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La Cour Pénale Internationale et la Colombie : des massacres examinés à la loupe (Counterpunch)

La Cour Pénale Internationale (CPI) vient de publier son Rapport Intérimaire sur la Colombie (1). C’est d’autant plus intéressant à lire que cela en dit plus long sur la CPI elle-même que sur la Colombie. Dans le rapport, la CPI explique que la Colombie est sous examen préliminaire de la CPI depuis juin 2004. C’est tout à fait curieux, car le rapport conclut que les pires crimes de l’armée colombienne - les meurtres "faux positifs" au cours desquels l’armée a assassiné environ 3000 civils innocents pour les habiller en guérilleros et les faire passer comme tels - "ont été commis, pour la plupart, entre 2004 et 2008."

En d’autres termes, l’armée a perpétré ses violations les plus connues sous l’oeil attentif de la CPI, véritable inspecteur Clouseau (celui de la Panthère Rose ndt). Peut-être la CPI était-elle trop occupée à poursuivre des Africains en justice - ils semblent être la seule cible de la CPI - pour avoir eu le temps de s’occuper de ces crimes.

Quoiqu’il en soit, les conclusions de la CPI soulèvent beaucoup de questions sur l’armée colombienne, et encore plus sur son commanditaire étasunien. En effet, le moment où il y a eu le plus de "faux positifs" (2004 à 2008) correspond aussi au moment où les Etats-Unis fournissaient le plus d’aide militaire à la Colombie. Et il semble que ce ne soit pas exactement une coïncidence.

La CPI décrit le phénomène des "faux positifs" comme suit :

Des membres de l’état, en particulier des membres de l’armée colombienne, auraient aussi, semble-t-il, délibérément tué des milliers de civils pour améliorer leurs taux de réussite dans le contexte du conflit armé intérieur et pour obtenir des fonds étasuniens. Les civils exécutés étaient comptabilisés comme des guérilleros tués dans les combats grâce à l’altération des scènes de crime. .... Les informations dont nous disposons indiquent que ces meurtres ont été perpétrés par des membres de l’armée opérant parfois conjointement avec des paramilitaires et des civils, au cours d’attaques dirigées contre les civils dans différentes parties de la Colombie. Les meurtres étaient parfois précédés de détention arbitraire, de torture et d’autres formes de maltraitance.

La CPI conclut que ces assassinats étaient systématiques, approuvés par les officiers les plus gradés de l’armée colombienne et qu’ils étaient l’expression par conséquent d’une "politique d’état".

Les tueries - que la CPI qualifie à la fois de "meurtres" et de "disparitions forcées"- n’étaient pas faites au hasard mais ciblaient, selon la CPI, des "catégories particulières de civils" comme des "marginaux" vivant à l’écart, des chômeurs, des pauvres ou des drogués ; des militants politiques, sociaux ou communautaires ; des natifs, des mineurs, des paysans et des handicapés. Par ailleurs, les régions qui ont le plus souffert de ces meurtres ont été, en ordre décroissant, Antioquia, Meta, Hila et Norte de Santander. Comme l’a noté la CPI, les victimes des "faux positifs"ont souvent fini dans des charniers.

La CPI, s’appuyant sur les découvertes du Rapporteur Spécial de l’ONU, a noté un fait bizarre - à savoir que les "faux positifs" qui avaient commencé à des degrés divers dans les années 1980, ont culminé précisément au moment où la menace que représentaient les guérilléros a commencé à diminuer au début des années 2000. Comme l’explique la CPI, en citant le Rapporteur Spécial de l’ONU :

’Du fait que la sécurité en Colombie a commencé à s’améliorer à partir de 2000 et que les guérilléros quittaient les endroits habités, des unités de l’armée n’arrivaient plus à engager de combat. Cela a incité certaines unités à falsifier les meurtres. Dans d’autres endroits, les soldats qui craignaient d’affronter les dangereux guérilléros ont trouvé plus ’facile’ de tuer des civils. Et dans d’autres endroits encore, il y avait des liens entre l’armée et les trafiquants de drogue et autres gangs du crime organisé. Les unités militaires locales ne voulaient pas entrer en conflit avec ces groupes illégaux avec lesquelles elles coopéraient et, donc, tuer des civils et les présenter faussement comme faisant partie de ces gangs donnait l’impression que l’armée agissait.’

Ces informations devraient beaucoup intéresser ceux qui se penchent sur la politique des Etats-Unis en Colombie. D’abord il est clair que c’est pendant la période où les Etats-Unis ont fourni le plus d’assistance militaire à la Colombie au titre du Plan Colombia (de 2000 à 2009), que l’armée colombienne a commis ses pire crimes et, en plus, sans aucune nécessité, du moins si l’éradication de la drogue était le véritable objectif. Ainsi l’armée colombienne tuait sciemment des civils au lieu de tuer des guérilléros tout en laissant courir les trafiquants de drogue et autres groupes du crime organisé parce qu’elle travaillait avec ces groupes.

Comme la CPI l’a expliqué, un des groupes du crime organisé avec laquelle l’armée colombienne a étroitement collaboré est celui des paramilitaires de droite qui "aidaient l’armée colombienne dans sa lutte contre les guérilléros des FARC et de l’ELN (armée de libération nationale) en attaquant non pas les guérilléros eux-mêmes mais la population civile - par exemple en commettant "des meurtres de masse de civils ; des assassinats ciblés de leaders sociaux, de syndicalistes, de militants des droits humains, d’officiers judiciaires et de journalistes ; des actes de torture, d’intimidation et de persécution ; et des actions destinées à forcer des communautés entières à se déplacer." Et la CPI ajoute que ces déplacements forcés ont eu lieu "’dans des régions de Colombie riches en ressources."

Il ne faut pas beaucoup creuser le scandale des "faux positifs" ni l’assaut conjoint de l’armée et des paramilitaires contre les civils pour se rendre à l’évidence - à savoir que la guerre de l’état colombien soutenue par les Etats-Unis est dirigée au moins autant contre la population civile que contre les guérilléros et les trafiquants de drogue, sinon plus. Il apparaît clairement que l’armée colombienne a mis en place la campagne des "faux positifs" pour montrer aux Etats-Unis qu’elle obtenait des résultats en termes de combattants morts de façon à continuer à recevoir l’aide étasunienne. Toutefois je ne crois pas que cette "mentalité de comptage des cadavres" soit la seule explication, car elle n’explique pas, à mon sens, pourquoi les militaires torturaient les "faux positifs" avant de les tuer comme la CPI a montré qu’ils le faisaient souvent. Je pense qu’il y a au moins une autre raison majeure à cette politique : terroriser la population civile afin qu’elle se soumette et qu’elle quitte sa terre -spécialement les terres "riches en ressources" comme l’a souligné la CPI. Cette politique marche si on en juge par les résultats : la Colombie a actuellement la population déplacée à l’intérieur du pays la plus importante au monde, c’est à dire plus de 5 millions de personnes.

En plus de l’extraction en Colombie du pétrole, du charbon, de l’or et d’autres minéraux importants par les multinationales, une ressource cruciale est en train de s’y développer exponentiellement, c’est l’huile de palme africaine, l’huile qui est utilisée pour le biodiesel. Comme Gary Leech l’explique dans un article percutant, "L’industrie de l’huile de palme : un fléau pour les Afro-Colombiens" (2), la production d’huile de palme a augmenté de 70% entre 2001 et 2006 - c’est à dire dans les premières années du Plan Colombia et à peu près au moment où l’armée assassinait le plus de civils. Qui plus est, l’Accord Colombien de Libre Echange a aussi encouragé la production d’huile de palme. (3) Et 3 des 4 départements les plus affectés par le scandale des "faux positifs" (Antioquia, Meta, et Norte de Santander) sont des régions où poussent les palmiers, Meta et Norte de Santander étant les deux principales régions de production. (4)

Olivia Gilmore, dans un article intitulé, "Ce qui attise le conflit en Colombie : les droits sur la terre et l’écologie politique de l’huile de palme" (5), décrit la triste réalité, à savoir que :

Les communautés pauvres d’Afro-Colombiens ont été affectées par ce phénomène de manière disproportionnée, parce qu’elles ont moins de chance de posséder des titres de propriété en bonne et due forme et qu’elles n’ont pas accès aux circuits légaux pour présenter leurs doléances. Les individus et les communautés sont chassés de leurs terres par les grosses multinationales de l’huile de palme ou des paramilitaires et le plus souvent les deux ensemble. Les raids armés, les meurtres et les massacres liés aux intérêts de l’huile de palme sont devenus la norme dans tous les principaux complexes de production d’huile de palme du pays. Le gouvernement central de la Colombie, avec le soutien de l’Agence des Etats-Unis pour le Développement International (USAID), promeut activement l’augmentation de la culture des palmiers à huile en remplacement de celle de la coca pour satisfaire la demande du marché lucratif en expansion des biocarburants et pour promouvoir le développement économique tant au niveau local que national. En Colombie, la culture du palmier à huile a augmenté dramatiquement dans les dernières années ; c’est le secteur agricole qui a la plus grande croissance de ce pays qui est devenu le cinquième producteur mondial.

Depuis le début de la production d’huile de palme dans les années 2000 presque tous les secteurs où les plantations de palmiers se sont développées ont coïncidé géographiquement avec des secteurs où la présence des paramilitaires s’est accrue. A l’exemple du rôle de la coca dans le financement des guérilléros et des paramilitaires, le coût de la production de l’huile de palme fait des petits producteurs des cibles faciles pour les groupes armés. On soupçonne de nombreuses compagnies d’huile de palme de se mettre d’accord avec des paramilitaires pour forcer les gens à partir et s’approprier illégalement leurs terres. Plus tôt dans l’année, le bureau du Procureur Général de Colombie a inculpé 19 firmes d’huile de palme à cause de leurs liens avec des paramilitaires à la suite d’une enquête qui a révélé que ces firmes les finançaient. certains fermiers avaient cru échapper à la violence et à l’oppression des groupes de guérilléros en cultivant autre chose que la coca, mais le lien s’est maintenu entre l’huile de palme et le financement de violents conflits. Le lien est si fort qu’une étude de l’Universidad de los Andes montre qu’un produit légal comme l’huile de palme peut financer autant de groupes armés que les produits illégaux de même rapport.

En fin de compte, la population civile de Colombie, en particulier celle de la campagne, est considérée comme l’ennemi à la fois par l’état colombien et les Etats-Unis qui continuent de soutenir l’état. La violence prend des formes différentes et son financement aussi, mais le résultat est le même depuis le début : la destruction de la paysannerie y compris les populations natives et afro-colombiennes, dont la présence dérange les multinationales qui veulent les exproprier pour exploiter leurs terres. La Colombie, ce pays où la richesse et la terre sont parmi les plus mal réparties au monde, où les traités de libre-échange abondent ainsi que l’aide militaires étasunienne, est le un des meilleurs exemples du capitalisme sauvage et du néocolonialisme.

Dans mon récent interview de Kambale Musavuli* sur le Congo, il a dit qu’il n’y a pas de "C" dans R2P ("Responsabilité de protéger") voulant dire par là que cette doctrine ne s’applique pas au Congo. On peut dire qu’elle ne s’applique pas plus à la Colombie ni aux autres pays dont la fonction imposée par les Etats-Unis est de leur fournir le pétrole et les autres ressources clés dont ils ont un besoin insatiable. Et c’est pourquoi les atrocités commises dans des pays comme la Colombie et le Congo font rarement les titres de nos journaux et que le rapport intérimaire de la CPI sur la Colombie a été quasiment ignoré par les médias.

Comme Noam Chomsky l’a souvent dit, tout ce que je viens d’écrire illustre la maxime de Thucydide, "Le fort fait ce qu’il peut faire et le faible subit ce qu’il doit subir". Et cette maxime explique pourquoi la CPI, qui n’a encore jamais poursuivi personne en Colombie pour ces crimes atroces, ne poursuivra jamais les têtes pensantes étasuniennes qui en sont responsables (6). De fait, le rapport de 93 pages de la CPI ne mentionne même pas une seule fois les Etats-Unis qui financent pourtant ces crimes depuis de longues années.

Daniel Kovalik

Daniel Kovalik est membre éminent et Conseiller Général de USW (Unity and Strengh for Workers) et il enseigne les Droits de l’Homme à the University of Pittsburgh School of Law.

Pour consulter l’original : http://www.counterpunch.org/2012/12/12/massacres-under-the-looking-glass/

Traduction : Dominique Muselet

* http://www.pittsburghurbanmedia.com/An-Interview-with-Kambale-Musavuli-on-the-Congo-Genocide-in-Silence-by-DANIEL-KOVALIK/

Notes.

(1) On peut trouver le rapport complet à : http://www2.icc-cpi.int/NR/rdonlyres/3D3055BD-16E2-4C83-BA85-5BCFD2A7922/285102/OTPCOLOMBIAPublicInterimReportNovember2012.pdf

(2) https://nacla.org/files/A04204032_1.pdf

(3) http://www.citizenstrade.org/ctc/wp-content/uploads/2011/06/FoE_Colombia_talking_points_2011.pdf

(4) http://portal.fedepalma.org/oil_col.htm

(5) http://www.monitor.upeace.org/innerpg.cfm?id_article=947

(6) On peut objecter qu’aucun officiel étasunien ne peut être poursuivi par la CPI parce que les Etats-Unis n’ont pas ratifié le traité de la CPI. Même si cela paraîtrait logique, cela n’a pourtant pas empêché la CPI de poursuivre des officiels du Soudan, pays qui ne l’avait pas non plus ratifié.


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