Gérer la catastrophe au lieu de lutter contre
Dans la logique macroniste, les catastrophes sont inévitables et, en dépit de la mort qu’elles sèment, il ne s’agit pas de les empêcher mais de « vivre avec ». Cette résilience mise en valeur par le pouvoir vise avant tout à ce que ses sujets continuent à être fonctionnels sans être paralysés par la panique ou l’anxiété.
À ceux qui s’étonnent encore de la volonté du candidat Macron de pousser encore plus loin le modèle productiviste et hypertechnologique qui est en grande partie responsable des catastrophes climatique, sanitaire et énergétique dans lesquelles nous nous trouvons, il convient de rappeler qu’en bon collapsologue, le président sortant n’a jamais eu l’intention d’empêcher ni les désastres en cours ni ceux à venir, mais d’amener chacun à consentir à « vivre avec ». De fait, se renforcer dans l’épreuve est au cœur de la métaphysique étatique du malheur vertueux qu’il incarne.
Si l’on en croit la lecture du très discret rapport de la mission parlementaire sur la résilience nationale, publié en février 2022, « engagement et résilience de la nation » constituent le programme d’une République en marche acquise aux thèses effondristes, selon lesquelles les désastres sont inéluctables. Sous la férule de la commission de la défense nationale et des forces armées en la personne de Thomas Gassilloud, rapporteur principal, il s’agit d’« envisager les chocs de toute nature auxquels le pays doit se préparer » et d’éduquer les citoyens à être des bons soldats au service d’une « défense totale » de la nation.
Dans un contexte de « conflictualité généralisée à tous les espaces » et de « compétition stratégique » entre grandes puissances, ces parlementaires imprégnés de militarisme en appellent à un engagement en faveur d’un durcissement de la nation qui ne peut passer que par un endurcissement des individus. Ils s’inquiètent du fait qu’« auparavant, alors que l’effort de guerre et ses répercussions sur la population française étaient considérables, ils étaient acceptés par la société », tandis qu’aujourd’hui, « l’acceptabilité sociale des crises et des difficultés est devenue plus faible ». Comment les adeptes de la Résilience En Marche envisagent-ils de nous adapter aux désastres ?
Éloge du sacrifice
L’incantation à la résilience lancée par les auteurs de ce rapport en passe par l’éloge du sacrifice, sous couvert de solidarité :
« Des centaines d’exemples d’héroïsme civil et militaire montrent la résistance collective des peuples face aux épreuves – famines, invasions, exils – qu’ils traversent, illustrant que les membres d’une société humaine peuvent être habités par un sentiment ou des idéaux qui leur paraissent plus élevés que leur propre vie. »
Nous voici donc rassurés sur l’avenir, du fait que :
« La crise du Covid-19 a prouvé que des milliers de citoyens étaient prêts à s’engager, y compris en prenant des risques. »
Il est vrai que pour les précepteurs de la résilience, on ne souffre jamais en vain.
On ne s’étonnera donc pas qu’outre l’« évaluation des effectifs directement mobilisables pour contribuer à la résilience nationale, c’est-à-dire des hommes et des femmes susceptibles d’intervenir en première ligne en cas de crise grave », les rapporteurs préconisent une généralisation du service national universel et du port de l’uniforme dans les écoles. Ainsi peut-on lire que, « chez de nombreux jeunes et moins jeunes, l’abondance inhérente à la société de consommation a fait oublier la possibilité du manque matériel, l’habitude du confort a fait perdre l’aptitude à la rusticité » aboutissant à « une société qui assimile moins le risque et le danger, et perd en résilience face à l’adversité ».
Bref, nous serions des sous-hommes enjoints à nous tenir prêts à nous faire crucifier dans l’espace canonique de la résilience sans cesse en expansion. Décidément, dans ce « monde en guerre » dans lequel nous sommes projetés et dont il nous faut nous accommoder à tout prix, la quête effrénée de résilience nationale prend les allures d’une rhétorique de nationale-résilience.
La résilience pour ne rien changer
Risques et menaces seraient partout : il en va de la guerre des minisatellites en orbite basse, indispensables au déploiement de la 5G, comme de la « menace cyber », de la crise climatique, des épidémies de maladies infectieuses émergentes touchant l’humain, des pannes de service internet, des tentatives de déstabilisation par la désinformation, ou des agressions directes. Il s’agit de les identifier sans jamais remettre en question leurs causes.
En revanche, concernant ce sur quoi nous pourrions effectivement agir, c’est le grand silence. Nous ferions tous partie des forces vives de la résilience nationale pour sauver la 5G et non pour que tout le monde, en France, ait un toit et mange à sa faim. Quant à la leçon de la « crise sanitaire », elle réside dans la nécessité d’être solidaires, non pas pour se battre afin d’avoir suffisamment de lits d’hôpitaux pour la prochaine pandémie annoncée, mais pour « renforcer significativement notre autonomie en matière de production industrielle et d’approvisionnements ». Effectivement, à quoi serviraient des lits supplémentaires dans un contexte où « la crise sanitaire a montré l’aptitude remarquable de notre pays à résister aux conséquences de la catastrophe », notamment grâce au « dynamisme de la société civile » et à « des services publics développés et performants » ?
De même, bien que soulignant avec force le rôle des activités humaines dans l’« accélération de la fréquence des épidémies », notamment en matière d’élevage industriel et d’urbanisation échevelée, les auteurs ne nous proposent là encore que la résilience comme arme d’adaptation massive aux effets des catastrophes. Non seulement le modèle de la ferme industrielle n’est aucunement questionné, mais son expansion est encouragée par les actions biosécuritaires : confinement, vaccination, destruction de cheptels. De manière similaire, pour toute réponse au dérèglement climatique, les résilients en marche se rabattent sur une énergie nucléaire dont ils reconnaissent pourtant qu’« elle comporte inévitablement des risques industriels, sanitaires et environnementaux », et « s’accompagne d’exigences supplémentaires de prévention des accidents et de résilience en cas de survenue de ces derniers », substituant la fatalité des risques liés à l’atome à celle des risques liés au réchauffement. Car résilier signifie gouverner dans la fatalité des désastres, sans jamais se demander si l’adaptation est véritablement adaptée.
La promesse de la violence
Pour les rapporteurs :
« Nous avons tous le devoir de faire prendre conscience à nos concitoyens que le monde qui les entoure est un monde violent et qu’ils vont être rattrapés par cette violence très rapidement, quoi qu’il arrive. »
Une fois ce vent de panique semé, ils prescrivent d’« éviter que s’immisce au sein de la population des jeunes une peur du futur », car :
« si ce futur est perçu comme hostile, comme menaçant, cela devient très problématique [...] la propension à l’anxiété et à la frustration des générations actuelles tend à réduire notre capacité de résilience collective dans une situation de crise grave. »
Dans cet édifiant exercice de double pensée, où il faut simultanément avoir peur et cesser d’avoir peur, il s’agit donc d’évacuer cette anxiété que craignent tant les dirigeants, pour mieux se préparer au pire sans jamais se révolter contre ses raisons. Le récent « Plan de résilience économique et sociale » proposé pour faire face à la flambée des prix de l’énergie dans le contexte de la guerre en Ukraine, s’inscrit pleinement dans ce gouvernement par la peur de la peur, la remise à la pompe ayant pour principale fonction d’étouffer toute volonté de révolte. Mieux vaut des Français ultra-résilients, plutôt qu’« ultrajaunes », pour reprendre le terme des parlementaires. Le « bouclier tarifaire » est un palliatif temporaire aux boucliers des CRS.
Tout comme à Fukushima les autorités ont enjoint la population à participer à la gestion du désastre en décontaminant afin d’apprendre à ne plus avoir peur de la radioactivité, on veut demander aux Français de cogérer les catastrophes avec des bouts de ficelle pour qu’ils se calment :
« Votre rapporteur estime qu’il est indispensable qu’en France, les populations soient mises dans la position d’acteurs plutôt que de consommateurs, comme lorsque nous avons été incités à fabriquer nous-mêmes des masques sanitaires. Cette implication pourra, en retour, réduire le sentiment d’anxiété, voire d’angoisse, éprouvé. »
Ce gouvernement par la peur de la peur est cohérent avec l’abandon du principe de précaution, cet empêcheur de résilier en rond jugé « omniprésent », faisant l’objet d’une « utilisation abusive », et contribuant à « donner le primat à l’émotion et à l’irrationalité ». Les auteurs en appellent à une évolution collective de notre rapport au risque :
« En passant d’un principe de précaution à un principe de résilience, qui reposerait sur une approche bénéfice-risque perçue comme plus souple et plus dynamique ».
Conscients du fait que « la communication gouvernementale est un enjeu majeur de bonne gestion d’une crise », les résilients En Marche confirment que l’administration des désastres, c’est-à-dire la cogestion généralisée des catastrophes et de leurs dégâts, est indissociable de l’administration des sentiments et des émotions à leur égard. Car la morale de la fable de la résilience est toujours la même : rien ne sert de se fâcher, il faut résilier à point.
Thierry Ribault
Chercheur en sciences sociales
au Clersé-CNRS-Université de Lille.
Il est l’auteur de Contre la résilience. À Fukushima et ailleurs, éd. L’Échappée, 2021.
Tribune publiée sur le site Reporterre le 20 avril 2022.
Évelyne Pieiller :
Résilience partout, résistance nulle part
2021
Jusqu’où aller dans la mise en œuvre de nouvelles contraintes, et comment y aller ? Comment faire pour qu’elles apparaissent justifiées, voire bénéfiques, pour s’assurer de leur acceptabilité sociale ? Le recours aux sciences cognitives permet d’armer dans ce but les politiques publiques et de contribuer à un modelage de nos comportements ; ce qu’illustre la valorisation de la « résilience ».
« Ici, la résilience a la saveur d’une crépinette de pied de cochon. » Moins d’une semaine après les attentats du 13 novembre 2015, c’est ce qu’on pouvait lire dans un article du journal Le Monde vantant un restaurant. On peut supposer que la crépinette était d’autant plus forte en embrayeuse de résilience que ledit restaurant était situé dans l’un des arrondissements où avaient eu lieu les fusillades. C’était hardi, mais précurseur. Cinq ans plus tard, le mot est mis, si l’on ose dire, à toutes les sauces. Les institutions internationales, le monde de la finance, du management, de la santé publique, les économistes, les urbanistes, les climatologues : tous y recourent. Les politiques en raffolent. M. Joseph Biden a évoqué dans son discours d’investiture, le 20 janvier dernier, la « résilience » de la Constitution des EU. M. Emmanuel Macron le décline sans craindre de se répéter. S’il évoque, dans le contexte de la pandémie de Covid-19, les « scénarios de résilience » (France Info, 19 février 2021), il sait aussi se montrer plus inventif. Ainsi, pour le cinquantième anniversaire de la mort du général de Gaulle, le 9 novembre 2020, il salue son « esprit de résilience ». Il baptise la mobilisation de l’armée en mars 2020 opération « Résilience ». Au Forum économique mondial de Davos, le 26 janvier dernier, il se déclare « pour un capitalisme résilient ». Un récent projet de loi s’intitule « Climat et résilience ». Les ministres partagent le lexique du président, et Mme Roselyne Bachelot évoque avec entrain, sur fond de suspense durable, un « modèle résilient de fonctionnement des lieux culturels » (Twitter, 23 décembre 2020).
Manifestement, être résilient, c’est bien.
C’est peut-être même le bien.
Certes, on s’en est longtemps passé. Par exemple, si on se souvient bien, le général De Gaulle donnait plus dans la résistance que dans la résilience. Mais il est clair, quel que soit par ailleurs le flou qui l’entoure, qu’elle est toute vibrante d’une « positivité » particulière. On fait remonter sa popularisation en France aux travaux du psychiatre Boris Cyrulnik, autrefois membre de la commission Attali sur les freins à la croissance et devenu « le psy préféré des Français » – ses livres figurent, depuis le début des années 2000, parmi les meilleures ventes du secteur du développement personnel [1]. Cyrulnik définit la résilience comme :
« La capacité à réussir, à vivre et à se développer positivement, de manière socialement acceptable, en dépit du stress ou d’une adversité qui comporte normalement le risque grave d’une issue négative. » [2]
Positivons ! Tout un lexique a fleuri en relation avec cette merveilleuse capacité : face aux « accidents de la vie », on peut « se reconstruire », « rebondir », voire « se réinventer ». La souffrance peut vous faire du profit, en une version psychologique de la destruction créatrice.
Chocs intimes et crises sociales
On voit assez vite l’intérêt de mettre en avant cette émouvante notion. D’abord, elle a le charme de pouvoir s’appliquer de façon équivoque à l’individu et au collectif, comme si étaient superposables les chocs intimes et les crises sociales. Et puis, c’est quand même autre chose que le courage, la chance, l’entraide, la lutte, tous éléments qui permettent de fait de « s’en sortir », mais qui, franchement moins « psy », n’ont pas ce beau mystère du processus mental qui vous sauve et vous recrée. Il s’agit là d’une opération très réussie de célébration de la magie de nos ressources, qui maquille « l’adaptation permanente du sujet au détriment de la remise en cause des conditions de sa souffrance », comme le formule Thierry Ribault dans un livre précis et emporté [3].
Son extrême valorisation est bien sûr en accord avec l’air du temps, qui invite chacun à se considérer comme un capital à faire fructifier. Mais, de façon plus large, la promotion de la résilience comme modèle diffus de traversée profitable des épreuves, du résilient comme modeste héros qui a reconnu et transformé ses fragilités est une arme idéologique et politique idéale. Elle est de fait posée aujourd’hui et saluée comme la solution pour surmonter les temps difficiles. Ce que confirme l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), aujourd’hui intégré au ministère de l’intérieur, quand il propose en mars 2020 « la résilience comme axe de communication de crise ». Le contrat passé le 17 mars 2020 avec la BVA Nudge Unit (l’« unité coup de pouce » du groupe BVA), chargée de conseiller le gouvernement dans sa gestion de la pandémie, éclaire son rôle et le cadre dans lequel se situe la nouvelle « fabrique du consentement ». Car « coup de pouce » est le terme inoffensif qui désigne des techniques de suggestion indirecte chargées d’influencer, sans contrainte, les motivations et la prise de décision, de nous extraire en douceur de notre irrationalité spontanée, obstacle naturel à l’adoption de la « bonne pratique », en l’occurrence... de la résilience [4].
En France, BVA Group, société d’études et de conseil, offre, selon son site, des expertises « pour comprendre les individus et leurs usages émergents, afin d’anticiper les grands mouvements », mais aussi « de la communication pour créer, émouvoir et convertir [sic] grâce au formidable pouvoir des idées, de l’imagination et de la créativité ». Le site de sa filiale BVA Nudge Unit précise avec moins de lyrisme :
« Nous actionnons les “facteurs de changement” qui façonnent les comportements. »
On sait que la perception et l’interprétation du monde se traduisent en informations électrochimiques au long d’un réseau de nerfs et de cellules nerveuses (neurones) qui font circuler des signaux ; pour résumer, les neurones « codent » l’information. Les neurosciences, qui décrivent et interrogent cette transmission, peuvent se spécialiser dans l’examen de ce qui est mis en jeu dans les comportements ou dans les capacités mentales. Quelle fonction remplit la sérotonine, l’« hormone du bonheur » ? Quel rôle joue la dopamine dans les addictions ? Quelles sont les zones de la réflexion dans le cerveau, que s’y passe-t-il quand elles sont activées ? Ces neurosciences, qu’on appelle alors « cognitives », cherchent ainsi à identifier ce qui produit du « rationnel » et de l’« irrationnel », à cerner la connexion entre le conscient et l’inconscient, et, en s’appuyant sur l’examen des dysfonctionnements, à définir le processus physiologique qui sépare le normal du pathologique.
Elles portent donc sur des sujets majeurs, car elles contribuent à établir « scientifiquement » des normes de santé, psychiques ou comportementales, et peuvent être sollicitées pour corriger, améliorer ou transformer des « mécanismes » défaillants [5]. Puisqu’on sait quels messagers chimiques interviennent par exemple dans les émotions, puisqu’on connaît la localisation cérébrale de l’attention, il serait regrettable de ne pas profiter de ces avancées étourdissantes pour aider les individus à surmonter leurs difficultés ou à optimiser leur potentiel. Il suffit pour cela d’une analyse fine des processus, d’une cartographie détaillée des connexions neuronales et du recâblage des mécanismes. C’est à quoi va contribuer l’examen des « biais cognitifs ».
Dans les années 1970, les psychologues Daniel Kahneman (prix de la banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, dit « Nobel d’économie », en 2002) et Amos Tversky avaient mis en lumière l’irrationalité de certains choix économiques [6]. Ce qui conduit à la prise de décision erronée est un raccourci généralement inconscient dans le traitement de l’information, qui lui fait subir une distorsion. Ce « biais cognitif » a pour lui le charme de la rapidité (on ne se fatigue pas le cerveau) et de l’évidence (il rayonne de certitude). On en est aujourd’hui à un répertoire d’environ deux cents biais cognitifs. Nous nous en tiendrons à quelques exemples : le « biais de confirmation », lorsque nous préférons ce qui va dans le sens de nos croyances ; le « biais de cadrage », lorsque nous choisissons ce que la présentation du propos nous incite à choisir ; ou encore celui qui pousse à valoriser le court terme. Il ne semblerait pas vraiment nécessaire de s’attarder sur ces biais, qui ressemblent assez au poids des préjugés, de la rhétorique, du tempérament, etc., si les neurosciences ne les incorporaient à leur champ d’étude, dans la perspective d’agir sur eux.
Selon elles, ces biais, dûment repérés dans toutes sortes de domaines, de la mémorisation aux relations sociales, présentent quelques caractéristiques remarquables. Contrairement à l’erreur, qui est aléatoire, ils seraient systématiques ; ils opéreraient chez tous les individus ; et ils seraient immémoriaux : durant la préhistoire, leur fonction était « de permettre à notre cerveau d’économiser du temps et de l’énergie » [7]. Mais, autrefois utiles, ils faussent aujourd’hui « nos décisions quotidiennes » [8]. Ces faiblesses universelles produisent un état émotionnel et orientent notre pensée. Or le fonctionnement du biais, à l’instar de celui de toute opération mentale, peut être modulé grâce à l’intervention de messages autres : pour que la décision soit moins émotionnelle, plus pertinente, changeons les connexions.
C’est là le rôle des nudges. On connaît l’histoire de la mouche cible dessinée au fond des urinoirs à Amsterdam, qui a effectivement permis une forte diminution des frais de nettoyage. L’anecdote est célèbre ; le sont un peu moins les multiples Nudge Units qui ont été mises en place pour guider certaines actions politiques : au Royaume-Uni, en 2010, dans le gouvernement de M. David Cameron ; en 2013, aux États-Unis, auprès de M. Barack Obama... En France, comme le résume M. Ismaël Emelien, qui a fait recruter la filiale de BVA lorsqu’il était conseiller de M. Macron, l’objectif n’est pas si loin de la mouche cible :
« On fait juste en sorte que la personne regarde dans la bonne direction. C’est complètement indissociable de l’intérêt général. » [9]
C’est très gentil. C’est toujours très gentil quand on pense pour nous, qui pensons mal. Concrètement, la Nudge Unit gouvernementale entreprend de « construire le bien-être et la résilience à long terme », car cette dernière ne saurait être une grâce personnelle, un don inexplicable, non : elle se « construit ».
Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas ici de la simple virtuosité de communicants surdoués. M. Éric Singler, responsable de la BVA Nudge Unit, le souligne :
« Informer et convaincre, à partir d’éléments rationnels, un individu qui ne l’est pas n’est pas pertinent pour qu’il change son comportement. » [10]
Et il insiste :
« Le Nudge implique un changement comportemental, pas seulement un changement d’image. Son enjeu n’est pas de créer une motivation, mais bien de faire basculer les gens de l’intention à l’action. L’intention se crée par la pédagogie et la communication. L’action se crée, elle, par la bascule comportementale. » [11]
Vive la mouche. Autrement dit, l’objectif, pour reprendre les mots de la philosophe Barbara Stiegler, est un « modelage infra-conscient de nos comportements » [12].
La Nudge Unit est discrète sur ses actions, ce qui se comprend. Néanmoins, il est clair que construire la résilience, et donc recâbler les connexions pour induire à accepter ce qui est censé contribuer à la résilience générale, passe évidemment par la culpabilisation, intériorisée, du « déviant » et par la gratification, intériorisée, de la « bonne pratique », porteuse d’un avenir radieux. Toutes émotions qui, une fois les neurones enfin codés correctement, modifient vertueusement les comportements et permettent d’accueillir les contraintes nécessaires à l’amélioration de l’état personnel comme de la situation collective. Les sciences cognitives « arment » ainsi, pour reprendre un terme cher à M. Singler, les politiques publiques, en rendant acceptables de nouvelles normes sociales, qui apparaissent alors morales, altruistes, bénéfiques pour tous.
Disparition du mauvais esprit
Évidemment, il y a de quoi s’assombrir. On peut s’effarer de la « scientisation » d’une entreprise politique de... mise aux normes. On peut être horrifié par la manipulation idéologique, le cynisme de l’éloge secret de l’adaptation, où disparaîtraient les mauvaises émotions et le mauvais esprit qui conduisent à l’insoumission. Mais on peut aussi remarquer avec un certain plaisir que la volonté de transformer chacun en soutien de la résilience a dû s’assortir de moyens de coercition aussi archaïques que les contraventions, et que l’« opinion publique » n’est pas entièrement convaincue de la puissance de réinvention censée naître des crises et des états d’urgence...
Evelyne Pieiller
Article publié dans le mensuel Le Monde diplomatique en mai 2021.
[1] Cf. l’étude cinglante de Nicolas Chevassus-au-Louis, « Le grand bazar de Boris Cyrulnik », Revue du Crieur n°6, 2017/1.
[2] Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Odile Jacob, Paris, 1999.
[3] Thierry Ribault, Contre la résilience. À Fukushima et ailleurs, L’Échappée, 2021.
[4] Le terme a été popularisé par l’économiste Richard Thaler et le juriste Cass Sunstein dans Nudge. La méthode douce pour inspirer la bonne décision, Vuibert, coll. Signature, 2010. Richard Thaler a reçu le « prix Nobel d’économie » en 2017.
[5] Elles sont déjà à l’œuvre, entre autres, dans la réflexion pédagogique. Cf. Stanislas Dehaene, Les Neurones de la lecture, Odile Jacob, 2007. L’auteur est président du conseil scientifique de l’éducation nationale, mis en place par le ministre Jean-Michel Blanquer.
[6] Lire Laura Raim, « Pire que l’autre, la nouvelle science économique », Le Monde diplomatique, juillet 2013.
[7] Éléonore Solé, « Comment notre cerveau nous manipule-t-il ? », Sciences et Avenir, 21 juillet 2019.
[8] Jérôme Boutang et Michel De Lara, Les Biais de l’esprit. Comment l’évolution a forgé notre psychologie, Odile Jacob, 2019.
[9] Cité dans Géraldine Woessner, « Emmanuel Macron et le pouvoir du “nudge” », Le Point, 4 juin 2020.
[10] Éric Singler, « Pour une “nudge unit” à la française », Libération, 11 mai 2014.
[11] Cité dans Hubert Guillaud, « Où en est le nudge (1/3) ? Tout est-il “nudgable” ? », InternetActu, 27 juin 2017.
[12] Barbara Stiegler, De la démocratie en pandémie. Santé, recherche, éducation, Gallimard, coll. Tracts, 2021.
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