soient supprimés et que le filet de sécurité sociale soit détruit. Par conséquent, la population a d’abord dû être terrorisée et soumise. Au moins 3 000 personnes ont été tuées et des dizaines de milliers ont été brutalement torturées par la dictature de Pinochet, qui est restée au pouvoir jusqu’en 1990. Deux cent mille personnes ont réussi à fuir le pays.
L’économie s’est immédiatement effondrée, tout comme les conditions de vie des gens ordinaires. Elle a continué de sous-performer et s’est révélée extraordinairement volatile tout au long des années 70 et 80. Cependant, la classe supérieure a prospéré et de nombreux investisseurs étrangers sont devenus incroyablement riches, ce qui explique peut-être pourquoi le Washington Post a décrit le pays comme un « miracle économique » et un « modèle » à suivre pour les autres. Le Chili est devenu l’un des pays les plus inégalitaires au monde, ce qui, selon des spécialistes du néolibéralisme tels que David Harvey, Gérard Duménil et Dominique Levy, est précisément le but recherché.
Quand la dictature fut formellement terminée, Pinochet a négocié une transition d’une position de pouvoir à une autre, laissant plusieurs de ses acolytes dans de hautes fonctions et ceux qui ont été triés sur le volet et propulsés sous la dictature fasciste occupent maintenant des postes importants dans la police, dans l’armée, les tribunaux et les médias. De plus, le système économique néolibéral et la constitution de Pinochet sont restés en place, tout comme la crainte de la population à l’égard du gouvernement et de ce dont il est capable.
Deux des personnes qui furent torturées dans les camps de concentration sont les parents du journaliste et documentariste Pablo Navarrete, fondateur et coéditeur du magazine Alborada. Pablo a expliqué à MintPress News les manifestations qui menacent de renverser l’ordre social.
« Le Chili vit un moment incroyable », déclare Navarrete. « Le modèle néolibéral imposé à la société chilienne avec une telle brutalité sous Pinochet, à partir de 1973, et qui a servi de laboratoire pour la droite dans des endroits tels que le Royaume-Uni et les États-Unis a reçu un coup mortel. »
Malgré les « niveaux vicieux de répression » de la part des forces de sécurité, Navarrete affirme que son pays a atteint un « point de basculement » où « les Chiliens ont perdu leur peur » de l’État. Quelle est la voie à suivre maintenant ? Les manifestants peuvent-ils renverser un président ou le remplacement d’une figure de proue sans changement structurel significatif aura-t-il un impact ?
« Il est maintenant essentiel que nous soutenions l’appel du peuple chilien en faveur de la création d’une Assemblée constituante, afin qu’elle puisse créer une nouvelle constitution démocratique et rejeter celle qui a été imposée sous Pinochet », conseille-t-il. « Il est scandaleux que, près de 30 ans après la fin de la dictature, le Chili ait toujours cette constitution de l’ère Pinochet en place. »
Distorsion médiatique
Les médias grand public, comme CNN, NBC News et le Guardian, ont montré beaucoup moins d’intérêt ou de solidarité envers le Chili qu’envers Hong Kong, les premières n’étant pas présentées comme des manifestations, mais comme des « émeutes », un mot jamais utilisé pour décrire les manifestations de Hong Kong.
Webb a critiqué la presse pour sa couverture biaisée : « Les médias occidentaux et chiliens se sont largement concentrés sur les pillages et les émeutes (qui se produisent) et prétendent que TOUTES les manifestations se passent ainsi, ce qui est complètement faux », a-t-elle déclaré à Mint Press.
Navarrete est d’accord, recommandant que « ceux qui veulent se tenir au courant des événements au Chili, en langue anglaise, devront, comme pour la plupart des autres questions, se tourner vers des médias indépendants pour trouver un équilibre, car il y a eu une absence relative de couverture médiatique générale concernant l’ampleur du soulèvement et l’intensité de la répression par le gouvernement ».
Il y a eu relativement peu de couvertures du mouvement massif au Chili. Et une grande partie de celles-ci cache le but de ces manifestations et, ce qui est crucial, à quoi elles peuvent aboutir. Le néolibéralisme est largement absent des grands reportages sur les manifestations ; il n’y a eu aucune mention du mot ou de ses dérivés dans les reportages sur le Chili faits par CNN, MSNBC ou Fox News, par exemple. Entre-temps, Slate a modifié le titre d’un article intitulé à l’origine « le peuple chilien en a assez du néolibéralisme » par celui plus obscur de « le peuple chilien en a assez », supprimant toute mention du mot dans leurs reportages.
Le véritable moteur de tout cela, selon un article d’opinion du Wall Street Journal, n’est pas le capitalisme de copinage, mais les gouvernements socialistes de Cuba et du Venezuela, qui « jouent un rôle clé » dans la direction du mouvement. Piñera, explique le journal, a été « forcé de déclarer l’état d’urgence » pour « protéger les biens et la vie » des actions de « terroristes de gauche qui ravagent Santiago et les villes du pays ». Seul un imbécile croirait que ces protestations sont naturelles, explique-t-il. Après tout, « les politiques de marché ont été couronnées de succès » au Chili, alors pourquoi quelqu’un serait-il mécontent ? Les États-Unis, cependant, voient une main russe diriger la manifestation. Nommé secrétaire adjoint du Bureau des affaires de l’hémisphère occidental par Trump, Michael Kozak a affirmé que le Kremlin avait pénétré les réseaux sociaux chiliens et faisait circuler de fausses nouvelles afin d’attiser les tensions.
Whitney Webb
@_whitneywebb
“ The US govt is blaming Russia for the protests in Chile, what a f—king joke ”.
It’s not the Russians fault that Chileans are tired of living in a US client state https://twitter.com/raulacho73/status/1188104028607123456 ...
Raúl ⌛️#PiñeraPresidenteDel26%
@raulacho73
Al Tío Sam no le gustó que le tocaran a su títere @sebastianpinera ...”Rusia” estaría detrás de #LaMarchaMásGrandeChile !
29 octobre 2019 – Source Mint Press