L’année dernière a été une année bien remplie pour la Justice guatémaltèque.
Janvier 2016 a vu l’arrestation de 18 anciens militaires pour leur rôle présumé dans la guerre sale des années 1980. En février de l’année dernière, deux ex-soldats ont été condamnés dans une affaire d’esclavage sexuel sans précédent depuis cette même époque.
Ces procédures judiciaires lancés par la Justice du pays font suite au procès et condamnation de l’ancien chef de l’Etat, Efraín Ríos Montt, pour génocide et crimes contre l’humanité. Bien que la Cour constitutionnelle guatémaltèque ait très vite annulé le procès (qui a repris en mars après plusieurs incidents et retards), un précédent mondial a été établi pour tenir les dirigeants nationaux responsables devant le pays où leurs crimes ont été commis.
Et en novembre, un juge guatémaltèque a autorisé un autre procès contre Ríos Montt. L’affaire concerne le massacre de 1982 dans le village de Dos Erres.
Ríos Montt fut président de 1982 à 1983, une période marquée par une intense violence d’Etat contre les peuples indigènes Mayas. La violence comprenait la destruction de villages entiers, entraînant des déplacements massifs.
Les Mayas ont été ciblés à plusieurs reprises pendant la période de répression qui a duré de 1954, date à laquelle les États-Unis ont organisé un coup d’Etat militaire, jusqu’en 1996. Plus de 200 000 personnes ont été assassinées au Guatemala durant cette période, dont 83% étaient des Mayas.
Les crimes commis par l’Etat guatémaltèque ont été commis avec l’aide d’un pays étranger - en particulier les Etats-Unis. Jusqu’à présent, le nom d’un autre participant clé dans ces crimes n’a pas été prononcé devant les tribunaux : Israël.
Un intermédiaire des États-Unis
Depuis les années 1980 et jusqu’à nos jours, le rôle militaire d’Israël au Guatemala est un secret de polichinelle, bien documenté mais peu critiqué.
Parlant du coup d’Etat qui l’a instauré au pouvoir, Ríos Montt a déclaré à un journaliste de ABC News que son coup d’Etat s’était bien déroulé « parce que beaucoup de nos soldats ont été formés par les Israéliens ». En Israël, la presse a rapporté que 300 conseillers israéliens étaient sur place pour former les soldats de Ríos Montt.
Un conseiller israélien au Guatemala à l’époque, le lieutenant-colonel Amatzia Shuali, a déclaré : « Je n’aime pas ce que font les Gentils avec les armes. Mais le plus important est que les Juifs en profitent », comme l’ont raconté Andrew et Leslie Cockburn dans Dangerous Liaison.
Quelques années plus tôt, lorsque les restrictions du Congrès sous l’administration Carter ont limité l’aide militaire US au Guatemala en raison des violations des droits de l’homme, des dirigeants israéliens de l’économie et de la technologie militaire ont vu une occasion en or de pénétrer le marché.
Yaakov Meridor, alors ministre israélien de l’économie, a indiqué au début des années 1980 qu’Israël voulait être un intermédiaire des États-Unis dans les pays où ils avaient décidé de ne pas vendre ouvertement des armes. Meridor a déclaré : « Nous dirons aux Américains : ne nous concurrencez pas à Taiwan ; Ne rivalisez pas avec nous en Afrique du Sud ; Ne rivalisez pas avec nous dans les Caraïbes ou dans d’autres endroits où vous ne pouvez pas vendre directement des armes. Laissez-nous faire ... Israël sera votre intermédiaire. »
L’émission CBS Evening News avec Dan Rather a tenté d’expliquer la source de l’expertise mondiale d’Israël en notant en 1983 que les armes avancées et les méthodes israéliennes diffusées au Guatemala avaient été « testés avec succès sur la Cisjordanie et la bande de Gaza, et conçus tout simplement pour vaincre la guérilla. »
Les arguments de vente d’Israël pour ses armes reposaient non seulement sur leur utilisation en Cisjordanie occupée et à Gaza, mais aussi dans la région. Le journaliste George Black a indiqué que les milieux militaires guatémaltèques admiraient la performance de l’armée israélienne lors de l’invasion du Liban en 1982. Selon Black, leur admiration était si grande que certains secteurs de la droite guatémaltèque « parlaient ouvertement de la « palestinisation » des Indiens mayas rebelles du pays ».
La coopération militaire entre Israël et le Guatemala remonte aux années 1960. Au moment de la prise de pouvoir par Ríos Montt, Israël était devenu le principal fournisseur d’armes, de formation militaire, de technologie de surveillance et autre assistance vitale au Guatemala dans la guerre menée par l’Etat contre l’extrême-gauche urbaine et les indigènes ruraux Mayas.
En retour, de nombreux Guatémaltèques qui ont souffert des résultats de cette relation spéciale font un lien entre Israël et leur tragédie nationale.
Un homme Intègre ?
L’un des massacres les plus macabres commis au cours de cette période a été la destruction du village Dos Erres dans le district El Petén. Les soldats de Ríos Montt, formés par les Israéliens, ont incendié Dos Erres. Mais seulement après avoir abattu ses habitants. Ceux qui ont survécu à l’attaque initiale contre le village ont eu leurs crânes brisés avec des marteaux. Leurs cadavres furent jetés dans le puits du village.
Lors d’une exhumation ordonnée par un tribunal, les enquêteurs travaillant pour la Commission de la Vérité des Nations Unies de 1999 ont écrit ce qui suit dans leur rapport médico-légal : « Toutes les preuves balistiques récupérées correspondent à des fragments de balles tirées par des armes à feu et des fusils Galil fabriqués en Israël. »
Le président US de l’époque, Ronald Reagan - dont l’administration sera plus tard impliquée dans le scandale ’Iran-Contra’ pour un trafic d’armes vers Iran qui passait par Israël, en partie pour financer une force paramilitaire visant à renverser le gouvernement marxiste nicaraguayen - a rendu visite à Ríos Montt quelques jours avant le massacre .
Reagan a fait l’éloge de Ríos Montt comme « un homme d’une grande intégrité » qui « veut améliorer la qualité de vie de tous les guatémaltèques et promouvoir la justice sociale ». Reagan a également assuré le président guatémaltèque que « les États-Unis se sont engagés à soutenir ses efforts pour rétablir la démocratie et s’attaquer aux causes profondes de cette insurrection violente. » À un moment de leur conversation, Reagan aurait embrassé Ríos Montt et aurait dit au président guatémaltèque qu’il recevait « des fessées » à cause des violations des droits de l’homme.
Cependant, en novembre 2016, la juge Claudette Dominguez a accepté la demande du procureur général guatémaltèque de poursuivre Ríos Montt en tant qu’auteur intellectuel du massacre de Dos Erres, l’accusant d’homicide aggravé, de crimes contre l’humanité et de génocide.
Parmi les 18 personnes arrêtées cette année-là, on compte Benedicto Lucas García, ancien chef d’état-major de l’armée sous la présidence militaire de son frère Romeo Lucas García. Benedicto, qui était considéré par certains de ses soldats comme un innovateur en matière de techniques de torture sur les enfants, a décrit « le soldat israélien [comme] un modèle et un exemple pour nous ».
En 1981, Benedicto a dirigé la cérémonie d’inauguration d’une école d’électronique au Guatemala conçue et financée par Israël. Son but était de former les militaires guatémaltèques à l’utilisation des technologies dites de contre-insurrection. Benedicto a salué la création de l’école comme une « étape positive » pour améliorer l’efficacité militaire du régime guatémaltèque jusqu’à un niveau de classe mondiale « grâce aux conseils et au transfert de la technologie électronique ».
Au cours de sa seule année inaugurale, l’école a permis à la police secrète du régime, le G-2, d’attaquer une trentaine de planques de l’Organisation Révolutionnaire du Peuple en Armes (ORPA).
Le G-2 a coordonné l’assassinat, la « disparition » et la torture des opposants au gouvernement guatémaltèque.
Alors que les gouvernements guatémaltèques ont souvent changé de mains – aussi bien par des coups d’Etat que par des élections - au cours des années 1980, Israël est resté la principale source d’armes et de conseillers militaires du Guatemala.
La belligérance à la frontière
L’ombre du complexe israélien de sécurité militaire plane à l’échelle du continent sur les Guatémaltèques qui fuient encore les conséquences de la guerre sale.
Dans certaines régions de la frontière entre les États-Unis et le Mexique, comme au Texas, le nombre de migrants venus d’Amérique centrale (mais uniquement des pays ravagés par des interventions US - Guatemala, El Salvador, Honduras) commence à dépasser celui des Mexicains.
Selon les informations communiquées à l’auteur par le bureau médical du comté de Pima en Arizona, de nombreux guatémaltèques qui ont péri lors de la traversée de ces terres désertiques étaient aussi les plus durement touchés par le génocide des années 1980 : El Quiché, Huehuetenango, Chimaltenango.
Le sud de l’Arizona a également connu un pic de migration indigène guatémaltèque. Des entreprises et des institutions US collaborent avec des sociétés de sécurité israéliennes pour renforcer la zone frontalière du sud de l’Arizona.
L’entreprise israélienne d’armes Elbit a remporté un important contrat gouvernemental pour la fourniture de 52 tours de surveillance dans les régions frontalières désertiques du sud de l’Arizona, à commencer par le programme pilote de sept tours situées actuellement dans les collines et les vallées entourant Nogales, une ville frontière traversée par le mur.
D’autres tours sont prévues pour entourer la nation Tohono O’odham, la deuxième plus grande réserve Indienne aux États-Unis. Déjà le nombre de forces fédérales occupant des postes permanents sur les terres de Tohono O’odham est le plus important de l’histoire des États-Unis.
Alan Bersin, un haut responsable du Département américain de la Sécurité intérieure, a décrit en 2012 la frontière entre le Guatemala et le Chiapas, au Mexique, comme « notre nouvelle frontière sud ». Cette « frontière sud » a été lourdement militarisée pendant les huit années de Barack Obama.
Nous pouvons nous attendre à ce que la militarisation se poursuive sous la présidence de Donald Trump. La rhétorique anti-migration de Trump pendant la campagne électorale présidentielle suggère qu’elle sera probablement intensifiée.
Pendant la guerre sale, des dizaines de milliers de Guatémaltèques ont fui en traversant cette frontière au sud du Mexique. Aujourd’hui, Israël assiste les autorités mexicaines du Chiapas dans leurs activités de ’contre-insurrection’ qui visent principalement la communauté indigène Maya.
Bien que les articles dans les médias sur les relations entre le Guatemala et Israël se soient raréfiés, les efforts entrepris par Israël dans le pays n’ont jamais diminué. Aujourd’hui, la présence d’Israël au Guatemala est particulièrement prononcée dans l’industrie de la sécurité privée qui a proliféré dans les années qui ont suivi le processus dite de paix du milieu des années 1990.
Ohad Steinhart, un Israélien qui s’est relocalisé au Guatemala à ce moment opportun, travaillait à l’origine comme instructeur d’armes. Environ deux ans après son transfert au Guatemala, en 1994, il fonda sa propre entreprise de sécurité, Decision Ejecutiva.
La modeste entreprise de 300 employés de Steinhart est petite par rapport au colossal Golan Group, le plus grand et plus ancien conglomérat de sécurité privée israélien au Guatemala.
Fondé par d’anciens officiers des forces spéciales israéliennes, le Golan Group a également formé des agents d’immigration du Département de la sécurité intérieure le long de la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Le Golan Group a employé des milliers d’agents au Guatemala, dont certains ont été impliqués dans la répression des protestations environnementales et foncières contre les exploitations minières par des entreprises canadiennes. La société a été citée dans un procès en 2014 par six agriculteurs guatémaltèques et un étudiant qui ont tous été tirés dessus à bout portant par des agents de sécurité lors d’une manifestation l’année précédente.
L’utilisation par le Guatemala de formateurs et de conseillers militaires israéliens, comme dans les années 1980, se poursuit. Ces dernières années, les conseillers israéliens ont contribué à la « remilitarisation » en cours du Guatemala. La journaliste Dawn Paley a rapporté que des formateurs militaires israéliens sont o nouveaux présents sur une base militaire à Coban, qui abrite des fosses communes datant des années 1980. Jusqu’à présent, des restes de plusieurs centaines de personnes ont été découverts.
Les charniers de Coban servent d’argument juridique aux arrestations de 14 anciens militaires en janvier. En juin dernier, un juge guatémaltèque a statué que les preuves étaient suffisantes pour que huit des personnes arrêtées soient jugées. D’autres arrestations et procès sont attendus.
Les professeurs Milton H. Jamail et Margo Gutierrez ont documenté le commerce d’armes israélien en Amérique centrale, notamment au Guatemala, dans leur livre de 1986 It’s No Secret : Israel’s Military Involvement in Latin America. [Ce n’est pas un secret : l’implication militaire d’Israël en Amérique latine]. Ils ont choisi ce titre parce que la majeure partie de l’information publiée dans le livre est tirée des médias traditionnels.
Pour l’instant, le rôle bien documenté d’Israël dans les guerres sales du Guatemala est largement passé sous silence. Mais les Guatémaltèques savent mieux que quiconque que le long chemin vers la justice passe par la reconnaissance des faits.
Cependant, il n’est pas clair combien de temps s’écoulera encore avant que des officiels israéliens soient convoqués au Guatemala pour être jugés pour leur rôle dans la période la plus sombre du pays.
Gabriel Schivone
Traduction "Au fait, a-t-on jamais vu Israël du bon côté de l’Histoire ?" par Viktor Dedaj pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles.