On reste perplexe devant les gros succès de films français, partagé entre : "c’est certainement un film démago" et : "si tant de gens aiment, il doit y avoir une bonne raison". Dans le cas d’Intouchables, la perplexité s’accroît devant les réactions des revues les plus libéralement correctes, Les ’Inrocks et Libé : curieusement, leurs critiques ont, à la vue de ce film, redécouvert la lutte des classes et se sont scandalisés de le voir occulter la violence des rapports de classe ! A vrai dire, il suffit de lire le sujet pour leur donner raison : un jeune des cités est embauché comme assistant à domicile par un millionnaire tétraplégique ; tous deux vont s’épanouir grâce à l’amitié qui naît entre eux.
Il reste alors à se dire que Libé et les Inrocks, dans leur obsession anti-populiste, ont raté un niveau d’analyse : le film est sans doute naïf, et le grand public le reçoit naïvement, mais il y sent peut-être la présence des valeurs qui sont à la base même de la lutte des classes : un modèle de société fondé sur la bienveillance et l’entraide, à l’opposé du modèle libéral de concurrence et d’animosité de tous contre tous ; le succès d’ Intouchables montrerait donc que le "peuple" n’a pas renoncé à ses traditions de solidarité et constituerait un signe positif.
Après avoir vu le film, on déchante : on n’a rien vu de la belle histoire d’amitié attendue ; les sentiments y ont en fait très peu de place. Ce qu’on voit, c’est une succession d’épisodes tape-à -l’oeil destinés à faire saliver le consommateur qui sommeille en chacun de nous. On se croirait d’abord au Salon de l’auto : Driss, le nouvel assistant, soulève la housse qui recouvre la Maserati, délaissée au profit d’un véhicule plus massif, pouvant accueillir le fauteuil roulant, et fait gronder le moteur du bolide, nous invitant à apprécier sa puissance et sa souplesse ; puis, on est au Salon de l’immobilier, ou dans les pages en papier glacé d’Art et Décoration : Driss va occuper une "suite" équipée d’une salle de bain époustouflante ; extasié, il demande à la gouvernante qui le fait visiter de lui laisser encore quelques minutes pour contempler la vasque à l’ancienne, le fauteuil à capuchon et tout ce qui fait de la salle de bain un salon luxueux - et le spectateur aussi souhaite que la caméra s’arrête un peu plus sur l’image ! On va ensuite de salons de thé de luxe en hôtels de luxe ; l’apothéose, ce sera le voyage en jet privé (avec champagne à volonté) et la sortie en parapente, académiquement filmée comme un ballet aérien. Enfin, l’épilogue nous montre le vrai Philippe Pozzo di Borgo et le vrai Abdel dans un paysage de montagnes qui rappelle une récente campagne de pub pour des séjours au Maroc, dont le slogan était à peu près : "le pays qui vous agrandit l’âme". On s’attend à voir apparaître, dans le générique de fin, toutes les sociétés dont on a ainsi fait la promotion (mais la rubrique "remerciements" défile trop vite !). Il n’est en effet pas possible d’y voir une intention de critique sociale : tout ce luxe n’est qu’une compensation due aux souffrances du tétraplégique.
Mais il faut revenir à la Maserati et à la scène initiale de course-poursuite, qui a déchaîné l’enthousiasme du critique du Monde, J. Mandelbaum : "La scène se déroule nuitamment sur les quais parisiens à 200 à l’heure, vitesse approximative d’une Maserati fuselée" ; Driss dépasse tous les véhicules en roulant à contre-sens (serait-on passé dans Taxi IV ?), "sous l’emprise vraisemblable d’une substance illicite" ; encore plus fort : le but est de se payer la tronche des policiers qui les arrêtent, en faisant croire à une urgence motivée par une crise d’asthme du handicapé, qui joue son rôle de compère en bavant tant qu’il peut : là , on pourrait penser aux Idiots, mais le but de Lars von Trier était de dénoncer, derrière une communauté de bobos qui "brisent des tabous", une entreprise de manipulation. Rien de tel ici : les spectateurs, revenus à l’état de potaches, sont invités à apprécier la bonne blague (certains, qui ont vu les émissions de promo à la télé, ajoutent même avec gourmandise : "et encore, ce n’est rien : en vrai, ils ont fait bien pire".) On se demande ce qui enthousiasme le plus le critique : l’usage de drogues au volant, l’excès de vitesse, l’insulte à agents ?...
Cette "bonne blague" réunit en fait tous les ingrédients de la société berlusconienne (cf l’article : Berlusconisme, suite ou fin ? dans Le Monde Diplomatique de décembre) : fièvre de consommation, incivismes de toute sorte, mépris de la loi, hédonisme comme valeur suprême, complicité cynique entre riche classe dirigeante et simples citoyens, prêts à tout pardonner à celle-là , pourvu qu’elle les laisse se livrer à leurs petits arrangements à leur échelle (même le bunga bunga est présent, dans la scène où des masseuses asiatiques s’occupent des deux héros : face au drame de la tétraplégie, on ne va pas poser la question morale de la prostitution !).
Mais il faut aller plus loin : l’association entre "la Vieille France" coincée et "la force vitale de la jeunesse issue de l’immigration" (selon l’expression de Mandelbaum) rappelle une collusion classique, déjà dénoncée par Marx, entre la classe dirigeante et le Lumpenproletariat, unis contre les travailleurs, ici représentés par les policiers victimes de la blague de l’aristo et du loubard (Pasolini, déjà , avait "scandaleusement" pris parti, en 1968, pour les policiers qui recevaient des pavés contre les étudiants fils à papa, qui faisaient leurs gammes de futurs chefs sur les barricades ; depuis, certains sont en effet devenus des dirigeants libéraux
célèbres, tel D. Cohn-Bendit). Mais la meilleure illustration de cette collusion se trouve dans La Règle du jeu, de Jean Renoir (1939), où l’on voit le Marquis et le braconnier monter ensemble des "bonnes blagues" contre le garde-chasse Schuhmacher, salarié du premier.
Et il faut finalement revenir à la question des rapports de classe soulevée par Libé et les Inrocks. Le film repose bien sur une mystification : le job d’Idriss, un de ces emplois de "service à la personne" dont on parle beaucoup en ce moment, est sublimé en une belle histoire sentimentale. Son caractère dégradant (il s’agit notamment de "vider le cul" du paralysé) est effacé à la faveur du climat de cordiale rigolade qui règne entre les deux héros. De salaire, il n’est jamais question ; certes, le millionnaire n’a aucune raison d’être pingre ; mais il est significatif que la seule enveloppe qui circule entre employeur et employé soit celle qui contient les 11000 euros, prix auquel Philippe est arrivé à vendre la croûte peinte par Idriss à ses moments perdus. La réalité des rapports salariaux est remplacée par un mode fantasmatique de circulation de l’argent.
On peut aussi s’interroger sur la solution qui est proposée aux jeunes des banlieues : la promotion sociale par les services à la personne cela signifie accepter comme seule alternative au chômage, à la délinquance, à la prison de devenir les larbins des riches, d’accepter la fatalité du "job", le sous-emploi précaire sans qualification. Le film me rappelle un documentaire sur les Etats-Unis, dont une image montrait un Noir agenouillé aux pieds d’une Blanche obèse, pour nouer ses lacets, qu’elle ne pouvait atteindre. La vision de la société donnée par ce film est du reste une vision à l’américaine : on commence par "vider le cul" des riches et on devient entrepreneur, voire millionnaire soi-même. L’épilogue montrant le vrai
Abdel, derrière le fauteuil roulant, dominant les montagnes marocaines (et lui-même devenu patron) insiste lourdement sur cet aspect "success story".
On aimerait croire à un instinct profond des foules, récompensant le petit film sympa, porteur de valeurs populaires. Mais, comme pour les Ch’tis, le succès semble plutôt s’expliquer par un battage médiatique redoutablement efficace. En ces temps de crise, on n’offre pas au public un message de solidarité, mais des images d’un luxe imaginaire, et un modèle de réussite qui, s’il est "vrai", est tout autant exceptionnel : entre le triomphe final d’Idriss et les scènes (conventionnelles) où il tient les murs avec ses potes de la Cité Berlioz, s’ouvre un abîme qu’on ne franchit que par le fantasme.
Rosa Llorens
Rosa Llorens est normalienne, agrégée de lettres classiques et professeur de lettres en classe préparatoire. Elle a la double nationalité française et espagnole.