Impressionnant : la mobilisation des « gilets jaunes », qui a rassemblé plusieurs centaines de milliers de citoyens le 17 novembre et se poursuit, revêt une ampleur sans précédent dans l’Histoire de France pour un mouvement sans organisateur institué. Les développements à venir restent incertains, mais il est déjà possible de pointer les composantes de cette colère jaune, portée par des acteurs dont c’était pour beaucoup la première manif, et qui jouit d’un soutien populaire écrasant.
Son déclencheur mérite attention : la détermination gouvernementale à augmenter les taxes sur le carburant, particulièrement sur le diesel, repose explicitement sur la volonté d’imposer un changement des comportements et des modes de vie, nommé « transition énergétique ». Que près de deux sondés sur trois estiment que le pouvoir d’achat doit passer avant la conversion écologique constitue une claque d’une violence inouïe infligée au pilonnage multi-quotidien quant à l’obligation de « sauver la planète ». La « sobriété heureuse » commence à apparaître pour ce qu’elle est : le faux nez de l’austérité contrainte.
Evidemment, au-delà de l’essence, c’est le pouvoir d’achat qui a mobilisé. Alimentation, carburant, électricité, gaz, assurances, loyer : des millions de ménages sont pris à la gorge. Les protestataires sont massivement issus du monde du travail, tandis que le mouvement est accueilli avec circonspection (au mieux) parmi la bourgeoisie urbaine.
Facteur supplémentaire : la rage de se sentir ignoré par « ceux d’en haut ». Cela vaut pour le social : on a beau travailler dur, on n’y arrive plus ; mais aussi pour le politique : on a beau renvoyer les sortants, les orientations restent les mêmes. Le souvenir du référendum inversé de mai 2005 est encore cuisant. Le mantra macronien de ladite « souveraineté européenne » a objectivement aggravé les choses : il est ontologiquement incompatible avec la souveraineté du peuple.
Certes, on n’a pas vu brûler de fanion européen le 17 novembre. Mais le drapeau tricolore et la Marseillaise étaient à l’honneur. Dans leur grande majorité, les femmes et les hommes réunis autour des braseros ne se recrutent pas parmi les enthousiastes de l’Union européenne (au demeurant donneuse d’ordre en matière de « paquet énergie-climat », l’europarlement vient d’ailleurs d’en rajouter). Et si les citoyens mobilisés manifestent leur défiance quant aux responsables politiques nationaux en passe de perdre leur légitimité, cela concerne a fortiori des institutions supranationales qui en sont par nature dénuées.
Les syndicats ne sortent pas indemnes de l’épreuve. Des dirigeants de la CFDT et de la CGC se sont lamentés qu’un tel mouvement exclue le « dialogue social » en court-circuitant les « corps intermédiaires ». Quant à la direction de la CGT, elle a d’abord dénoncé un mouvement piloté en sous-main par l’« extrême droite » (mais nombre de ses militants se sont joints au mouvement). Il faudra un jour se pencher sur le rôle du soi-disant « antifascisme » dans l’abandon des fondamentaux « de classe » : sur l’Europe, sur les migrations, ou bien même sur l’appel à voter Macron au second tour, les reniements sont systématiquement justifiés par la peur de se retrouver « au côté de Marine Le Pen », faisant ainsi à cette dernière une publicité qu’elle ne mérite guère, et lui dégageant un espace rêvé.
Alors même que le refrain officiel prétend voir poindre le péril d’un « retour aux années 30 », et pendant que les gilets jaunes se préparaient à prendre le bitume, Bruno Le Maire plaidait, dans le grand quotidien allemand des affaires, pour que l’Europe devienne un « empire ». Un empire « pacifique » précise-t-il (tout de même muni de la « véritable armée européenne » rêvée par le chef de l’Etat), mais qui pourrait enfin faire valoir sa puissance face aux autres grands acteurs mondiaux.
Au moins le locataire de Bercy a-t-il le mérite de dévoiler crûment le sens véritable de la mondialisation – celle-là même qui était finalement l’accusée ultime du 17 novembre : une dynamique de dominations et de rivalités qui écrase les manants et soumet les peuples. Et qui pourrait bien un jour les jeter les uns contre les autres : n’est-ce pas là la nature même des empires, ces entités qui par définition ne se connaissent pas de limite ?
Certes, faire le lien entre le prix du gazole et les dangereuses ambitions géopolitiques n’est pas spontané. Mais le maître de l’Elysée devrait se méfier. Les gilets jaunes, ça réfléchit.
C’est même fait pour ça.
Pierre LEVY ?
rédacteur en chef du mensuel Ruptures
Editorial paru dans l’édition de Ruptures datée du 28 novembre.
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