Dans une Amérique latine où les secteurs conservateurs se trouvent en grande difficulté – perte électorale du Mexique et de l’Argentine, crise institutionnelle au Pérou, explosions sociales en Haïti, en Equateur et au Chili, résistance de Cuba, du Nicaragua et du Venezuela –, tout devait être fait pour empêcher Evo Morales de demeurer chef de l’Etat en Bolivie.
Chargée d’auditer le scrutin « contesté » du 20 octobre dernier, remporté par Morales, l’Organisation des Etats américains (OEA), dans l‘orbite de Washington et d’emblée favorable aux thèses de l’opposition, a comme il était prévisible annoncé le 10 novembre qu’elle n’en validait pas le résultat. Le pouvoir bolivien ayant accepté par avance, pour prouver sa bonne foi, que ce rapport de l’OEA serait « contraignant », Evo Morales a annoncé que de nouvelles élections seraient organisées. Ce n‘était pas suffisant ! Accélérant à l’extrême l’issue de la crise analysée dans le présent article, une vague de violence fascisante déclenchée par l’opposition, des unités de police, et finalement parachevée par un ralliement de l’armée, a débouché le 10 octobre sur un coup d’Etat (quand bien même il aurait pris la forme d’une « démission » destinée avant tout à tenter de stopper cette violence meurtrière).
Dans le climat de haine déclenché contre le désormais ex-président – ainsi que contre ses ministres, proches collaborateurs, élus et militants de son parti – il y a tout lieu de craindre très sérieusement pour leur intégrité physique et leur sécurité.
Lire la genèse de cette crise sur le site de Mémoire des Luttes : http://www.medelu.org/La-longue-campagne-du-Tout-sauf-Evo
Maurice Lemoine
La longue campagne du « Tout sauf Evo »
Président aymara, paysan et syndicaliste, symbole d’une Bolivie nouvelle, appuyé depuis janvier 2006 sur une base « indigène et plébéienne » (pour reprendre les termes de son vice-président Álvaro García Linera), Evo Morales se représentait le 20 octobre pour un troisième mandat consécutif. Pour être élu au premier tour, tout candidat devait obtenir au moins 50 % des suffrages ou recueillir 40 % des voix avec une avance de 10 points sur le deuxième (article 167 de la Constitution), un second tour étant prévu le 15 décembre en cas de nécessité.
Dans une Amérique latine bousculée par une série de crises politiques et économiques parfois aiguës, le pays, de l’avis des observateurs de tous bords, se porte exceptionnellement bien. La nationalisation des ressources stratégiques [1] et la redistribution des recettes de l’Etat ont permis une stabilité politique inédite (si l’on excepte quelques épisodes de tensions et de contestations) grâce à la mise en place de programmes d’accès au travail, à l’éducation et à la santé. Dans un contexte de croissance soutenue, le PIB a bondi de 9 milliards de dollars à plus de 40 milliards, les réserves de change se maintiennent à la hausse, l’inflation est maintenue sous contrôle, le salaire réel a augmenté et, de 59,9 % en 2005, le taux de pauvreté était descendu à 36,4 % fin 2017 (l’extrême pauvreté passant de 38 % à 15 %, soit une baisse de 23 points). On évitera le mot « miracle », beaucoup restant à faire, mais l’appréciation positive de tels résultats dans le pays considéré depuis des lustres comme « le plus pauvre d’Amérique latine » n’a rien d’une vue de l’esprit.
Malgré un tel bilan, cette dernière élection se présente sous un jour moins favorable que les précédentes, remportées haut la main par Morales au premier tour, avec une confortable majorité. Après treize années de pouvoir, la très classique « usure » a fait son apparition. Des pans de population sortis de la pauvreté ne s’identifient plus au Mouvement vers le socialisme (MAS) qui leur a permis une telle ascension ; pour des raisons inverses, tout en bas de l’échelle, ceux qui ont le moins progressé expriment leur déception ; d’une façon plus générale, à l’élan initial d’une « refondation plurinationale » mettant le pays cul par dessus tête se sont substitués des progrès désormais plus lents et, avec leurs inévitables scories, de moins enthousiasmantes « bureaucraties », « gouvernance » et « normalité ».
En soi, et s’il doit être pris en compte, ce nouveau panorama n’a rien de catastrophique pour la mouvance progressiste à la veille du scrutin, Evo Morales demeurant largement en tête de toutes les projections. Néanmoins, il apparaît tout aussi clairement qu’une victoire au premier tour est hautement souhaitable pour lui. Très divisée, la droite part perdante, mais serait susceptible, dans un éventuel second tour, malgré ses divergences et ses rivalités, de se regrouper autour d’un vote dur « Tout sauf Evo ».
Dans ce contexte, Morales affronte au tout premier chef le postulant conservateur le mieux placé dans son camp, à la tête de l’alliance Communauté citoyenne (CC), Carlos Mesa. Journaliste aisé, historien, ce candidat (centriste d’après L’Obs, de « centre droit », selon Courrier International !) a été vice-président de… l’ultralibéral Gonzalo Sánchez de Lozada – dit « Goni » – élu en 2002 après avoir battu « el Indio » Morales avec une différence minime, mais acceptée par ce dernier, de 1,41 % des voix [2]. Chiens de garde de George W. Bush, Otto Reich (secrétaire d’Etat assistant pour l’hémisphère occidental) et Roger Noriega (ambassadeur devant l’Organisation des Etats américains [OEA]), avaient menacé d’imposer des sanctions à la Bolivie si « Evo » était élu.
Corruption, ouverture économique, privatisations, projet d’impôt nouveau sur les salaires, éradication forcée et brutale de la coca… Débordé après des semaines de manifestations et malgré une répression féroce se soldant par plus de 70 morts et des centaines de blessés, Sánchez de Lozada s’enfuit à Miami le 17 octobre 2003. Doté d’un certain sens de l’opportunité politique, le premier de ses collaborateurs, Mesa, lui succède, comme le lui permet la Constitution, plutôt que de démissionner. Il gouvernera jusqu’en mai 2005, chahuté par une contestation sociale permanente menée, entre autres, par Evo Morales, son principal opposant. Lequel, le 28 août suivant, mettant en échec et la droite et Washington, appuyé sur une base majoritairement indigène, mais aussi sur des secteurs urbains, les corporations, les coopératives, les retraités et des cohortes de métis professant un discours à l’accent « national », sera élu une première fois avec 53,74 % des voix.
Sans surprise, au soir du scrutin du 20 octobre dernier, les premiers résultats du comptage préliminaire du Tribunal suprême électoral (TSE) donnent le binôme Morales-García Linera (vice-président) en tête. Toutefois alors que 83 % des votes ont été comptabilisés, ce duo ne dispose toujours pas des 10 points de différence nécessaires à un succès immédiat (45,28 % - 38,16 %). Si Mesa et ses soutiens crient immédiatement victoire, dans la perspective d’un second tour inédit qu’ils annoncent absolument certain, le camp du chef de l’Etat sortant ne s’émeut pas pour autant. Les 17 % de votes encore non pris en compte correspondent aux zones paysannes et indigènes les plus lointaines, éparpillées et isolées, dépourvues d’Internet (pour l’envoi des PDF des procès verbaux) et de modernes voies de communication. Des espaces très majoritairement favorables à « Evo », dont ils constituent la base sociale et une importante réserve de voix.
Cet élément incontestable (car constaté lors des élections précédentes) aura été soit oublié soit gommé lorsque, le 21, après une nuit de silence de la page Web du TSE jugée « suspecte » voire « scélérate » par l’opposition, tombe le bilan quasiment définitif, mais déjà contesté : « Evo Morales l’emporte au premier tour ». Une information confirmée le 24 vers 18 heures, après dépouillement de 99,81 % des bulletins, lorsque le TSE indiquera que le chef de l’Etat socialiste bénéficie de 47,06 % des suffrages contre 36,52 % à Mesa [3]. Un écart supérieur aux fameux 10 points de pourcentage et qui, portant sur plus de 600 000 voix, se révèle irrattrapable pour l’opposant.
Dès le lundi 21, Mesa a dénoncé « une fraude scandaleuse » et accusé le TSE d’être « une honte pour le pays ». L’appuyant implicitement, le chef de la délégation de l’OEA, l’ex-ministre des Affaires étrangères du Costa Rica, Manuel González Sanz, a de son côté critiqué l’interruption du comptage rapide intervenue dans la nuit du 20 au 21 et manifesté sa « profonde préoccupation et surprise pour le changement de tendance » constaté le lundi matin. Alors que, à l’appel de Mesa, se produisent les premières mobilisations et violences à Potosí, Oruro, Tarija et Chuquisaca, l’OEA va plus que vite en besogne : dès le mercredi 23, alors que le TSJ n’a pas encore rendu public le résultat définitif, la mission d’observation électorale de l’organisation interaméricaine estime que la « meilleure solution » serait de déclarer un ballottage entre les deux candidats. L’Union européenne fait encore plus fort en appelant le 24 à « mettre un terme au processus de dépouillement en cours » et à organiser directement un second tour « pour rétablir la confiance et s’assurer du respect du choix démocratique du peuple bolivien ». Les Etats-Unis et leurs comparses du Brésil, de l’Argentine et de la Colombie ne disent pas autre chose. L’Eglise catholique bolivienne abonde dans leur sens.
Il n’en faut pas plus pour que les professionnels de la plume, de la caméra et du micro se mettent de la partie. Dans le registre absurde, s’agissant de Radio France Internationale (RFI) qui titre le 22 avril, évoquant les injonctions de Fernando Camacho, président fascisant du Comité Pro-Santa-Cruz (la plus grande et plus riche ville du pays) : « Présidentielle en Bolivie : la société civile appelle à une grève de 24 heures [4] ». Est-ce à dire que les 2 889 359 électeurs qui ont porté Evo Morales en tête du scrutin (contre 2 240 920 à Mesa) n’appartiennent pas à la dite « société civile » ? Peut-être s’agit-il d’extraterrestres ! A moins, bien entendu, qu’il ne s’agisse d’« Indios de mierda » – expression fréquemment employée par l’ « élite » raciste blanche de Sucre (la capitale) et Santa Cruz, et que nous traduirons pudiquement par « misérables Indiens »…
Chacun dans son style, de la presse conservatrice à la gauche « pensée conforme » (et en particulier Attac, pour ne citer avec accablement que cette organisation [5]), une tendance se dégage – émergée en réalité depuis déjà de longs mois : Evo Morales se présente alors que les Boliviens lui ont dit « non » en 2016 à l’occasion d’un référendum portant sur la possibilité d’un troisième mandat consécutif, alors que la Constitution (article 168) n’en autorisait que deux ; il est donc, en s’ « accrochant au pouvoir », à la manière d’un « caudillo », pour ne pas dire d’un « dictateur en puissance », le responsable de la situation [6].
Sauf bien sûr à rappeler dans quelles conditions a eu lieu, en 2016, le référendum en question.
Deux ans auparavant (le 12 octobre 2014), Morales avait été réélu avec 61,36 % des voix, son parti, le MAS, obtenant les deux tiers des sièges de l’Assemblée législative. Depuis, les forces conservatrices continentales étaient repassées à l’offensive. En témoignait la violente tentative de déstabilisation de Nicolás Maduro au Venezuela. En Bolivie, d’aucuns au sein du parti au pouvoir – « el oficialismo » – envisageaient l’avenir avec circonspection. De par sa personnalité, Evo Morales constitue le pivot central de l’archipel des mouvements sociaux. Sans lui, les forces du changement peineraient à demeurer unies. Il n’y a qu’un fou pour changer de cheval au milieu du gué ! Les « masistas » (militants du MAS) firent très tôt pression pour l’organisation d’un référendum permettant une réélection de leur leader, alors non autorisée. Loin des débats abstraits sur la démocratie, les militants et citoyens font ceci ou cela en fonction du contexte : ni bien ni mal, c’est pragmatique et opportun. L’alternance « obligatoire » ne garantit en tant que telle ni la volonté générale ni la stabilité politique, encore moins le maintien des programmes sociaux. Or, à l’exception de quelques points noirs, dont l’affaire de corruption ayant permis à une vingtaine de mandataires et élus du MAS de piller le Fonds indigène (une institution de développement rural), y laissant un trou évalué à 14,6 millions de dollars, le bilan économique et social du chef de l‘Etat était largement positif. Même si, dans le cadre d’un référendum, le choix entre de simples « oui » et « non » devait unir tous ses adversaires, « Evo » avait toutes les chances de l’emporter. Les « masistas » le savaient. L’opposition aussi.
Depuis 2014, le chargé d’affaires Peter Brennan est le diplomate de plus haut rang présent dans l’ambassade des Etats-Unis en Bolivie. En 2008, l’ambassadeur Phillip Goldberg a été expulsé pour son implication dans la tentative de renversement d’Evo Morales à laquelle a participé en tout premier lieu le Comité civique pro-Santa Cruz, dirigé alors par l’homme d’affaires extrémiste bolivo-croate Branko Marinkovic (en cavale depuis 2010 au Brésil, après un passage par les Etats-Unis). En poste au Nicaragua entre 2005 et 2007, Brennan s’y est fait remarquer par ses liens étroits avec les groupes et partis antisandinistes. Après un passage par le Costa Rica, il prend en charge la coordination des Affaires cubaines du Département d’Etat. Arrive en Bolivie en 2014. S’y lie ouvertement avec l’alpha et l’oméga de l’opposition. Y rencontre, le 11 décembre 2015, dans le luxueux hôtel « cinq étoiles » Los Tabijos, de Santa Cruz, un certain Carlos Valverde. Journaliste de son état. Mais aussi ex-chef des services de renseignements boliviens entre 1989 et 1993, en pleine ère néolibérale, sous la présidence de Jaime Paz Zamora.
Par le plus grand des hasards, l’ « affaire » éclate peu de temps après, en pleine campagne pour le référendum du 21 février. Et alors que, créant un sentiment d’échec et de reflux général, les gauches continentales « amies » du MAS se trouvent en difficulté. Au Venezuela, en s’appuyant sur une féroce « guerre économique », la droite a remporté les élections législatives. L’Argentine a pour nouveau chef de l’Etat le néolibéral Mauricio Macri. Au Brésil, vient d’être lancée une procédure d’« impeachment » contre la présidente Dilma Rousseff.
Les vents médiatiques ne demandent qu’à accompagner le mouvement en l’étendant à la Bolivie : pour n’évoquer que lui, car il exerce une influence certaine, le quotidien espagnol El País a déjà titré (4 janvier) : « Evo Morales transgresse les normes à la recherche d’une réélection ».
Le 5 février, dans son émission « Todo por Hoy » (« Tout pour aujourd’hui ») diffusée depuis Santa Cruz par Activa TV, Carlos Valverde lance l’ « opération » en dévoilant l’acte de naissance du fils qu’aurait eu en 2007 Evo Morales avec une petite amie secrète, une militante du MAS de 28 ans sa cadette, Gabriela Zapata. Jusque-là, rien de véritablement scandaleux (sauf pour les grenouilles de bénitier). Toutefois, sans compétences particulières, Zapata est devenue en 2013 gérante d’une firme de BTP chinoise, CAMC Engineering Co (CAMCE), qui a conclu, grâce à la proximité de cette cadre supérieure avec le président, des contrats de l’ordre de 566 millions de dollars avec l’Etat. Un trafic d’influence aussi scandaleux qu’évident !
Dès le lendemain, en conférence de presse, Morales donne sa version des faits. En résumé : oui, il a bien eu une liaison avec la jeune femme entre 2005 et 2007, année au cours de laquelle ils ont eu un enfant, qu’il n’a jamais vu, le bébé étant malheureusement décédé très rapidement ; le couple s’est séparé immédiatement après et a rompu tout contact ; Morales ignorait que son « ex » travaillait pour CAMCE.
Un bon scandale doit comporter une image en laquelle l’imagination du public puisse s’investir. Les médias boliviens dégoulinent de photos et de commentaires sur la vie luxueuse (bien réelle) de « la maîtresse d’Evo ». Les réseaux sociaux débagoulent, dégoulinent, racontent n’importe quoi, passés maîtres dans l’art de blesser et de faire suppurer la plaie. L’intégrité du chef de l’Etat – jusque-là sa force principale – est plus qu’écornée. La presse internationale s’en donne à cœur joie avec ce qui devient une passionnante « telenovela ».
Une telle « indignité » provoque un fort sentiment de réprobation au sein des classes moyennes et dans les secteurs urbains. La campagne de presse atteint son paroxysme. « Les intentions de vote pour le non augmentent en raison du scandale qui affecte Gabriela Zapata et Evo » : d’après les quotidiens Página Siete, Los Tiempos et Correo del Sur, qui ont commandité une enquête, le « non » s’impose désormais très largement sur le « oui » – 47 % contre 28 % [7].
Deux jours avant l’échéance, des groupes d’étudiants de l’Université publique d’El Alto, immense urbanisation qui surplombe La Paz, paralyseront le centre de cette dernière aux cris de « Evo, Zapata, rendez l’argent ! »… Tous les opposants ne forment alors qu’une seule et belle famille, depuis l’ex-président Carlos Mesa (droite), les gouverneurs de Santa Cruz, Rubén Costas (droite extrême), et de La Paz, Félix Patzi (autoproclamé « indigène lettré »), en passant par l’ancienne ministre de la Défense Cecilia Chacón (démissionnaire en 2011 après une répression de manifestants), l’indigénisme radical et communautariste (hostile depuis toujours à « Evo ») et l’ultragauchiste Parti ouvrier révolutionnaire (POR). Rebaptisée « mobilisation citoyenne », cette sainte alliance dénonce fort classiquement, et à l’avance, une « fraude » à venir lors du référendum – le Tribunal électoral étant composé de « sympathisants du MAS », on l’aura compris.
Malgré cette fraude annoncée (au cas où !), le chef de l’Etat perd une bataille électorale pour la première fois en dix ans. Avec une participation de 84,47 %, 51,3 % des Boliviens se prononcent contre la réforme de la Constitution lui permettant de briguer un nouveau mandat. Détail dont on pourrait dire qu’il a son importance : ponctuée de dénonciations de tricheries et d’irrégularités, la tension fut énorme durant les deux jours qui suivirent le scrutin. C’est en effet le laps de temps qui fut nécessaire pour l’annonce d’une tendance irréversible par le TSE. Comme cette année…
Soixante mille voix de différence sur un corps électoral de 6,2 millions de personnes. La « fake news » a atteint son objectif de très peu. Mais elle l’a atteint. Lorsque la vérité va se faire jour, révélant l’ampleur de la manipulation, il sera malheureusement trop tard… La défaite d’Evo est consommée.
Dès le 21 février, accusée d’ « enrichissement illicite et trafic d’influence », Zapata est arrêtée et placée en détention préventive. Une semaine plus tard, en conférence de presse, le vice-président García Linera produit des photos de ses frère et sœur (Paola et Gabriel) en compagnie de politiciens d’opposition – les députés Norma Piérola et Shirley Franco, l’ex-président Jorge « Tuto » Quiroga et Samuel Doria Medina (riche homme d’affaires, candidat à la présidence en 2005, 2009 et 2014). La connivence tombe fort heureusement dans les oubliettes quand, le lendemain, Pilar Guzmán, la tante de Gabriela Zapata, provoque un tsunami. L’enfant du président, Ernesto Fidel, a 8 ou 9 ans et il est bien vivant. « Il est le fils de M. Evo Morales. Je ne sais pas pourquoi ils ont dit ça. Je ne sais pas ce qui les a poussés à mentir », déclare-t-elle sur la chaîne PAT TV.
Tombant manifestement des nues, le président demande à voir l’enfant, dont les avocats de Zapata ont confirmé l’existence : « J’ai le droit de connaître mon fils, c’est mon devoir de le soigner, de le protéger », déclare-t-il le 29 février. Les proches de l’intrigante font durer le suspens tandis que surgissent des photos sur lesquelles cette dernière apparaît en compagnie d’un gamin. Il faudra que le président ait recours à la justice pour qu’un garçon de 11 ans soit présenté le 12 avril à l’autorité compétente. Prenant l’initiative de se soumettre à un test ADN de paternité, Evo Morales se voit opposer le refus de Zapata quand il réclame une démarche similaire sur elle-même et leur enfant supposé.
Après de nouvelles péripéties, il s’avèrera que Zapata a menti lorsqu’elle a fait croire à Morales en 2007 qu’ « ils » avaient eu un bébé (puis qu’il était décédé) ; que l’acte de naissance présenté au début de l’affaire par le « journaliste » Valverde était un faux (le nom du bébé ne figurant dans aucun registre de l’hôpital où il était censé avoir vu le jour) ; et que l’enfant présenté en cette année 2016 à la juge de la famille par Pilar Guzmán, la tante de Zapata, n’était en aucun cas le fils de cette dernière (et donc encore moins d’ « Evo »).
L’ensemble des révélations mènera à l’arrestation de Pilar Guzmán ainsi qu’à la détention des avocats Eduardo León, William Sánchez et Walter Zuleta, accusés d’avoir monté cette supercherie en sa compagnie. « Il a été offert de payer la pension au collège de l’enfant jusqu’à son baccalauréat et d’offrir un terrain et une somme, entre 5 000 et 15 000 dollars, aux parents de ce mineur », révélera le procureur général Ramiro Guerrero en juin. Sa propre mère était chargée d’apprendre ses « éléments de langage » au supposé fils du président. Ces révélations feront, entre parenthèses, une autre victime de poids : la chaîne d’information en continu étatsunienne CNN qui venait d’expédier en urgence un « envoyé spécial » à La Paz pour obtenir un « scoop » spectaculaire et politiquement intéressant grâce à l’autorisation d’interviewer l’enfant.
Sentant le vent du boulet se rapprocher à grande vitesse, l’initiateur de tout ce roman, le « journaliste » Valverde, avait lui, dès le 18 avril, pris les devants : « J’ai eu accès à une information sérieuse (sic !) qui confirme que le fils supposé de GZapata et du président Morales n’existe pas. »
A ce volet « people » du « Zapatagate » qui combla les médias, s’ajoutera le démontage, plus modestement couvert, du supposé « scandale de corruption ». Celui-ci eut pour cadre un bureau du Ministère de la Présidence destiné par le passé à la « Première Dame » (figure éliminée avec l’arrivée du célibataire Evo Morales au pouvoir). Avec la complicité de deux fonctionnaires du ministère et de comparses extérieurs pour établir les contacts, dont l’avocat d’affaires Walter Zuleta, Gabriela Zapata y recevait des entrepreneurs. Arguant de son « intimité » avec le président et de d’une supposée proximité avec un certain nombre de ministres, elle signait au nom de l’Etat des « accords » et des « autorisations » (permettant, par exemple, d’ouvrir des maisons de jeux), moyennant d’importants pots de vin (ses transactions bancaires se montèrent à 700 000 dollars l’année précédant son arrestation).
S’agissant des contrats signés avec CAMCE, l’enquête démontra qu’ils étaient antérieurs au recrutement de Zapata par la firme. Ils avaient pour raison majeure le fait qu’ils conditionnaient l’octroi d’un prêt par la Chine (pour la réalisation des travaux dont CAMCE obtenait la responsabilité). On apprit même que l’entreprise avait été soumise à une amende de 21 millions de dollars et à une interdiction de participation à des licitations pendant trois années pour ne pas avoir respecté certaines de ses obligations. En d’autres termes, le pseudo scandale retomba comme un soufflé [8].
Le pouvoir et ses partisans ont depuis fait du 21 février (date du référendum de 2016) le « Jour du mensonge ». Une enquête effectuée par Market Opinion Research International (Mori) le confirma à sa manière en révélant ultérieurement qu’à la question « le cas Zapata vous a-t-il influencé au moment de voter ? », 53 % des personnes interrogées ont répondu « oui ». C’est donc à juste titre que Juan Ramón Quintana, ex (2006-2010 puis 2012-2017) et actuel ministre de la Présidence, pouvait annoncer en décembre 2016 : « Oui, de fait, nous discutons avec les mouvements sociaux de la possibilité de remettre en question les résultats du 21 février. (…) Cela a été un coup [au sens de coup d’Etat] politico-médiatique. L’une des preuves les plus fortes est la relation entre l’auteur de la dénonciation sur le supposé fils d’Evo et l’ambassade nord-américaine. Et ce qu’a signifié la triangulation politique de l’ambassade des Etats-Unis (…) avec le comportement des médias, des analystes et des laboratoires d’opinion publique qui fonctionnent à travers les réseaux sociaux. Il y a des preuves tangibles, irréfutables, qu’il s’est agi d’une conspiration [9]. »
Etait-il donc dès lors illégitime de remettre en cause cet attentat à la démocratie ? Envolés les grands principes : il semblerait que, pour les acteurs du formatage de l’opinion, la réponse est « oui ».
Lorsqu’elle défend une cause qui lui paraît juste, la gauche latino-américaine, elle, n’a pas l’habitude de la reddition. Dans le cadre d’intenses cogitations sur des solutions alternatives légales, le MAS met dès lors quatre options sur la table, toutes compatibles avec la Constitution politique de l’Etat (CPE) : la réalisation d’un nouveau référendum, cette fois d’initiative citoyenne [10] ; une réforme de la Constitution en utilisant la majorité des deux tiers au sein de l’Assemblée législative ; une démission du président, lui permettant de se représenter de façon « non consécutive » (le vice-président terminant le mandat) ; un recours au Tribunal constitutionnel plurinational (TCP) basé sur l’article 256 de la Constitution, lequel considère que les traités internationaux signés ou ratifiés par la Bolivie et comportant des droits « supérieurs » prévalent sur la dite Constitution.
Il se trouve que l’article 23 de la Convention américaine relative aux droits de l’Homme (CADH), adoptée à San José (Costa Rica), le 22 novembre 1969, mentionne explicitement, s’agissant des droits politiques des citoyens, que ces derniers doivent pouvoir : « participer à la direction des affaires publiques, directement ou par l’intermédiaire de représentants librement élus ; d’élire ou d’être élus (…). » Seules exceptions à cette possibilité « d’élire ou d’être élus » : « (…) des motifs d’âge, de nationalité, de résidence, de langue, de capacité de lire et d’écrire, de capacité civile ou mentale, ou dans le cas d’une condamnation au criminel prononcée par un juge compétent. » Aucune mention d’une éventuelle limitation du droit des citoyens à choisir un candidat et, pour ceux-ci, à se présenter pour plusieurs mandats populaires, consécutifs ou non.
En se basant sur cet argument, la Cour constitutionnelle du Costa Rica a permis en 2006 la réélection, interdite jusque-là, du social-démocrate Óscar Arias (sans un haussement de sourcils de la « communauté internationale »), son équivalente colombienne a fait de même pour le maintien au pouvoir, la même année, du plus que droitier Álvaro Uribe (avec juste quelques signes de désapprobation) et la décision de la Cour de justice nicaraguayenne a autorisé la candidature et la réélection du sandiniste Daniel Ortega en 2016 (soulevant cette fois, comme pour « Evo », un hourvari d’indignation).
Le 28 novembre 2017, répondant à un recours déposé par plusieurs parlementaires du MAS, le Tribunal constitutionnel invalide le résultat du référendum, au motif que la campagne des partisans du « non » a été diffamatoire et donc illégale. Le lendemain, la reconnaissance de la primauté de l’article 23 de la CADH supprime la limite d’un seul renouvellement consécutif visant la fonction de chef de l’Etat (mais aussi celles de vice-président, de gouverneur et de maire). A ceux qui acceptent sans barguigner que Jean-Claude Junker ou Angela Merkel puissent respectivement gouverner le Luxembourg et l’Allemagne pendant vingt années, mais paniquent en voyant le « maintien perpétuel » au pouvoir d’un président latino (surtout quand il est de gauche), le président du Tribunal rappelle que, en tout état de cause, c’est l’électorat bolivien qui conservera « le dernier mot » Par son vote à l’occasion des prochains scrutins.
Ce genre d’argument raisonnablement acceptable ne convainc pas tout le monde (ça se sent ces choses-là !). Vingt-quatre heures ne se sont pas écoulées que l’administration de Donald Trump demande au président bolivien de respecter et la Constitution et le référendum de 2016, et de renoncer à se présenter. Le Sénat américain en fait autant. Leur petit soldat Luis Almagro, secrétaire général de l’OEA, renchérit. Après avoir noué sa plus belle cravate, Carlos Mesa s’envole pour Washington. Lorsqu’il revient, après une série de réunions avec hauts fonctionnaires et sénateurs américains, il annonce qu’il va rétablir les relations diplomatiques au plus haut niveau. Certes, il n’est pas encore président, mais la campagne « La Bolivie a dit non » vient de prendre son élan.
Ici, l’inventaire sera bref des multiples modalités de son développement. On se contentera de quelques épisodes significatifs. Fin juillet 2018, Jorge « Tuto » Quiroga et Carlos Mesa déclarent que le thème de la réélection va générer une tension qui mènera l’opposition « à une situation que nous ne désirons pas : la violence [11] ». Plus concrètement, Mesa propose de déterminer un « Jour D », à partir duquel sera mis en place un agenda concret pour empêcher Evo Morales de se présenter. Le 10 octobre, dans tous le pays, de multiples manifestations se déploient pour exiger le respect du « référendum ». Celle de La Paz, très « classes moyenne et supérieure métisses et blanches », à laquelle participent Carlos Mesa et Samuel Doria Medina, a été convoquée par une coalition baptisée Comité national de défense de la démocratie (Conade) et par (cela devient un grand classique dans les crises internes latino-américaines)… l’Assemblée permanente des droits humains de Bolivie (APDHB). Correspondante des grandes multinationales du secteur – Amnesty International (AI), Human Right Watch (HRW), Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) –, l’APDHB a connu de fortes divisions et des ruptures internes du fait de son appui implicite et explicite à l’opposition. Sa directrice Amparo Carvajal, une religieuse espagnole, n’hésite pas à déclarer qu’elle était mieux écoutée par le pouvoir « du temps de la dictature [1964-1982] » [12].
Conséquence directe… Quand, immédiatement après le scrutin du 20 octobre, l’opposition lancera ses premières actions, délibérément violentes, sans qu’on ne détecte une quelconque apocalypse de violence policière, Amnesty sera déjà dans les « starting blocks » (24 octobre), impatiente de mettre la Bolivie à son tableau de chasse, après le Venezuela et le Nicaragua : « Jusque-là, la réponse des autorités boliviennes face aux manifestations a été très alarmante et démontre un mépris pour les droits humains. Nous surveillons leurs actions et les engageons à ne pas avoir recours à une force excessive [13]. »De son côté, et alors qu’au Chili les militaires de Sebastian Piñera répriment sauvagement, gazent, éborgnent et tuent, José Miguel Vivanco, au nom de Human Right Washington (également connu sous le nom de Human Right Watch) établit une claire hiérarchie dans ses priorités : il demande à son compère Luis Almagro et à l’OEA l’application de la Charte démocratique à… la Bolivie, en raison de la « fraude » constatée lors de l’élection.
Tout aura été essayé. Pour empêcher Morales de se présenter, l’opposition en a appelé à la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), à l’OEA, au Brésil, à la Colombie et même directement à Donald Trump. En interne, les tristement célèbres Comités civiques, à la tête du combat lors de la tentative de déstabilisation de 2008, ont fait leur réapparition. Il s’agit d’instances « citoyennes » et de plateformes représentant certains secteurs économiques et/ou d’extrême droite, agissant en dehors des partis politiques (mais souvent en phases avec ceux-ci). Ils annoncent sans fioritures qu’ils ne reconnaîtront pas le résultat électoral si Morales l’emporte, traitent le gouvernement de « dictature » et proposent le « fédéralisme » comme moyen d’en finir avec l’Etat central (comme en 2008, précisément).
Aucune manœuvre, la plus agressive soit-elle, n’y a pu rien changer : jusqu’à preuve du contraire, Evo Morales a été élu (et, dans le cadre des législatives, le MAS a obtenu la majorité). L’opposition conteste le résultat de la présidentielle. Sur quelle base ? Vice-président du Tribunal électoral, Antonio Costas a certes démissionné en invoquant lui aussi l’arrêt du flux des résultats le 20 au soir. « Il y a eu une alerte à l’attaque informatique, a-t-il ultérieurement déclaré, gérée avec maladresse, mais la pagaïe technique [d’où la raison de sa colère] n’a pas changé la véracité des résultats [14]. »
Insuffisant apparemment pour que l’OEA et l’Union européenne, par leurs déclarations précipitées, n’encouragent et ne renforcent ouvertement les velléités d’insurrection de l’opposition. Des prises de positions très contestables pour le Mexique, dont la représentante à l’OEA, Luz Elena Baños, affirmait dès le 23 octobre que la mission d’observateurs s’était éloignée « des principes d’objectivité et de non intervention dans les affaires internes du pays » et mettait en garde sur « le risque d’instrumentalisation politique des missions d’observation électorale [MOE], un outil technique devant être utilisé pour améliorer la qualité des processus démocratique. »
Pas de second tour ! Mais, a précisé la présidente du Tribunal électoral, l’institution n’a rien à cacher : « Nous sommes disposés à l’organisation d’un audit électoral, et nous allons le faire. Tout comme nous avons accueilli des observateurs électoraux. » Les affrontements ont commencé entre la « mobilisation démocratique », emmenée par Mesa et les dirigeants des Comités civiques, et les électeurs du président mobilisés pour défendre la… démocratie. Le Conade et les comités civiques de La Paz, Potosí, Chuquisaca, Cochabamba, Oruro, Tarija, Beni et Santa Cruz décrètent une grève générale pour obtenir « un second tour ». « Où je vais en prison, où je vais à la présidence », a déclaré Mesa. Mais, alors qu’il soutient cette grève, il refuse de participer à l’audit des résultats électoraux, qui démarrera le 28. Pourtant conforme à ce qu’il prétend réclamer puisque, après accord entre le gouvernement et l‘organisation, des experts de l‘OEA le mèneront (de même que des « pays amis », le Mexique, le Paraguay, le Pérou et l’Espagne).
A partir de ce moment débutent l’escalade. Les manifestations des « contre » et des « pour » se multiplient. Avec leur lot de chocs entre les deux camps. La police doit intervenir pour séparer les manifestants pro et anti Morales à Santa Cruz (le 28). Les anti-« Evo » paralysent le centre des villes ; les « pro » menacent d’utiliser les méthodes de « blocus » déjà envisagées en 2008.
En organisant un référendum illégal, Santa Cruz s’était alors déclarée « autonome » (comme les autres Départements d’opposition, tous sur les basses terres : Beni, Pando et Tarija). Mais les putschistes avaient oublié un détail : « S’ils tiennent la ville, les banlieues et les zones rurales environnant Santa Cruz sont majoritairement habités par des paysans colonisateurs, Indigènes immigrés des hauts plateaux, nous avait confié à l’époque, sur place, un partisan du président. Ils peuvent crier “autonomie, autonomie”, c’est nous qui contrôlons les accès à la ville. S’il se passe quelque chose, il y aura une réponse immédiate, ils sont encerclés ! »
De fait, ces derniers jours, mineurs, syndicalistes et paysans, les secteurs qui historiquement ont appuyé le président, marchent sur La Paz, Cochabamba, s’organisent à Santa Cruz, et ont commencé à établir des barrages sur les routes qui relient Potosi à Sucre (la « ville blanche ») et Cochabamba à Santa Cruz (la cité au racisme à fleur de peau).
Aucun euphémisme n’y changera rien : il s’agit désormais d’une tentative de renversement d’Evo Morales. Alors que les experts de l’OEA sont à l’œuvre, Mesa a changé son fusil d’épaule. Il réclamait un second tour, il invoque maintenant la nécessité d’une nouvelle élection et, le traitant de « manœuvre destinée à maintenir Morales au pouvoir »… rejette l’audit de son très récent allié, l’OEA. Exprimerait-il ainsi un doute sur la possibilité de découvrir les « fraudes massives » qu’il a dénoncées ? Il est vrai que Mesa se trouve sous pression, car maintenant débordé sur son extrême droite. Le 2 novembre, après réunion avec certains dirigeants du Conade, le président du Comité civique pro-Santa Cruz, Luis Camacho, a donné 48 heures à Evo Morales pour démissionner. Outre les appels pressants et réitérés aux militaires (comme au Venezuela et au Nicaragua) le mot d’ordre devient « nouvelles élections générales sans Evo Morales » – réplique exacte du scrutin réclamé dans la République bolivarienne, « sans Nicolás Maduro ». Et, pour marquer leur territoire, les plus factieux parmi les factieux ont fait monter les enchères en précisant : « Ni Morales ni Mesa ». Ce qui a au moins l’avantage de diviser la droite… Mais laisse une question en suspens : à l’allure où vont les choses, qui sera le « Juan Guaido » des Andes, Mesa ou Camacho ?
La Paz, Cochabamba, Santa Cruz… Occupation des institutions publiques [15], menaces et agressions contre les « masistas » « Nous sommes à un pas de commencer à compter les morts par dizaine », a déclaré le 5 novembre le ministre de la Défense Javier Zavaleta, en invitant Camacho à contrôler ses « groupe de choc ». Sans résultat probant. Le conflit prend une très vilaine tournure. A Quillacollo, Feliciano Vegamonte, ex-dirigeant de la Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB) est séquestré. Des scènes obscènes vécues en 2008 se répètent. Le 6 novembre, dans le « municipio » de Vinto (département de Cochabamba) où il a brûlé la mairie, un groupe de nervis a séquestré la mairesse Patricia Arce, membre du MAS, l’a traînée dans la rue, pieds nus, sur plusieurs kilomètres, avant de l’installer sur une tribune, devant une foule haineuse, pour la peindre en rouge et de lui couper les cheveux.
« L’agression sélective contre les citoyens et les forces de sécurité, l’appel au soulèvement des Forces armées et de la Police nationale, et finalement l’injonction faite au président Evo Morales, sous la menace, de quitter le gouvernement sous 48 heures sont de claires évidences qu’il y a en cours un coup d’Etat qui prétend briser la vie démocratique de la Bolivie », a dénoncé le 4 novembre, devant le Conseil permanent de l’OEA, le ministres des Affaires étrangères Diego Pary. A-t-il été entendu ? Et quand bien même il le serait…
On sera ici extrêmement prudent sur les possibles développements de la crise à très court terme. Le 2 novembre, en affirmant qu’il respectera le rapport élaboré par l’OEA au terme de l’audit de l’élection, Evo Morales a ajouté espérer qu’il s’agira d’un « travail technique et juridique, et pas politique ». Une préoccupation des plus compréhensibles. Dans son évidente certitude que les résultats du scrutin sont fiables, et pour prouver sa bonne foi, le pouvoir bolivien a accepté que les conclusions de l’audit et les conséquences qui en découleront soient « contraignants ». C’est le secrétaire général de l’OEA Luis Almagro qui recevra l’audit envoyé par ses trente experts dans un premier temps, puis qui, par les canaux diplomatiques, les transmettra au gouvernement du pays andin. En d’autres termes : Almagro et l’OEA sont les maîtres d’un jeu dans lequel Evo Morales et les siens se sont liés les mains.
Sans écarter l’hypothèse que des anomalies réelles soient détectées – ce qui est après tout du domaine du possible, même pour un pouvoir ne les ayant pas volontairement provoquées –, l’OEA, par définition, obéit en priorité à Washington. Ses premières réactions, le lendemain du scrutin, indiquent clairement dans quel sens souffle le vent.
Il se trouve qu’un fantastique bras de fer est engagé en Amérique latine où d’aucuns avaient un peu hâtivement annoncé une « fin de cycle ». Les tenants du conservatisme sont sur les dents. Ils ont « perdu » en quelques mois le Mexique et l’Argentine. Le Venezuela, Cuba et le Nicaragua résistent. Une grave crise institutionnelle secoue le Pérou. Haïti brûle, l’Equateur s’est embrasé (et il n’y règne qu’une relative accalmie), même les heureux bénéficiaires de l’ « oasis » chilienne sont en cours de soulèvement.
Le 24 octobre, Almagro, la bave aux lèvres, dénonçait le rôle de Cuba et du Venezuela dans la vague de « déstabilisations » affectant l’Equateur, la Colombie et le Chili : « Les brises du régime bolivarien impulsées par le madurisme et le régime cubain portent de la violence, des saccages, de la destruction, et l’intention politique d’attaquer directement le système démocratique et de forcer l’interruption des mandats constitutionnels. » Cinq jours plus tard, lors de l’inauguration de la 7e Réunion des ministres de l’Intérieur des Amériques, le même Almagro félicitait le président équatorien Lenín Moreno pour la façon dont il a jugulé le mouvement social. Washington, suivi par ses principaux satellites Bogotá et Brasilia veut plus que jamais en finir avec « l’axe du mal », rebaptisé « troïka de la tyrannie » (Cuba, Nicaragua, Venezuela). Et il faudrait laisser la Bolivie entre « les mains » d’Evo Morales ?
Un examen rationnel de la situation laisse peu d’espace pour l’hypothèse d’une évolution positive sur le très court terme. En témoigne un premier épisode révélateur. Le 1er novembre, au lendemain du début de sa mission, le chef des experts de l’OEA Arturo Espinosa a annoncé sa démission. « J’ai décidé de me retirer de l’audit pour ne pas compromettre son impartialité », a-t-il dû twitter. Mexicain, avocat, Espinosa avait publié une semaine auparavant un article d’opinion très critique accusant le président Morales « de vouloir se maintenir au pouvoir à tout prix ». Un article malheureusement déniché par quelques médias boliviens…
Restent deux éléments à prendre en compte… L’existence, parmi les experts, de ceux envoyés par les « pays amis » – Mexique, Paraguay, Espagne et Pérou. Difficile en leur présence de se livrer à une trop voyante manipulation. D’un autre côté, peut-être plus futile, mais existant, Almagro a un « ego » surdimensionné. Comme l’OEA en général, il n’apprécie guère qu’on lui tienne tête. Et si l’opposition bolivienne s’était tirée une balle dans le pied en refusant l’audit de l’organisation interaméricaine et en la traitant avec autant de mépris ? On n’en fera pas le pari. Mais la possibilité existe. La pression va être énorme sur tous les protagonistes, ces jours-ci.
Maurice LEMOINE
Illustration : Evo Morales en 2017 – Flickr CC