Dans son article ; "En Colombie, tous derrière Alvaro Uribe !" [2], publié sur Internet sous la rubrique "Les faits" et non sous la rubrique "Opinions", Marie Delcas nous brosse un portrait idyllique de la Colombie en guerre civile depuis plus de 60 ans, et de son président Alvaro Uribe qui, en guise de politique, désigne tout opposant comme terroriste des FARC, en faisant une cible privilégiée de l’armée, de la police et des paramilitaires.
Dès les premiers mots, le décor est planté et les "faits" indiscutablement établis. Dès les premiers mots, on apprend que l’on n’apprendra rien. Uribe, "Pour l’immense majorité de ses compatriotes, il est le meilleur président que la Colombie ait jamais eu." On ne saura pas que la majorité des Colombiens ne vote pas (taux de participation d’environ 45% aux élections de 2002 et 2006), ni que les candidats progressistes aux élections présidentielles sont rares, quatre ont été assassinés entre 1987 et 1990, ainsi que plus de 4.000 opposants syndicalistes ou activistes sociaux. On ne saura pas que près de 250.000 personnes sont réfugiées dans les pays voisins, Equateur et Venezuela principalement, et que près de 10% de la population est en exil forcé dans son propre pays (Haut Commissariat aux Réfugiées, ONU).
Une telle pratique journalistique permet plus facilement d’accuser le Venezuela et l’Equateur de laxisme dans la gestion de leurs frontières, et de collusion avec les "terroristes". Il serait moins vertueux sinon d’exiger de ces pays qu’ils contrôlent l’identité et les occupations de centaines de milliers de réfugiés fuyant la terreur politique. C’est grâce à ce genre d’équivoques que la double morale s’installe ; si quelques opposants se trouvent parmi les paysans pauvres qui fuient un pays ami des politiques étasuniennes où les Droits de l’Homme sont bafoués depuis des décennies, ils sont classés comme terroristes et les pays d’accueil soutiennent le terrorisme. Si, à cause des restrictions imposées par un blocus qui dure depuis 46 ans, les réfugiés fuient un pays ennemi de ces politiques où les Droits de l’Homme sont plutôt mieux respectés qu’ailleurs, ils sont, malgré les activités terroristes et anticonstitutionnelles avérées des plus notoires d’entre eux, des héros des droits de l’Homme et des résistants à la dictature. Ils sont accueillis comme il se doit dans le pays voisin qui s’attribue le statut de défenseur de la démocratie. [3]
Il faut cependant reconnaître une certaine perspicacité à Marie Delcas puisqu’elle a en effet noté qu’Uribe "dirige son pays comme il gérait son latifundium". Sauf à se croire dans une saga sentimentale du genre "Autant en emporte le vent", le sens commun acceptera que le latifundiste n’est pas spécialement porté vers l’altruisme et que sa gestion vise avant tout à augmenter son profit et celui de ceux qui sauront lui rendre la monnaie. Dans ces conditions, ceux qui ne font pas partie de la propriété et voudraient vivre autrement, dans des communautés rurales par exemple, n’ont qu’à bien se tenir. Car bien sûr, pour les aider dans cette ingrate tâche de gestionnaire, Uribe et les siens ont mis sur pied une police et une armée, épaulées par quelques dizaines de milliers de paramilitaires des Autodéfenses Unies de Colombie (AUC), des Aigles Noirs ou autres "pajaros" qui garantissent à leur manière la "sécurité démocratique" contre d’éventuels contestataires de l’ordre latifundiste établi [4].
En guise de conclusion à cette introduction approfondie de la situation Colombienne, Marie Delcas nous livre simplement :"et la méthode plaît. Pour l’immense majorité de ses compatriotes, il est "le meilleur président que la Colombie ait jamais eu". L’immense majorité des Colombiens représente très certainement l’immense majorité de ceux que la correspondante du Monde approche au quotidien en tant qu’invitée du latifundium d’Uribe ou des représentants de sa classe. Ils ont dû faire ensemble le tour de la propriété où elle a pu se rendre compte que "la route à goudronner, l’égout à réparer, le centre de santé à construire" sont des problèmes résolus. Au cours de ces micro-trottoirs tant appréciés de nos médias puisqu’on en sort ce que l’on veut apprendre, elle a aussi, évidemment, ciblé des "petites gens", certainement des employés de l’entreprise qui soit parce qu’ils se satisfont de leurs privilèges individuels, soit par "crainte" de déplaire aux maîtres, n’ont pu que confirmer ces "faits".
Qu’aurait bien pu s’écrier Bruno Philip si le gouvernement Chinois avait "arrangé" une visite de son pays pour que les correspondants de presse étrangers, outrés par les atteintes aux droits de l’homme au Tibet, puissent se rendre compte de la situation ? Pourquoi ne pas interroger les quelques syndicats et organisations sociales qui existent encore, pourquoi ne pas parler des manifestations massives contre les paramilitaires, et des assassinats et brutalités qui ont suivi ? [5]. Cela peut être dangereux de vouloir connaître les positions des opposants, désignés comme terroristes par l’administration Uribe. Quatre étudiants Mexicains qui ne le savaient pas ont été tués ou blessés par l’armée Colombienne en même temps que les négociateurs des FARC menés par Raul Reyes.
Oh, bien sûr il y a une opposition, mais si petite en Colombie. A l’étranger principalement ; "A Quito et à Caracas, le son de cloche est différent". Suit, proférés (Marie Delcas aurait dit vociférés) par ces opposants au bon président Uribe, une série de termes ("pion de l’empire", "danger pour la région", "mafioso", "allié des paramilitaires") qui, "guillemetés" comme les mots non reconnus par l’Académie, sont explicitement catalogués. Ce sont des insultes sans fondements, ils ne valent rien. Et le discrédit est à son comble puisque cela vient du Venezuela, donc d’Hugo Chavez, le gorille Bolivarien, antisémite et populiste, comme nos médias nous le décrivent, sans précautions littéraires et sans provoquer l’ironie d’une Marie Delcas ou d’un de ses confrères [6]. On ne mentionnera donc pas les "faits" qui sous-tendent ces accusations et n’émanent pas de Chavez mais d’un large éventail de sources indépendantes ; l’aide militaire massive et les milliards de dollars injectés par les Etats-Unis dans le cadre du Plan Colombie, pour soi-disant soutenir la lutte contre le narcotrafic, mais en réalité pour asseoir l’emprise des entreprises transnationales sur les richesses du pays [7]. Vouloir mettre l’économie au service de politiques sociales est incompatible avec la soif inextinguible de profits des amis du gérant latifundiste Colombien. C’est une atteinte à la liberté d’entreprises, donc du terrorisme. On passera sous silence les violations incessantes des frontières de l’Equateur, du Panama ou du Venezuela [8]. Enfin, les arguments qui suggèrent fortement les liens d’Uribe avec les narcotrafiquants et les paramilitaires ne seront pas évoqués. Ou seulement à travers l’unique prisme du témoignage de Virginia Vallejo, "une femme publique un peu légère" (elle a été présentatrice télé et maîtresse de Pablo Escobar), plutôt que d’autres sources ordinairement mieux reconnues [9]. L’opinion de Marie Delcas suffira ; le vrai danger de déstabilisation de la région est Chavez, bientôt rejoint par son homologue Equatorien Rafael Correa, plus difficile à attaquer puisque moins "typé" que Chavez et ayant fait des études supérieures en Belgique et aux Etats-Unis.
Suivant la logique de son "Messianique" président Colombien, Marie Delcas assène aux lecteurs du Monde (ce n’est pas encore le coup de grâce) : "Quito et Caracas se retrouvent sur la sellette, soupçonnés de complicité avec une organisation terroriste". Ils en subissent donc, comme les opposants de l’intérieur, les conséquences appropriées ; une attaque armée la plus brutale qu’il soit. Ce qu’il ne faut pas savoir, c’est que dans cette crise Quito et Caracas sont soutenus à l’unanimité par les 34 pays d’Amérique Latine de l’Organisation des Etats d’Amérique. Mais que vaut la position de ces pays du Tiers Monde et de leurs chefs Indiens face aux cow-boys de Washington qui seuls les accuse de terrorisme et défendent Uribe [10]. Ici encore les termes employés pour décrire des positions critiques sont connotés ; les pays et les commentateurs qui s’opposent aux actes d’Uribe ou s’interrogent sur leur opportunité, sont "susceptibles", "exaspérés". Bref, ils ont des réactions épidermiques, à la limite du rationnel, certainement pas mûrement réfléchies après avoir soupesé les "faits", tous les faits, comme le fait la correspondante du Monde.
Mais revenons en Colombie. Uribe avait le soutien international de tous les Etats-Unis et cela renforce sa confiance en lui et celle de la majorité des Colombiens. C’est-à -dire celle "d’un camionneur qui se dit furibiste" (Ah ah ! mettons les rieurs de notre côté). Il suffit d’un travailleur. Les syndicats et autres organes représentatifs ne comptent pas. Alors pensez-vous ; "Même le scandale dit de la "parapolitique’ a épargné jusqu’à présent Alvaro Uribe". On rappelle donc brièvement, sans grandes précisions, que "Plus de 40 parlementaires de la majorité présidentielle ont été mis en examen". Que valent pour l’essor de nos entreprises quelques milliers de morts Colombiens, centaines de milliers d’exilés, et millions de déplacés, face à la vie de la franco-colombienne Ingrid Betancourt ? Que valent les vies des centaines ou milliers d’otages retenus sans aucune forme de procès par la démocratie occidentale dans les bagnes de Guantanamo, Abou Ghraib, Bagram et autres prisons secrètes face aux dizaine de morts Tibétains (ou Chinois ?) qui bouleversent nos convictions et la Une de nos médias ? [11].
Ce n’est pas à une politique d’intransigeance et de terreur, établie et développée par l’administration Uribe avec l’appui des gouvernements Américains que sont confrontés les travailleurs, les paysans et syndicalistes Colombiens. Même si le candidat aux présidentielles Etasuniennes Barak Obama le reconnaît et dénonce les accords de commerce avec la Colombie [12]. Même si Marie Delcas admet qu’en 1995 ; "Uribe promeut avec enthousiasme la création de coopératives privées de sécurité" (quel joli terme pour désigner de telles horreurs) et que les membres de sa famille, au sens propre ou politique, soient impliqués, cela ne concerne pas Uribe. Quand les frères et cousins d’Hugo Chavez, ou d’autres "tyrans", occupent des positions de pouvoir, il est accusés de népotisme. Par contre, quand il s’agit de la Colombie, état dévoué aux politiques libérales occidentales ; "Personne n’est responsable de sa famille". Qu’un homme d’affaire Vénézuélien "réputé" (par qui ?) proche de l’administration se trouve impliqué dans une affaire de drogue, et c’est Chavez lui-même qui est désigné coupable par Paulo A. Paranagua, le correspondant du Monde à Caracas qui lui non plus ne s’encombre pas d’éthique journalistique [13]. Cela doit être une des qualités qu’acquièrent facilement les correspondants du Monde puisque ni Marie Delcas, ni Paranagua n’en sont à leur premier essai [14]. N’oublions pas non plus Bruno Philip en Chine.
Les grands responsables de cette terreur restent les FARC. Exit donc l’histoire récente de la Colombie et les tueries de paysans et d’opposants qui la jalonnent depuis 150 ans. Exit les tentatives des FARC au milieu des années 1980 de démilitariser et de participer au processus démocratique en formant un parti politique, l’Union Patriotique. Succès électoral qui fut suivi du massacre de milliers de ses membres, de dirigeants, de représentants au congrès et de trois candidats aux présidentielles. Dix ans après, les FARC acceptent de négocier dans une zone sécurisée. Mais, "Echaudés par le long et stérile processus de paix engagé par le président Andres Pastrana, les Colombiens ont élu en 2002 un président musclé pour en finir avec la guérilla". Marie Delcas ne signalera pas ici non plus que Pastrana, déjà appuyé par Bill Clinton puis plus tard Bush, rompit les négociations et envoya l’armée. Enfin on éludera l’ultime ignominie d’Uribe qui profita des efforts unilatéraux déployés par les FARC en vue de libérer certains de leurs prisonniers politiques, pour s’assurer, en "légitime défense", d’un "succès" militaire contre le campement endormi du négociateur Raul Reyes [15]. Les seules paroles qui valent à être rapportées sont celles du haut-commissaire Colombien pour la paix (si, si cela existe) ; "Les guérilleros, eux, poursuivent leurs activités criminelles. Dès qu’ils accepteront un cessez-le-feu, nous leur ouvrirons les portes de la négociation" (voix-off : et les massacrerons). La loi d’amnistie "Justice et paix" proclamée en 2005 par Uribe, cet homme à "Poigne de fer et grand coeur", qui accorde l’immunité et une paisible retraite aux paramilitaires et à leurs commanditaires est un "généreux pardon", et seuls les "mauvais esprits" la contestent. Ici encore, les morts et les violences n’ont pas la même valeur selon qu’ils sont dus aux FARC ou à la politique de l’administration Uribe.
Vient alors tout naturellement la grande légitimation de cette entreprise guerrière et de ces différences de traitement dans la politique éditoriale du Monde ;"La politique sociale a été reléguée à un second plan. Priorité a été donnée à la protection des investissements privés et au budget militaire". Et d’ajouter ; "Alvaro Uribe ne gouverne pas, … et se garde bien de toute réforme structurelle". Un bon gestionnaire latifundiste se doit de faire respecter certaines règles, même si ses employés ne sont pas comme le président "convaincu que le conflit armé n’est pas la conséquence de la pauvreté, il en est la cause". Pour le leur faire comprendre, le président a besoin de l’appui de la presse et c’est donc naturellement qu’il "ménage tout particulièrement les grands groupes économiques liés aux médias". Les résultats ne sont pas encore aux rendez-vous. Même si la pauvreté et les massacres de paysans, de travailleurs, de syndicalistes, d’activistes sociaux persistent, "la sécurité démocratique a fait ses preuves : une paix précaire est revenue dans les campagnes, les axes routiers ont été sécurisés". Et le commerce au bénéfice des grands groupes privés qui se partagent le territoire et ses richesses peut continuer. C’est bien à cela qu’est dédiée la politique Colombienne de ces dernières décennies, militairement et financièrement appuyée par le Plan Colombie. Pas à lutter contre la drogue. Ou alors nous serions amenés à douter de l’efficacité et de la toute puissance Etasunienne puisque comme le conclût l’article ;"Le pays reste le premier producteur mondial de cocaïne du monde" (notez bien le mondial du monde, il n’y a pas plus grand) et "la question du poids de l’économie de la drogue dans le taux de croissance a, elle aussi, été éludée depuis longtemps". Il est piquant de constater, n’est-ce pas ?, que la Colombie et l’Afghanistan, les deux principaux exportateurs de la drogue, sont justement ceux où l’engagement militaire des Etats-Unis est des plus importants. Est-ce que l’argent de la drogue pourrait servir à financer ces guerres comme en son temps la contra au Nicaragua selon les dires du sénateur John Kerry ?
Dans l’ombre d’Uribe, c’est bien la politique de l’oligarchie Colombienne des 60 dernières années qui est en cause. Au-delà , c’est toute la politique Etasunienne en Amérique du Sud, établie en 1823 par la doctrine Monroe, "l’Amérique aux Américains", et servie depuis par tous les présidents Républicains et Démocrates et leurs affidés locaux au service de la déréglementation internationale, maintenant appelée mondialisation. Les Américains étant évidemment confondus avec les Etasuniens, comme l’avait compris El Libertador Simon Bolivar Palacios qui dès cette époque prophétisait "les Etats-Unis semblent destinés par la providence à remplir de misère l’Amérique au nom de la liberté". La lecture du livre du Colombien Hernando Calvo Ospina "Colombie. Derrière le rideau de fumée, histoire du terrorisme d’état" vous l’apprendra [16]. Pas celle du Monde.
Laurent EMOR
pour Le Grand Soir