Une époque de guerres ininterrompues
La seconde guerre mondiale à peine terminée, le gouvernement provisoire français, issu des forces de la résistance, souvent pris en exemple par la gauche actuelle, envoie un corps expéditionnaire au Viet Nam (qui fait partie de l’Indochine française à l’époque), pour tenter de mater la guerre d’indépendance. Sous la présidence de Léon Blum, figure politique modèle de la gauche actuelle, l’intervention devient une véritable guerre. La France envoie près d’un demi-million de soldats pour garder sa colonie ; 43.5% de cette armée sont composés de soldats d’autres colonies françaises (Maghreb et Afrique Noire) ! La France sera défaite lors de la bataille de Dien Bien Phu en mai 1954.
Pendant la même période, en 1947, la France organise un massacre à Madagascar, contre la révolte des Malgaches ; entre 11.000 morts, selon les chiffres officiels français et 100.000 selon les résistants malgaches. Là aussi, les troupes de répression françaises sont composées en grande partie de soldats provenant des colonies africaines et maghrébines...
Ces guerres intenses n’empêchent pas la France de prendre part pendant la même époque à la guerre de Corée, du 25 juin 1950 au 27 juillet 1953. Une coalition de dix-sept états (dont la Belgique et la Grande-Bretagne), emmenés par les États-Unis, sous bannière ONU, avec pour objectif, tout comme en Indochine de s’opposer aux luttes de libération dirigées par des forces communistes. Ces deux guerres ont fait plus de deux millions de morts. La guerre oubliée de Corée fut une guerre de destruction massive (en termes d’aujourd’hui on appelle ça un génocide), la capitale Pyongyang fur entièrement rasée : « Au début de l’attaque, les 14 et 15 décembre, l’aviation américaine lâcha au-dessus de Pyongyang 700 bombes de 500 livres, du napalm déversé par des avions de combat Mustang, et 175 tonnes de bombes de démolition à retardement qui atterrirent avec un bruit sourd et explosèrent ensuite, quand les gens tentèrent de sauver les morts des brasiers allumés par le napalm. Début janvier, le général Ridgway ordonna de nouveau à l’aviation de frapper la capitale Pyongyang « dans le but de détruire la ville par le feu à l’aide de bombes incendiaires » (objectif qui fut accompli en deux temps, les 3 et 5 janvier 1951) »[1].
Tant la guerre du Vietnam que la guerre de Corée aboutirent à la partition des deux pays. Le Vietnam obtiendra sa réunification par une nouvelle longue guerre d’indépendance, contre les États-Unis cette fois, en 1975. La Corée quant à elle n’est toujours par réunifiée et toujours occupée, au Sud, par les États-Unis. Voilà le genre de paix dont ont bénéficié les nations autoproclamées civilisées dès la fin de la seconde guerre mondiale. Des guerres vite oubliées chez nous mais par par les peuples concernés.
Et les peuples concernés ne sont pas que les peuples asiatiques. La victoire des Vietnamiens de 1954 contre la métropole française a donné un élan irrésistible aux autres luttes de libération partout en Afrique.
Loin de tirer les leçons de son humiliante défaite au Vietnam, la France a poursuivi sur sa lancée coloniale : « Entre 1960 et 1998, il y a eu 60 interventions militaires françaises en Afrique subsaharienne, dont 23 pour ‘maintien de l’ordre’ au service d’un régime ami, et 14 pour changer un gouvernement disqualifié aux yeux des dirigeants français ! »[2].
La plus célèbre, en ce qui concerne la France, est naturellement la guerre d’Algérie. Je veux seulement revenir sur quelques aspects. Tout d’abord, la position du Parti Communiste Français, pourtant encore auréolé de sa résistance exemplaire à l’occupant nazi, à l’égard des manifestants nationalistes algériens dès la libération. Le 8 mai 1945, une manifestation nationaliste à Sétif est réprimée dans le sang, et la révolte qui s’ensuit sera elle aussi matée avec une violence inouïe. Ici aussi les chiffres varient d’un millier à près de 80.000 selon le point de vue de l’historien.
Comme l’explique Mohammed Harbi, « en France, les forces politiques issues de la Résistance se laissent investir par le parti colonial. " Je vous ai donné la paix pour dix ans ; si la France ne fait rien, tout recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable", avait averti le général Duval, maître d’œuvre de la répression. Le PCF – qui a qualifié les chefs nationalistes de « provocateurs à gages hitlériens » et demandé que « les meneurs soient passés par les armes » – sera, malgré son revirement ultérieur et sa lutte pour l’amnistie, considéré comme favorable à la colonisation. »[3]
L’ennemi intérieur
Un autre aspect que je veux souligner ici, c’est la création de « l’ennemi intérieur », dans la politique et l’idéologie française, qui a pris corps pendant la guerre d’Algérie. « Le 17 octobre 1961, Paris a été le lieu d’un des plus grands massacres de gens du peuple de l’histoire contemporaine de l’Europe occidentale. Ce jour-là, des dizaines de milliers d’Algériens manifestent pacifiquement contre le couvre-feu qui les vise depuis le 5 octobre et la répression organisée par le préfet de police de la Seine, Maurice Papon. La réponse policière sera terrible. Des dizaines d’Algériens, peut-être entre 150 et 200, sont exécutés. Certains corps sont retrouvés dans la Seine. Pendant plusieurs décennies, la mémoire de cet épisode majeur de la guerre d’Algérie sera occultée »[4].
Selon Mathieu Rigouste [5], c’est de cette époque que date le concept d’ennemi intérieur, lié à la présence d’une immigration importante issue de la colonisation : « L’histoire du contrôle de l’immigration dans la pensée militaire française permet d’analyser, en observant la reconstruction d’un ennemi intérieur socio-ethnique, la régénération puis la généralisation dans le temps et dans l’espace, d’une technologie conçue pour le contrôle exceptionnel de populations infériorisées ».
En réaction à l’attentat de Nice de juillet 2016, Georges Fenech, le président de la commission d’enquête parlementaire sur les attentats de 2015 a proposé la création d’"un Guantanamo à la française". Il propose de regrouper tous les djihadistes de retour de Syrie dans le centre pénitentiaire de l’île de Ré. Cette idée, qui suscite la polémique, plonge ses racines dans la guerre d’Algérie au cours de laquelle le gouvernement français créa des « camps de regroupement » destinés à placer les résistants du FNL et à les couper ainsi de tout appui dans la population algérienne. Il ne reste plus qu’à introduire officiellement la pratique de la torture en France et la boucle sera bouclée.C’est d’ailleurs un débat délirant au sein du Front National : réintroduction de la torture ou de la peine de mort pour Salah Abdelslam, tout peut être envisagé.
Assassinats politiques à grande échelle
L’histoire pacifique de la France ne se limite pas aux guerres ; la patrie autoproclamée des droits de l’homme a aussi développé une longue tradition d’assassinats politiques qui a exterminé les dirigeants nationalistes de l’Afrique et du Maghreb. Dans « Retournez les fusils », Jean Ziegler consacre un hapitre aux campagnes d’assassinats politiques organisées par les services secrets européens et développe le cas du Cameroun : « Tous les dirigeants nationalistes sans exception ont été assassinés l’un après l’autre : Ruben UmNyobe, en 1955 déjà, puis ses successeurs Isaac Nyobe Pandjok, David Mitton, Tankeu Noé » [6]. Il raconte le meurtre du jeune médecin Félix-Roland Moumié, chef de l’Union des Populations Camerounaises (UPC) invité à déjeuner à Genève par un « journaliste » français, qui mourut empoisonné la nuit suivante. Le journaliste était en réalité le colonel William Betchel, officier français du SDECE (service de documentation extérieure et de contre-espionnage) qui ne sera jamais condamné pour ce meurtre. Et tant d’autres cas encore...
Il est de bon ton aujourd’hui en Occident de dénoncer la corruption (réelle) de nombre de chefs d’État africains, mais il vaudrait mieux rappeler que nos gouvernements et leurs hommes de main ont assassiné pratiquement tout ce qu’il y avait de dirigeants nationalistes intègres qui voulaient rendre à l’Afrique son indépendance dans la dignité et la justice. En tant que Belge, je ne peux pas ne pas évoquer Patrice Lumumba, sauvagement assassiné par le commandant belge Weber, le 17 janvier 1961, et donc le corps fut ensuite dissous dans l’acide. Ses fils se battent toujours en vain aujourd’hui pour la condamnation des coupables et de l’État belge. Comme le rappelle Jean Ziegler : « Cette criminalité d’État fut implacable : il fallait, à tout prix, éliminer les leaders nationalistes authentiques afin de remettre le « pouvoir » à des « élites » autochtones préparées, suscitées et contrôlées par le colonisateur » [7]. Tuer Lumumba pour installer la marionnette Mobutu.
Guerres, torture, assassinats politiques, voilà les vrais visages de cette France porteuse des Lumières quand elle agit pour défendre son empire colonial et les intérêts de « ses » multinationales, Elf, Total, Areva, Bolloré, Eramet, Technip, Bouygues, Orange, Geocoton, Rougier, etc [8]. Et il ne s’agit pas d’une histoire ancienne mais de la vie quotidienne pour des millions d’Africains.
Ce qu’il y a de nouveau aujourd’hui, c’est que la guerre, ou du moins une infime fraction, a ses retombées chez nous, sur le sol français ou le sol belge. Des victimes civiles tombent, totalement innocentes, et plongent des familles dans l’horreur. Pourquoi avons-nous fermé les yeux sur tant de victimes innocentes dans le tiers monde, victimes de nos guerres coloniales ? Pourquoi continuons-nous à soutenir des gouvernements, des partis politiques qui perpétuent cette politique ? Si le discours des recruteurs du djihad touchent autant de jeunes, c’est parce qu’il est en grande partie imprégnée d’une rhétorique anti-impérialiste et parce que toutes leurs autres formes de contestation de nos sociétés ont été réprimées[9]. Au lieu de focaliser le débat sur l’aspect religieux du phénomène, il serait plus productif d’aborder son aspect politique et de faire un bilan correct de « nos » politiques coloniales et néocoloniales. Même si les chefs de Daesh n’ont rien à voir avec les dirigeants nationalistes du siècle passé, ils peuvent occuper une place laissée vide par notre silence assourdissant sur 70 ans de politique coloniale faite de guerres et de massacres. Mais pour briser ce silence, nous ne pouvons rien attendre ni des partis au pouvoir ni des partis de l’opposition, car s’en prendre au colonialisme, c’est à coup sûr perdre des voix. Et pourtant, comme le dit Jean Ziegler, il faut « choisir son camp » : celui de ceux qui, malgré la répression et les massacres ont continué à résister, et si, chez nous, ils ont toujours été une très petite minorité, ce sont pourtant les Henri Alleg, les membres du Réseau Janson, les porteurs de valise anonymes qui peuvent encore nous faire aimer la France.
Nadine Rosa-Rosso