Dans les années 1970-1980, en Amazonie brésilienne, le leader des "seringueiros", Chico Mendez, dénonçait déjà le capitalisme prédateur de l’homme et de l’environnement ; il cherchait des solutions alternatives.
Le "buen vivir" ou "Sumak Kawsay" en quechua et "Suma Qamana" en aymara, présenté comme un "nouveau" paradigme communautaire de pensée, de civilisation, est l’une d’elles. Ce "concept fondateur" andin, né de siècles de résistances indiennes, de revendications identitaires, cet appel à "reconstruire la vision de communauté des cultures ancestrales" commence à essaimer. Il est étroitement lié à l’"ayllu", la forme communautaire aymara d’organisation de la vie.
Dans la cosmovision aymara, "suma" correspond à "plénitude", "sublime", "magnifique", et "qamana" à "vivre", "vivre ensemble".
En quechua "sumak" peut se traduire par "plénitude", "sublime", "beau", et "kawsay par "vie", "être en étant".
La reconnaissance actuelle du bien-fondé, de l’originalité, de ces propositions indigènes, de ces visions du monde, de ces principes éthiques, se traduit même par leur inscription dans les constitutions de l’Equateur (2008) et de la Bolivie (2009). La Bolivie, depuis 2009, est devenue officiellement "l’Etat Plurinational de Bolivie", une appellation qui prend en compte et promeut l’existence en son sein de nations, de langues et de cultures différentes.
Le "buen vivir" est en "Amérique indo-afro-latino-américaine" un objectif des processus révolutionnaires équatorien et bolivien, et même vénézuélien. Cette notion s’inscrit dans les cosmovisions indiennes ; elles mêlent le développement humain et celui de la nature, à égalité (les êtres humains, dans la cosmogonie quechua, aymara, guarani, font partie de la nature).
"En termes idéologiques, le "buen vivir" implique la reconstitution de l’identité culturelle d’un héritage ancestral séculaire (...) une politique de souveraineté et de dignité nationale (...) la récupération du droit de relation avec la Mère Terre et la substitution de l’accumulation illimitée individuelle de capital par la récupération intégrale de l’équilibre et de l’harmonie avec la nature".
Le "buen vivir" considère que "le développement" menace d’anéantir lentement la vie communale et culturelle des communautés indiennes. Il est hostile au luxe, à l’opulence, au gaspillage, au consumérisme... Ce constat pose surtout les questions suivantes : quel "développement" ? Pour quels besoins ? Avec quel cahier des charges ? Pour les militants du "buen vivir", si l’homme fait une pause, il constatera qu’il est au milieu d’un grand vide ontologique, intérieur et extérieur. Le "buen vivir" fait irruption pour contredire la logique capitaliste" suicidaire.
Cette forme de plénitude de vie, d’être ensemble, à parité, en équilibre matériel et spirituel, avec la nature, en symbiose avec les écosystèmes, l’eau, le soleil, les montagnes, les plantes, les insectes, les ancêtres ; porteuse de pratiques autogestionnaires, horizontales, de vie communautaire, peut-elle être importée ?
L’expression "buen vivir" ne peut être traduite en français par "bien être", "vivre bien", "vivre mieux", mais plutôt par : "la vie belle", "la vie bonne", "les jours heureux" (intitulé du programme du Conseil National de la Résistance). Avec le "buen vivir", le bonheur est dans la révolution, dans le "dénéolibéralisme", la "démarchandisation"... Les peuples hier colonisés, asservis, "apportent aujourd’hui, à partir de leur vision du monde, des mots pour collaborer à la solution des problèmes crées par les colonisateurs", et ce du point de vue "des exclus, de la périphérie".
Le concept andin de "buen vivir", fortement poétique, culturel, échappe à une conception strictement rationaliste de la vie. Il ne peut donc être posé, analysé isolément. Il doit être contextualisé, comme le souligne la sociologue équatorienne Irene Leon.
Le système néolibéral actuel est dans le mur, tous les feux sont au rouge. Le capitalisme ne peut être, pour le "sauver", ni "verdi", ni "humanisé", ni "moralisé". Sa crise systémique, intégrale, exige des solutions, des débats, nouveaux, radicaux. Elle nous oblige à réfléchir à une nouvelle économie des besoins, à des modes de développement plus justes, plus rationnels, plus économes en énergie, moins polluants, moins "extractivistes". Crise de civilisation, elle exige sans attendre une réponse "civilisationnelle", un défi historique : celui de construire une nouvelle civilisation, basée sur une (des) cosmovision(s) tendant à l’harmonie, aux échanges équilibrés entre les êtres humains, avec soi-même et la nature. La crise invite à la recherche d’un socialisme inédit, d’un "mode de production, reproduction et accumulation, toujours en équilibre avec la nature".
Les résultats des changements en Bolivie sont déjà palpables. La révolution en marche ouvre des horizons nouveaux ; elle a remis le pays à l’endroit et fait passer en cinq ans la "pauvreté modérée" de 60,6% à 49,6%, et la "pauvreté extrême de 38% à 25%. Près d’un million de personnes sont ainsi sorties de la pauvreté. La nationalisation des hydrocarbures, de l’électricité, des télécommunications, des mines, ont permis à l’Etat de multiplier les investissements publics7. "La dichotomie nationalisation ou privatisation des richesses naturelles d’un pays, reflète une lutte à mort entre deux pôles opposés afin de contrôler les profits générés par ces matières premières et d’en bénéficier", écrit le vice-président. Il plaide pour des "pratiques délibératives" plus qu’électorales, "la dépersonnalisation du pouvoir, sa révocabilité consensuelle, la rotation des responsabilités".
Résonnances françaises
Finie l’époque de "l’intelligence esclave" du Tiers-Monde, où ce dernier "regardait avec les yeux de l’Europe, dégustait la nourriture avec un goût européen, sentait avec l’odorat européen (...) où tout provenait d’Europe". L’eurocentrisme n’est plus ce qu’il était ! L’Europe est devenue pour de nombreux peuples du Sud, un contre-modèle, l’arrière-cour des Etats-Unis. L’omelette s’est renversée. L’Amérique du sud produit des idées novatrices qui suscitent débat mondial.
La richesse sémantique des concepts andins de "Sumak Kawsay" ou "Suma Qamaña" ne peut donc être résumée à elle seule par l’expression "buen vivir". "Ce concept échappe à la structuration rationaliste de la vie, pour s’ancrer dans la sphère poétique, qui à son tour met en lumière d’autres significations, produit d’autres contenus sémantiques, qui, quand à eux, naissent de priorités vitales". "Etre- tout en étant- joliment, ou la plénitude de "estar siendo", de la conscience d’être, ces nouvelles façons d’interpréter le Sumak Kawsay nous invitent à imaginer des horizons différents, où la composante esthétique détermine la composition éthique, et la possibilité d’une posture politique".
En France, le "vivre bien" a un tout autre contenu ; il signifie voir ses besoins physiques, matériels, intellectuels, satisfaits quantitativement, ne pas avoir de problèmes financiers, pouvoir consommer sans restriction, sans privation, sans frustration, vivre à l’aise et sans grands soucis matériels. Des générations de militants se sont battues pour que les salariés, les prolétaires, puissent vivre sans peur du lendemain, pour construire un "Etat de bien-être social", arracher un meilleur partage de la "valeur ajoutée", des augmentations de salaire, des acquis sociaux, des protections collectives. Dans cette lutte de classe opiniâtre, sans cesse recommencée, le quantitatif était et reste inséparable du qualitatif. Sans cette résistance quotidienne au capitalisme exploiteur, à son accumulation illimitée de profits, la paupérisation serait encore plus grande. Pour la majorité des exploités, en France, le "vivre bien" a surtout une connotation matérielle.
Le "buen vivir", la décroissance, la lutte contre le consumérisme effréné, le productivisme prédateur, sont des concepts plus ou moins bien acceptés selon que les besoins matériels de tel ou tel individu sont satisfaits ou pas. Comment se battre contre le "consumérisme" alors que dix millions de Français pauvres en sont précisément quasiment exclus ? Peut-on vivre bien avec moins ?
Peut-on vivre bien sans être égaux, dans la jungle des sociétés de classe ? Comment "déséconomiser" nos vies ? Comment mettre au point et utiliser des paramètres adéquats, des "indicateurs du bien-être" des individus et des ménages, qui puissent servir dans des contextes culturels, géopolitiques différents ?
En France, par exemple, l’expression "la belle vie" a été utilisée et cuisinée à toutes les sauces, jusqu’à satiété, pour faire oublier inégalités, chômage, précarité, exclusion, réalités sociales du capitalisme. La "belle vie" a été chantée, sur des paroles affligeantes, par Sacha Distel, elle est le titre du premier long métrage de Robert Enrico, de la série télé, à succès, de France 3. Elle sert d’exutoire à l’exploitation et contribue à la dépolitisation, à l’aliénation.
Pour les acteurs des révolutions latino-américaines, le "buen vivir" représente UNE alternative de civilisation. "Une, et pas : "la". On ne saurait donc, par effet de mode, ou mimétisme, importer mimétiquement un modèle et le plaquer sur des réalités exogènes. Le "buen vivir" , un "pachamamisme à la française", avancent certains, peuvent difficilement fonctionner dans une société capitaliste.
Le président Evo Morales a avancé "dix commandements" pour "sauver le monde", on ne peut plus clairs. En premier : "en finir avec le capitalisme", l’impérialisme, le colonialisme, faire de l’eau (être vivant) un bien commun et un droit pour toutes les formes d’existence, générer des énergies "propres", économiser l’énergie, faire que les services de base : eau, lumière, éducation, santé, deviennent des droits humains relevant du service public, prioriser la consommation des productions locales, respecter la diversité culturelle et économique, vivre en harmonie avec la Mère terre et le Cosmos... En aymara l’eau, c’est Jalu Tata, qui signifie "Père pluie", et "Quta Mama", qui signifie "Mère eau". Dans les cosmogonies andines, l’eau est un être sacré, donc un droit communautaire et universel, un bien commun. Les montagnes, la cordillère, sont des lieux animés par les esprits des ancêtres, et se transforment à leur tour en "Apus" (grands pères en quechua) et en "Achachilas" et "Awichas" (grands pères , également, en aymara) donc : les Andes sont sacrées, comme le Lac Titicaca, le "tata" Inti. qui domine et protège La Paz...
Les "dix commandements" avancés par le président Morales pour changer la vie, rappellent que le contrôle populaire des moyens de production reste l’une des conditions pour bâtir des sociétés harmonieuses, égalitaires, complémentaires. Le concept du "buen vivir", cette cosmogonie du bien commun, suppose donc, pour sa matérialisation, des ruptures avec les logiques et idées "bourgeoises" dominantes, la construction de "territoires libérés", vers une société du "commun", de la socialisation, de l’élargissement et de la gratuité des services publics, du partage : le socialisme, que l’on l’affuble des qualificatifs "andin", "bolivarien", "communautaire", "indo-américain", ou "du 21ième siècle".
Comment mettre en place des relations d’harmonie dans une société minée par la financiarisation, la course au profit, la concurrence, la marchandisation de tout, la guerre de tous contre tous ? Les relations d’harmonie et d’interdépendance des êtres humains et de tous les êtres vivants, les liens retissés, les nouveaux droits économiques et sociaux, mais aussi les droits de la nature, intrinsèques au "buen vivir", passent par la mise en cause de la course effrénée aux profits maximum et des rapports de production capitalistes, prédateurs de l’homme et de la nature ; au final : le choix du socialisme. La pleine réalisation de soi nécessite celle des autres, de tous les potentiels humains et de la nature, la création de nouvelles valeurs humaines, morales, spirituelles, incompatibles avec les valeurs dominantes du capitalisme : concurrence, individualisme, hiérarchisation, marchandisation... Il convient donc de donner un nouveau sens à tout, d’inverser les logiques à l’oeuvre. Dans la Constitution équatorienne, par exemple, les droits de la nature sont reconnus.
Des chercheurs marxistes, comme Michael Lowy, considèrent à juste titre que "la question écologique est le défi le plus important pour un renouvellement de la pensée marxiste au 21ème siècle".
Quel "progrès" ?
De nombreux intellectuels, pas seulement latino-américains, militants, dirigeants, approfondissent ce concept de "buen vivir" (ancré dans les communautés indiennes depuis des siècles), ce "modèle" de société, qui va à rebrousse-poil du monde actuel, et qui prône le "vivre ensemble" dans l’éthique, la solidarité, la juste mesure.
La croissance économique ne peut à elle seule éliminer la pauvreté, amener le progrès. Il peut y avoir à la fois croissance économique et progression des inégalités. Il faut donc donner au "progrès" (ou plutôt aux progrès), un nouveau contenu, de nouveaux objectifs, en évaluant ses limites, ses coûts sociaux, environnementaux. Le progrès ne saurait être mesuré seulement en termes d’accumulation de biens. La décroissance, étudiée et prônée par des chercheurs comme Paul Ariès, est une nécessité, pas une option. Jean-Luc Mélenchon considère qu’il faudra modifier les processus de production pour décroître de façon continue, d’abord sur le superflu.
L’abondance matérielle est aujourd’hui l’apanage d’une étroite minorité, alors que la majorité est victime de politiques austéritaires, et que le capitalisme globalisé prend l’eau de toutes parts. Près de dix millions de Français sont exclus d’une consommation qui ne leur permet pas de "joindre les deux bouts". Le problème réside donc moins dans la limitation de la consommation que dans le type de consommation à mettre en place, hors aliénation marchande. Lorsque les priorités et investissements seront décidés par la population et non par les lois du marché, on ne sera pas loin du "buen vivir". Michel Lowy rappelle que pour Marx la croissance n’était pas une croissance illimitée de biens ; il mettait l’accent sur les "valeurs qualitatives", la satisfaction des nécessités. Selon M. Lowy, on fait à Marx un faux procès en l’accusant de "productivisme". Il dénonçait la logique de la production pour la production et l’accumulation du capital comme une fin en soi, priorisait la valeur d’usage, la préservation de la nature...
Peter Mertens , auteur de "Comment osent-ils", avance : "Lorsque la société reprend le contrôle des moyens de production-une production hautement développée avec d’immenses possibilités-, les gens ne sont plus dépendants de leur statut social, de la richesse qu’ils héritent ou de facteurs externes à eux-mêmes, comme c’est aujourd’hui le cas. Dans une vision où la solidarité est un fondement, une personne dépend des seules choses dont un être humain devrait pouvoir dépendre : sa propre créativité, sa propre activité, son propre auto-déploiement. C’est seulement alors que l’homme peut réellement construire sa propre vie".
L’écosocialisme
L’écosocialisme, qui est souvent associé au "buen vivir" en Amérique du sud, englobe à la fois une réflexion critique et une stratégie de lutte. Comment dépasser le mode de production et de consommation dominant, néfaste, et en expansion permanente ? L’éco-socialisme relève pour l’heure plus d’une recherche que d’un modèle abouti. Il part du constat d’une "crise de civilisation" induite par le capitalisme financier ; ce dernier marchandise tout, et sa course aux taux de profits les plus élevés possible, à l’accumulation illimitée du capital, s’avère destructrice non seulement pour les êtres humains, mais aussi pour l’ensemble des écosystèmes. Et pour les bases mêmes de la vie.
Karl Marx dénonçait déjà la contradiction ravageuse entre les forces productives et les conditions de production, la logique folle de la production pour la production, de l’accumulation comme une fin en soi, et, contrairement à la critique si souvent ressassée, ne prônait nullement une croissance quantitative illimitée des biens. Les avancées du progrès technique devaient servir aussi des objectifs qualitatifs : réduction de la journée de travail, etc.
La question écologique est vécue en Amérique du sud comme l’un des principaux défis à relever afin de renouveler la pensée de gauche. Pour le président Chavez : "Le socialisme du XXIe siècle doit être nécessairement écologique". Historiquement, ici comme ailleurs, le mouvement ouvrier, les partis marxistes, sont marqués par une sorte d’optimisme productiviste et la croyance en une croissance sans limites, afin de satisfaire les besoins, reléguant de fait la thématique écologique.
En mai 2007, se tenait au siège de la compagnie pétrolière d’Etat vénézuélienne (PDVSA), un important forum "Eco-socialisme du XXIe siècle", pour envisager des solutions à la crise écologique du capitalisme. En juin 2009, un nouveau forum, à Caracas, prolongeait cette réflexion visant à fondre en un seul concept l’écologie et le socialisme, afin de "retrouver" l’harmonie nécessaire entre l’homme et son environnement. Cela va donc au-delà d’une simple stratégie d’alliance entre les "rouges" et les "verts". Le marxisme est ouvertement revendiqué, et la notion de "capitalisme vert", avancée par les classes dominantes pour tenter de sauver le système, considérée comme une illusion, une tromperie.
L’éco-socialisme suppose, pour ses penseurs latino-américains : les Brésiliens Michael Lowy, Joao Alfredo Telles Melo, l’Equatorien René Ramirez , les Vénézuéliens Miguel Angel Nuñez, William E. Izarra, A. Bansart, Francisco Velasco, Nestor Francia... la propriété collective des grands moyens de production, une planification démocratique et écologique, la maîtrise par le peuple des priorités économiques et sociales, des décisions d’investissement, la réorganisation du mode de production sur la base des nécessités réelles et des valeurs d’usage, la réorientation de la politique énergétique, des transports...
Ce que l’on appelle "l’anti-productivisme de gauche" nous vient paradoxalement de ces pays encore pauvres qui cherchent des alternatives au développement capitaliste. Ils mettent en question le "toujours plus" du capitalisme, le développement "illimité", le colonialisme néolibéral, le "fétichisme de la marchandise", analysé par Marx.
En Equateur, en Bolivie, comme le souligne le Vénézuélien Andrés Bansart, "l’écosocialisme" se construit à partir de la "communauté de base". Cette théorie politique et cette vision du monde sont liées à un espace, à un territoire : "les Amériques". Ce socialisme autochtone se construit ici et maintenant, "à partir de nous-mêmes", par la déconstruction des rapports de domination, de dépendance, d’exploitation, par la convergence de résistances de tous les jours, et la recherche d’alternatives écologiques, économiques, éthiques, sociales, politiques. Faut-il attendre le "grand soir" pour les mettre en place dans des "territoires libérés" ? Nous ne le pensons pas. L’exemple de Marinaleda, village "anticapitaliste", "coopératif", autogéré, en Andalousie, prouve que c’est possible et nécessaire. N’attendons pas "les consignes". Multiplions les expériences locales de développement équitable, durable, de préservation des ressources naturelles, de pratiques économes en énergie, de recherche de circuits de production et de commercialisation "courts", sans intermédiaires, stimulons les relocalisations, les projets de mise en commun, les coopératives... Cela n’implique nullement l’autarcie.
Isabel Rauber, pionnière des recherches sur ces thèmes, considère "qu’un autre monde sera possible si nous le transformons radicalement, à partir ne nous-mêmes, de nos organisations sociales et politiques, et dès aujourd’hui"18. Dépasser la civilisation capitaliste implique de commencer à bâtir un nouveau mode de vie, une société et un monde "horizontaux", ce que Isabel Rauber appelle "des révolutions à partir d’en bas". "L’écosocialisme est un système qui se préoccupe, en même temps, de l’équilibre écologique et de l’équité sociale (...) Il est impossible de régler les problèmes environnementaux sans régler les problèmes sociaux et vice-versa". Il est donc clair que le "buen vivir" ne saurait être conçu comme un retour en arrière, comme un enfermement communautariste, comme une enclave "hors société", comme un "modèle" transposable partout tel quel.
"Buen vivir" et "écosocialisme" permettent de passer de l’utopie, de la nécessité politique, à la "planification écologique". Ils apportent une réponse globale, fondée sur la liberté individuelle, l’initiative des citoyens, loin de toute "écologie punitive", culpabilisatrice.
La plupart de leurs promoteurs insistent sur la nécessité de récupérer le passé (ici indigène), mais sans le mythifier. Le "buen vivir" doit s’ouvrir aux nouveaux droits du 21ème siècle, aux progrès scientifiques, technologiques, maîtrisés par le contrôle populaire, l’autogestion et aller de pair avec la justice sociale, la centralité de l’homme et du travail libéré. Le "buen vivir" ne peut rester passif, indifférent aux conflits sociaux, aux contradictions de classe. A lui seul, il ne peut permettre de construire un "Etat de bien-être social"
Au-delà de la théorisation, l’éco-socialisme et le "buen vivir" sont une volonté politique et un chantier à ciel ouvert. Au Venezuela, depuis plus de six ans, la "Mission Arbre Socialiste", présentée comme un "programme écosocialiste", reforeste. Le "pouvoir populaire", les "conseils communaux" peuvent décréter protégées des "zones boisées". Les communautés de base sont impliquées dans la protection des systèmes environnementaux, la gestion de l’eau potable ("Comités techniques de l’eau"), de la biodiversité... 4696 comités "conservationnistes", financés par l’Etat et autogérés, assurent la maîtrise collective de l’environnement. La "Mission Arbre Socialiste" a reboisé 31.266 hectares par le biais de "Journées (populaires) de plantation". Elle s’occupe également de recueillir les semences.
Au Venezuela, l’écosocialisme est intégré au "Deuxième plan socialiste de la patrie, 2013-2019". L’Equateur, lui, avait lancé en 2007 l’Initiative "Yasuni-ITT", consistant à ne pas exploiter d’importantes réserves pétrolières dans une région amazonienne (parc national) riche en réserves de biodiversité et donc protégée. A charge pour la communauté internationale d’abonder à hauteur de 50% un "Fonds de compensation". Cela aurait permis la diminution de l’émission de gaz à effets de serre, la préservation de la couche d’ozone, du climat... Belle et novatrice, l’idée a fait flop (abandonnée en août 2013), devant le peu d’enthousiasme des "pays riches".
La Bolivie est elle aussi pionnière : elle a intégré ces priorités, ces valeurs écosocialistes, dans sa Constitution interculturelle, pluriethnique et plurinationale (promulguée le 9 février 2009). Evo Morales s’est fait le champion de la "réconciliation" de l’écologie et de l’anticapitalisme. Après l’échec du Sommet de Copenhague en 2009, le président bolivien prit l’initiative de réunir à Cochabamba un ’Contre-sommet’ des organisations de défense de l’environnement, des mouvements sociaux, de la "société civile"... Il y proclama que l’ennemi principal de l’environnement est le capitalisme. Les articles constitutionnels boliviens 346 et 347 (Titre 2) stipulent que les ressources naturelles (hydrocarbures, eau, air, sol, sous-sol, spectre électromagnétique, les bois, les forêts) relèvent de la propriété sociale directe indivisible et imprescriptible du peuple, dont la gestion revient à l’Etat. Dans les faits, elles deviennent des biens communs. L’article 371 (Chapitre 5) établit que "les ressources hydriques ne pourront faire l’objet d’une appropriation privée", etc.
Toutefois, les contradictions du développement nécessaire, les grands projets d’extraction minière ou d’hydrocarbures au Venezuela (projet d’exploitation de charbon dans la Sierra de Perijá, le plan "Siembra petrolera 2005-2030"), la construction d’infrastructures routières en Bolivie, suscitent la mobilisation des organisations écologistes et des communautés indigènes, inquiètes de l’impact de ces activités d’extraction et de ces grands projets énergétiques. Ces dernières contestent le "schéma d’extraction" massive, toujours employé malgré les engagements écosocialistes gouvernementaux. Cela oblige à exploiter après consultation et avis des communautés, de tous les protagonistes, de façon rationnelle, "soutenable".
Le retour au communautarisme ?
Le spécialiste Sebastian Endara souligne que les implications conceptuelles et politiques du "buen vivir" sont souvent mal interprétées, alors qu’elles n’évacuent pas le dépassement des contradictions de classe, mais portent le projet de construction d’une économie populaire et solidaire, socialisée, d’un "être humain intégral", d’un vivre bien ensemble
Dans les pays où les traditions et pratiques communautaires sont fortes, elles doivent se transformer peu à peu, selon les dirigeants boliviens, en "pouvoir économique".
Que signifie et qu’implique "construire le communautarisme" dans nos contextes européens ? Le "communautarisme", nous le comprenons comme une société autogérée, vivant des valeurs humanistes, et respectant la vie. Donc : pas d’issue définitive dans le capitalisme.
Le vice-président Garcia Linera (ex-guérillero), l’une des principales figures de la gauche latino-américaine, un producteur d’idées en prise avec les réalités, reconnaît la complexité de la tâche, "les tensions qui font avancer", et envisage une transition très longue vers la société nouvelle. Il met l’accent sur les risques de "corporatisme sectoriel". Pour les dirigeants de "l’Etat plurinational de Bolivie" (36 nations indigènes), la boussole reste les plus opprimés : la majorité, et le socle du pouvoir : "indopopulaire". Le nouvel "Etat-Syndicat", l’"Etat social", n’est pas un état de castes, mais un Etat pour tous.
Les concepts sont le fruit et le reflet d’une société et d’une époque : ainsi, si à juste titre le terme sociopolitique "communautarisme" effraie, dans le monde occidental, renvoyant à la "défense" de minorités ethniques, culturelles, facteur de fragmentation, de repli identitaire, de ghettoïsation, d’éclatement du cadre républicain, il serait erroné de transposer mécaniquement ces idées nées de la réalité des communautés indigènes. De plus, la notion de communauté est liée à un territoire : dans les Andes, c’est "l’ayllu". Dès lors que l’on privilégie ce lien territorial, il semble possible, y compris dans le cadre d’un Etat fort, de mettre en place des structures, des enclaves d’autogestion, liées à des "communautés", qui pourraient être des quartiers, des entreprises, des centres de recherche, des villages, des exploitations agricoles, etc., de promouvoir ces enclaves "non capitalistes" ouvertes et coopérant entre elles, partout où cela est faisable, pour faire la preuve, sans attendre, que "notre monde est possible".
Si le socialisme est un mouvement long de dépassement du capitalisme et non "un grand soir", alors l’avenir peut commencer aujourd’hui, par la mise en place "d’espaces libérés", fonctionnant collectivement, équitablement, humainement, horizontalement, délibérativement et respectueusement des autres : êtres humains , vivants, et nature.
Jean Ortiz (pour LGS).