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Le terrorisme expliqué à Tahar Ben Jelloun

J’ai quelques remarques à faire sur ce livre [1] du philosophe Tahar Ben Jelloun. Alors que je le lisais en me déplaçant en métro dans une ville étrangère, j’ai commencé à me sentir mal à l’aise. De curieux regards appuyés se posaient sur moi... Suivant ces regards, j’ai compris que sa couverture provoquait l’inquiétude : des silhouettes d’armes, dont une Kalachnikov, une cagoule, des bombes et des détonateurs, un avion, un téléphone portable, sur fond blanc, ainsi que le mot « terrorisme » qui est suffisamment international pour être reconnu dans n’importe quel pays. La situation s’est corsée lorsqu’un de mes voisins de wagon se décida à me demander de traduire le titre de l’ouvrage : « Le terrorisme pour les enfants ? Un manuel de terrorisme pour enfants ? » La rumeur s’est rapidement propagée parmi les voyageurs et j’ai eu toutes les peines du monde à expliquer mon cas sans l’aggraver. « L’intention de ce philosophe est de rassurer les enfants » bafouillai-je sans convaincre les passagers qui refluaient vers l’arrière du wagon en fronçant les sourcils.

J’avoue que le contenu de ce petit bouquin de 144 pages ne m’a pas tellement rassuré non plus. Tahar explique le terrorisme à sa fille qui lui pose toutes sortes de questions tournant autour du terrorisme. Un format qui en vaudrait un autre, s’il échappait au piège du gnan-gnan pour Bisounours bien-pensants. Raté !

Est-ce par souci de pédagogie ? Son explication est simpliste jusqu’au mensonge par omission. Une une version délayée des éléments de langage que nous livrent les responsables politiques à chaque fois que le terrorisme frappe notre pays ou un pays allié. Une version propre, lisse, sans aspérité, toute en euphémismes politiquement corrects. Il y a les gentils (nous) et les méchants (les terroristes). Il y a les enfants innocents qu’il faut rassurer et les horribles terroristes, heureusement morts, qu’il faut condamner.

Tahar réussit le tour de force d’expliquer le terrorisme sans employer les mots drone, ingérence ou faux drapeau. Le terme croisade est employé une fois, mais c’est pour parler de celles de l’an 1000.

Le problème de cette approche est double. Premièrement, elle n’explique pas le phénomène terroriste ni cette fameuse « radicalisation » attribuée à l’action toxique combinée des résosocios, des imams de banlieue et des « recruteurs » charismatiques. Et le Coran. Ah, le Coran... soucieux de ne pas s’aliéner les électeurs du FN, il en tartine sur le Coran mal interprété, mal compris, sur l’impossibilité de la laïcité en terre d’islam. Tout en affirmant que les terroristes ne savent rien du Coran, et finalement le mystère des motivations des djihadistes reste entier. Le second problème est qu’un phénomène imparfaitement analysé conduit, sauf coup de chance, à des solutions incomplètes ou carrément contre-productives. Heureusement, l’auteur est un humaniste, et quelques-unes des mesures qu’il préconise sont sensées. Mais il est impossible de concevoir qu’elles aient un effet rapide ou profond sur le phénomène terroriste (il l’admet volontiers lui-même). D’autres mesures, basées sur ce diagnostic bancal, sont carrément vouées à produire le contraire de l’effet recherché à l’instar des ridicules « centres de déradicalisation » qui démontrent jour après jour leur inanité. Quant à la mesure la plus évidente et la plus efficace de toutes, bien entendu, comme dans le discours de nos Matamore d’opérette, il n’en est jamais question. Un livre décevant et inquiétant.

Par moments on se dit : « Dira, dira pas ? » Il tourne autour des pièges à loup, il se faufile, il s’approche puis s’éloigne du cœur du problème. Israël, les doubles standards, les Palestiniens, la désœuvrance et la discrimination qui frappent les jeunes des banlieues... Des éléments évidemment liés au problème, mais tellement périphériques. Tout ça pour conclure qu’au fond les politiciens sont maladroits et Dieudonné dangereux, que le terrorisme est le fruit des malentendus qu’ils créent, les premiers sans le faire exprès, le second par méchanceté pure.

Pour que M. Ben Jelloun puisse éclairer la lanterne de sa fille, il faudrait d’abord qu’il comprenne lui-même de quoi il s’agit. Et pour le comprendre il faut s’affranchir de l’émotion, peur, horreur, morale, indignation qui nourrit la propagande, pour considérer les choses avec le sang-froid nécessaire à l’analyse. Le terrorisme, ce n’est pas les bons contre les méchants : le terrorisme, c’est la guerre des faibles contre les forts.

Une guerre est en cours, Monsieur Ben Jelloun, une guerre asymétrique (forts contre faibles). Une croisade, si vous préférez. Une croisade 1000 ans plus tard, toute pareille à celles que vous évoquez très brièvement dans votre livre : une coalition des principales puissances militaires chrétiennes pour combattre les musulmans qui menacent, ou pourraient menacer, ou risquent d’être en mesure de menacer un jour, la terre qui entoure Jérusalem, dont le droit absolu à la sécurité annihile le droit à la sécurité de tous les pays de la région.

Je sais, je sais : le parallèle avec les croisades est au cœur de l’argumentaire des fameux « sites de propagande » qu’il faut combattre, et c’est pourquoi vous refusez de le considérer. Sans doute, comme M. Valls, vous considérez que « expliquer, c’est déjà un peu excuser ». Mais refuser d’analyser tout un pan de la problématique, c’est s’exposer à de graves défaites. Se mentir, s’obstiner à nier le fond du problème, c’est être irresponsable.

D’ailleurs nos chers dirigeants nous l’affirment d’un air martial à chaque attentat : « C’est la guerre ! Nous sommes en guerre ! Cette guerre, il faut la mener jusqu’au bout ! » Parlons de cette guerre. Elle prend plusieurs formes. Dans certains cas, les puissances occidentales pactisent avec les rois et les dictateurs de pays musulmans. Ceux-ci s’occupent, chacun dans son pays, d’organiser l’oppression et la répression de leur peuple tout en vivant dans l’opulence. Certains pays musulmans dont les dirigeants ne souhaitent pas pactiser sont en mesure de résister aux menaces : un blocus médiatique et économique frappe ces pays. On diabolise leurs dirigeants pour justifier auprès de l’opinion publique l’interdiction de commercer, de fournir à ces pays les infrastructures, les équipements, les vivres et les médicaments qu’ils souhaitent acheter. Certains pays musulmans adoptent une stratégie hybride : leurs dirigeants veulent bien pactiser avec l’ennemi chrétien, mais en secret de leur population. Avec ceux-là, c’est une guerre secrète qui est menée, à coups de drones, contre la population, tandis que leurs dirigeants, grassement rétribués en secret, font semblant de s’indigner et vocifèrent pour les caméras. Enfin, les autres pays musulmans, ceux qui ne veulent pas coopérer et sont trop faibles militairement pour se défendre, les puissances chrétiennes trouvent tout simplement des prétextes pour les détruire. Méthodiquement, sans haine et sans risque, avec tout l’arsenal perfectionné dont ils disposent, année après année, elles détruisent et sapent tout ce que ces pays ont péniblement construit qui pourrait leur servir à se développer et à sortir de cette barbarie que l’on fait semblant de leur reprocher. Aéroports, écoles, musées, routes, chemins de fer, hôpitaux : il n’y en avait déjà pas lourd, mais là on détruit tout.

L’objectif de cette guerre n’est jamais défini, et c’est pourquoi elle ne peut pas être gagnée. Sans but de guerre clairement formulé, on se condamne à un conflit permanent qui devient une fin en soi. La stratégie définie pour poursuivre ce conflit permanent en revanche est claire et simple (et cynique) : exploiter les rancunes ethniques ou les conflits population-pouvoir dans ces pays pour faire s’entretuer leurs populations. Un attentat contre la minorité A provoque des représailles contre les représentants de la minorité B, lesquels réagissent en s’armant contre la minorité A, et ainsi de suite. Quelques attentats bien ciblés permettent d’entretenir la haine et de maximiser le massacre avec un minimum de moyens. Et surtout, pas de coupables. On appelle ces attentats commis par les uns mais mis sur le dos des autres les « attentats sous faux drapeau ». Facile pour qui, en plus de la supériorité militaire, dispose du monopole médiatique.

Voilà en gros la situation de presque tous les pays chrétiens et de presque tous les pays musulmans, ces derniers étant dans le langage médiatique « les foyers où se développe le terrorisme international ». Hélas, rares sont les pays, musulmans ou chrétiens, qui sont jusqu’ici parvenus à rester hors du phénomène des « croisades de l’an deux mil ». Tous les membres de l’Otan, plus l’Ukraine, la Géorgie, les pays baltes, la Russie, prennent part aux combats en terre d’Islam. Pratiquement tous les pays du proche et du moyen Orient, les riverains du Golfe persique, l’Afghanistan, le Pakistan, la Somalie, d’autres peut-être, servent de théâtre aux opérations ouvertes ou secrètes.

Le mécontentement monte dans les deux camps.

Dans les pays chrétiens, la population honnête et travailleuse paie ses impôts et aspire à vivre en paix. Elle regarde les informations à la télé et s’indigne : « Quels barbares ! Quels affreux ! Quels horribles méchants nous combattons dans ces vilains pays lointains ! » A l’insu de son plein gré, ses impôts financent les bombes, les avions, les satellites, les drones, les missiles et parfois les troupes nécessaires à cette croisade contre les pays musulmans. Des personnels spécialisés, formés, formatés, organisent le massacre « chirurgical », la presse libre se chargeant de le rendre « humanitaire ».

Occupées à vivre ou à survivre, les populations des pays musulmans sont inexplicablement passives et dociles alors qu’une avalanche d’armes high-tech détruit leurs infrastructures et que le blocus économique d’intensité variable plombe leur économie. Seuls ceux qui sont personnellement concernés sortent de cette passivité. Les voilà enfin, tout au bout de cette chaîne d’événements, les terroristes !

Les terroristes, ce sont ceux, chaque jour plus nombreux, qui perdent un proche ou un membre de leur famille sous les décombres. Ou ceux qui, sans en être directement victimes, prennent la mesure de l’horrible injustice qui frappe ces gens et qui rejettent les arguments lénifiants de la presse atlantiste. Ce vivier d’indignés qui crient leur douleur ou leur compassion, qui brûlent d’agir pour faire cesser ce massacre absolument ignoble, ce sont les fameux « radicalisés ». Et attention, c’est dangereux d’être indigné dans ces pays ! Le contrôle d’internet, l’espionnage des signaux GSM, la collaboration de la police de certains pays aux ordres des dictateurs complices, et puis sans doute certaines mesures high-tech secrètes, permettent de repérer les fauteurs de trouble potentiels et de diriger sur eux les drones qui patrouillent jour et nuit dans le ciel de ces pays. Ces personnes « radicalisés » sont les nuisibles dont il est question et contre lesquels la chasse est ouverte toute l’année. Ce sont les terroristes par contumace que l’on abat préventivement, dans l’indifférence générale s’ils sont citoyens de ces pays, et dans l’illégalité la plus totale s’ils sont ressortissants européens, sur la foi d’algorithmes censés déterminer leur « intention de passer à l’acte ». On a pu voir récemment François Hollande, président d’un pays ayant aboli la peine de mort, qui donne au reste du monde des leçons de droits de l’homme, la mine grave et sentencieuse dans les jumelles qu’on lui tendait, assister à l’abattage préventif d’un « djihadiste français ».

Alors oui, dans les pays musulmans, certains veulent passer à l’acte. Quitte à mourir, ils préfèrent le faire en emportant un maximum de civils chrétiens, plutôt qu’un minimum de civils musulmans qui seront leurs voisins, leurs frères et sœurs, cousins et parents. Oui, dans les pays chrétiens, il se trouve des musulmans (voire même parfois des chrétiens) qui ressentent cette injustice commise contre leurs frères et se solidarisent avec leur cause, et sont prêts à sacrifier leur vie. Oui, cette stratégie désespérée est horrible et injuste, effectivement elle s’attaque à des personnes innocentes, ne vise pas les vrais fautifs, et elle est donc impossible à défendre. Les vrais fautifs, malheureusement, sont hors de leur portée. Alors oui, certains essaient, et très rares sont ceux qui parviennent, à frapper les citoyens des pays qui les massacrent. D’autres parviennent à égorger devant une caméra un ressortissant de ces pays qui leur font la guerre. Alors oui, l’insécurité qu’ils parviennent à créer dans nos pays produit le malaise que l’on appelle la terreur. Les coupables ne sont ni les musulmans, ni les chrétiens : ce sont ceux, dans les deux camps, qui cherchent à tirer un bénéfice (politique ou financier) de cette guerre asymétrique. Nos présidents démocratiques, qui autorisent sans sourciller des bombardements et pleurnichent pour les caméras à chaque attentat. La presse qui renverse l’asymétrie de cette guerre pour nous expliquer que nous sommes les victimes et eux les bourreaux. Et les gens qui comme Tahar Ben Jelloun écrivent des livres pour bétonner ce mensonge.

La vraie définition du terrorisme est celle-ci : chercher, en infériorité extrême de moyens, à saper la tranquillité de l’ennemi. Effet nul sur le plan militaire, mais potentiellement dévastateur sur le plan moral. Et donc possibilité de vaincre l’ennemi infiniment supérieur en nombre et en force, ou du moins à le décourager de poursuivre son agression.

Un désespoir est organisé qui cherche à frapper pour se défendre. Et l’agresseur, grâce à son monopole de l’information, parvient à convaincre, et à se convaincre, que c’est lui qu’on attaque et lui qui se défend.

Tout le reste, M. Ben Jelloun, toute votre analyse érudite sur le Coran, vos arguties sur la radicalisation, vos constats sur le recrutement, vos hypothèses sur la manipulation des esprits faibles, c’est l’emballage. Les arômes artificiels, les antioxydants, les exhausteurs de goût. Pas un gramme de viande. Pas un gramme de gras. Une façon pas très habile d’assembler les éléments pour leur conserver l’apparence d’une lutte entre le bien et le mal. Rions, plutôt que pleurer, de vos parallèles fantaisistes avec la Terreur de 1793-94, ou de votre distinction absolue d’avec les kamikazes japonais de la Seconde guerre mondiale, et surtout de votre définition du « nihilisme djihadiste ». Non à vos arguments bushistes du type « ils nous détestent à cause de nos libertés » ou lepénistes « ils veulent nous imposer leur mode de vie et de pensée », ou encore celui (n’avez-vous pas honte, Monsieur Ben Jelloun ?) de « l’antisémitisme des djihadistes ». Que cesse la croisade, qu’on négocie la paix, qu’il soit une fois pour toutes renoncé à l’occupation et à l’ingérence dans ces pays, et vous verrez se tarir le terrorisme. On aura « vaincu le terrorisme », s’il faut absolument rester sur des métaphores guerrières.

« Il faut dire la vérité aux enfants » affirmez-vous, Monsieur Ben Jelloun. Merci de transmettre à votre fille qui pose les bonnes questions et qui a le droit de comprendre.

Christophe Trontin

[1Tahar Ben Jelloun « Le terrorisme expliqué à nos enfants » Seuil août 2016


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