Au départ, j’étais des plus sceptiques. Une séance de spiritisme ?! Et puis quoi encore ? Bien sûr, Victor Hugo y fut initié. Mais faut pas déconner ! Alors que j’étais en proie au doute, une voix du passé s’invita comme revenue d’un long exil. En élève appliquée, je pris note avec une fébrilité certaine :
« À l’heure qu’il est, que tous ceux qui portent une robe, une écharpe ou un uniforme, que tous ceux qui servent M. le Président le sachent, s’ils se croient les agents d’un pouvoir honnête, qu’ils se détrompent. Ils sont les camarades d’un mercenaire. Depuis trop longtemps, il n’y a plus en France d’agents de l’État, il n’y a que des acolytes. Le moment est venu que chacun se rende bien compte de ce qu’il a fait et de ce qu’il continue de faire. Le gendarme qui a arrêté ceux que le ministre de l’intérieur appelle des ‘‘insurgés’’, a arrêté les gardiens de l’Intérêt Général. Le juge qui a jugé les manifestants, les syndicalistes de Paris ou de la province, a mis sur la sellette les promoteurs de la justice sociale. L’officier qui a gardé au fond du mitard les ‘‘condamnés’’, a détenu les défenseurs de la République sociale. Tous, ministres, officiers, gendarmes, juges, sont en pleine forfaiture. Ils ont devant eux plus que des innocents, des héros ! plus que des victimes, des martyrs !
Qu’on le sache donc, et qu’on se hâte, et, du moins, qu’on brise les chaînes, qu’on tire les verrous, qu’on ouvre les geôles, puisqu’on n’a pas encore le courage de saisir l’épée !
Allons, consciences, debout ! éveillez-vous, il est temps !
La situation présente, qui semble calme à qui ne pense pas, est violente, qu’on ne s’y méprenne point. Quand la moralité publique s’éclipse, il se fait dans l’ordre social une ombre qui épouvante. Toutes les garanties s’en vont, tous les points d’appui s’évanouissent.
Il est temps, répétons-le, que ce monstrueux sommeil des consciences finisse. Il ne faut pas que cet effrayant scandale social s’épanouisse plus longtemps avec l’indifférence comme complice. Si cela devait demeurer, l’Histoire apparaîtrait un jour comme une incorruptible vengeresse.
Cela ne sera pas nécessaire ; on se réveillera avant. La France se réveillera ; elle ne doit pas même adhérer à ce gouvernement par le consentement de la léthargie : dans certaines circonstances, dormir, c’est mourir.
Il importe qu’on sache qui est M. le Président, et ce qu’il représente.
Grâce à l’étouffement de toute plainte et de toute clairvoyance, aucune chose, aucun homme, aucun fait, n’ont leur vraie figure et ne portent leur vrai nom ; la trahison de M. le Président n’est pas trahison, elle s’appelle vision ; le guet-apens de M. le Président n’est pas guet-apens, il s’appelle concertation ; les vols de M. le Président ne sont pas vols pour quelques receleurs, ils s’appellent incitation à l’investissement ; les mensonges de M. le Président ne sont pas mensonges, ils s’appellent éléments pédagogiques ; les arrestations de M. le Président ne sont pas arrestations, elles s’appellent maintien de l’ordre public ; les complices de M. le Président ne sont pas des malfaiteurs, ils s’appellent magistrats, parlementaires, ministres et conseillers d’État ; les véritables adversaires de M. le Président ne sont pas les fourriers de la justice sociale, ils s’appellent démagogues, populistes et partageux. D’ailleurs, ils ne s’expriment point convenablement comme il sied à la haute société. Non ! Ils grognent.
Mais, oui, on se réveillera ! Oui, on sortira de cette torpeur qui, pour un tel peuple, est la honte ; et quand la France sera réveillée, quand elle ouvrira les yeux, quand elle verra ce qu’elle a devant elle et à côté d’elle, elle reculera, cette France, avec un frémissement terrible, devant ce monstrueux forfait qui a osé l’épouser dans les ténèbres et dont elle a partagé le lit. Alors l’heure suprême sonnera.
Bien sûr, je vois d’ici les sceptiques sourire. Bien sûr, je les entends déjà dire :
‘‘N’espérez rien. Ce régime, selon vous, est la honte de la France. Soit ; cette honte est cotée à la Bourse, n’espérez, rien. Vous êtes des poètes et des rêveurs si vous espérez. Regardez donc : la tribune, la presse, l’intelligence, la parole, la pensée, tout ce qui était la liberté a disparu. Hier cela remuait, cela vivait, aujourd’hui cela est pétrifié. Eh bien ! on est content, on s’accommode de cette pétrification, on en tire parti, on y fait ses affaires, on vit là-dessus comme à l’ordinaire. La société continue, et force honnêtes gens trouvent les choses bien ainsi. Pourquoi voulez-vous que cette situation change ? Pourquoi voulez-vous que cette situation finisse ? Ne vous faites pas d’illusion : ceci est solide, ceci est stable, ceci est le présent et l’avenir.’’
Depuis trop longtemps, nous sommes plongés dans un hiver démocratique. Le fleuve impétueux est pris. On bâtit des maisons dessus. Ce n’est plus de l’eau, c’est de la roche. Les passants vont et viennent sur ce marbre qui a été un fleuve. On improvise une ville, on trace des rues, on ouvre des boutiques, on vend, on achète, on boit, on mange, on dort, on allume du feu sur cette eau. On peut tout se permettre. ‘‘Ne craignez rien, faites ce qu’il vous plaira : riez, dansez, c’est plus solide que la terre ferme. Vraiment, cela sonne sous le pied comme du granit. Vive l’hiver ! vive la glace ! en voilà pour l’éternité. Et regardez le ciel, est-il jour ? Est-il nuit ? Une lueur blafarde et blême se traîne sur la neige ; on dirait que le soleil se meurt.’’
Non, tu ne meurs pas, Liberté ! Un de ces jours, au moment où on s’y attendra le moins, à l’heure même où on t’aura le plus profondément oubliée, tu te lèveras ! Sur toute cette glace, sur cette morne plaine, sur cet infâme hiver, l’ardent rayon dispensera la lumière, la chaleur, la vie.
Écoutez ! Entendez-vous ce bruit sourd ? Entendez-vous ce craquement profond et formidable ? C’est la débâcle ! C’est le fleuve qui reprend son cours ! C’est l’eau vivante, joyeuse et terrible qui soulève la glace hideuse et morte et qui la brise ! C’était du granit, disiez-vous ; voyez, cela se fend comme une vitre ! C’est la débâcle, vous dis-je ! C’est la vérité qui revient ; c’est le progrès qui recommence, c’est l’humanité qui se remet en marche et qui charrie, entraîne, arrache, emporte, heurte, mêle, écrase et noie dans ses flots, comme les pauvres misérables meubles d’une masure, non seulement le royaume tout neuf de M. le Président, mais toutes les constructions et toutes les œuvres de l’exploitation de l’homme par l’homme ! »
C’est sur ces mots que la séance de spiritisme et la relecture de ‘‘On se réveillera’’ prirent fin. (*)
Personne
(*) D’après des extraits de ‘‘Mise en demeure’’ et ‘‘On se réveillera’’, deux chapitres de Napoléon le petit, Victor Hugo. Ouvrage disponible sur le site de la BNF ( https://gallica.bnf.fr/accueil/?mode=desktop )