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L’Imbroglio Ukrainien et le Déclin de l’Empire Américain (Counterpunch)

Lorsqu’ils débattent de la « crise » criméo-ukrainienne, tous les Américains, y compris les membres de leur classe politique, les experts de leurs laboratoires d’idées, les présentateurs de leurs journaux télévisés, agiraient sans doute dans l’intérêt de leur propre santé mentale s’ils se remémoraient alors deux instants marquants d’une période où « les premières lueurs de l’aube » commençaient à éclairer l’Empire Étasunien : en 1903, à la suite de la guerre hispano-américaine, et sous la présidence de Théodore Roosevelt, le Traité Américano-Cubain permit à l’Amérique de prendre le contrôle de la partie sud de la baie de Guantanamo, tout en reconnaissant la souveraineté ultime de Cuba sur cette base ; en 1918, un an après la révolution bolchévique, le président Woodrow Wilson envoya 5000 soldats étasuniens à Archangelsk, dans le nord de la Russie, participer à l’intervention alliée dans la Guerre Civile Russe, intervention qui leva le rideau sur la première Guerre Froide. Soit dit en passant, il n’y avait pas plus de Fidel Castro à La Havane en 1903, que de Joseph Staline au Kremlin en 1918.

Il pourrait s’avérer tout aussi salutaire de remarquer que les évènements d’Ukraine-Crimée ont fini par aboutir à l’impasse actuelle sous les reflets, qui n’en finissent pas de s’éteindre, de la Deuxième Guerre Froide, à un moment où le soleil commence à se coucher sur L’Empire Américain, et où l’on assiste simultanément à l’émergence d’un nouveau système international composé d’une multiplicité de grandes puissances.

Bien sûr, les empires ont chacun leur manière, non seulement de grandir et de prospérer, mais aussi de décliner, avant d’expirer. Edward Gibbon pose un certain nombre de questions, aussi perspicaces que stimulantes, sur Le Déclin et la Chute de l’Empire Romain, et celle-ci présente aujourd’hui un intérêt tout particulier. Gibbon finit par conclure que, si les causes du déclin de Rome et de sa ruine bénéficiaient d’examens approfondis et d’explications détaillées, les raisons pour lesquelles « la ville-empire avait subsisté si longtemps » constituaient toujours une grande énigme, irrésolue. En fait, les causes, externes comme internes, qui permettraient d’expliquer cette persistance, sont nombreuses, complexes. Mais il est un aspect qui mérite une attention particulière : l’utilisation de la guerre comme recours pour ralentir, retarder, la survenue de l’inévitable. À l’époque moderne, et jusqu’à l’heure actuelle, les empires européens continuèrent, non seulement à se faire la guerre, mais à la faire également aux « peuples maussades, à moitié démons, à moitié enfants, qu’ils v[enai]ent de subjuguer », dès l’instant où ceux-ci entrèrent en résistance, pour finir par se soulever contre leurs suzerains impériaux-coloniaux. Après 1945, en Inde et au Kenya ; en Indochine et en Algérie, en Iran et à Suez, au Congo. Il va sans dire que, jusqu’à ce jour, l’empire étasunien a joint ses efforts à ceux des empires européens déchus, pour sauver ce qui pouvait l’être de leurs anciens territoires coloniaux, partout dans le Grand Moyen Orient, en Afrique, et en Asie.

On ne peut nier que l’empire américain, informel comme aucun autre avant lui, dépourvu de territoires occupés, se soit empressé de s’étendre pendant la Deuxième Guerre Mondiale, et les années qui la suivirent. Il put le faire car, contrairement aux principaux belligérants, de l’Alliance ou de l’Axe, il n’avait eu à subir ni l’horreur d’innombrables pertes en vies humaines, ni la dévastation matérielle, ni la ruine économique. De surcroît, le « complexe militaro-industriel », alors en pleine expansion en Amérique, s’empressa, du jour au lendemain, de propager la puissance douce, dans les domaines économique et militaire, de la « Pax Americana », dont le caractère exceptionnel devait demeurer sans lendemain.

À l’heure qu’il est, l’Empire Américain, en ce qu’il eut de particulier, redescend de son apogée. Dans les domaines de l’économie, de la fiscalité, des rapports sociaux, de la citoyenneté, de la culture, ses forces s’étiolent, de manière spectaculaire. Au même moment, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), auxquels il convient d’ajouter l’Iran, revendiquent la place qui leur est due dans le concert des puissances mondiales, qui verra chacun, pendant quelque temps encore, jouer le jeu d’un mercantilisme d’un genre nouveau, au sein d’une économie soi-disant de marché, en cours de mondialisation.

La grande époque où l’Amérique déployait ses « forces sur le terrain » à l’étranger, pour y provoquer des « changements de régime », est en passe d’être révolue. Même à l’intérieur de la sphère hégémonique telle que la Doctrine Monroe l’avait délimitée, il y a un monde entre les interventions du temps passé, et celles d’aujourd’hui. Le bon vieux temps n’est pas loin, où les États-Unis ne prenaient même pas la peine de se cacher pour mettre leur grain de sel dans les affaires du Guatemala (1954), de Cuba (1962), de la République Dominicaine (1965), du Chili (1973), du Nicaragua (tout au long des années 80), de la Grenade (1983), la Bolivie (1986), de Panama (1989), et d’Haïti (2004), suivant un scénario immuable qui n’aboutissait quasiment jamais à l’intronisation et l’attribution des pleins pouvoirs, à des « régimes » plus démocratiques et plus progressistes sur le plan social. On peut dire aujourd’hui du gouvernement fédéral qu’il s’entoure de bien plus de précautions lorsqu’il pénètre au Venezuela sous couvert de crypto agences genre-ONG, et de leurs agents. S’il se comporte ainsi, c’est non seulement que dans tous les domaines, militaire excepté, l’empire est largement surdimensionné, mais aussi en raison de l’émergence, au cours des quelques dernières années, de « régimes » de gouvernement orientés à gauche dans cinq nations d’Amérique Latine dont, selon toute probabilité, l’économie et la diplomatie cesseront progressivement de dépendre des États-Unis, qu’elles craindront également de moins en moins.

Même si tout ceci reste en grande partie du domaine de l’inconscient, l’arrogance de la puissance, et l’orgueil national démesuré, abolissent les lignes de démarcation partisanes, pour s’intensifier à mesure que grandit le sentiment, mêlé de crainte, d’un empire décadent, sur le déclin. Indiscutablement, lorsqu’ils continuent à claironner l’air de la grandeur, de l’exceptionnalisme, et du caractère indispensable qui tous, d’après l’Amérique elle-même, seraient sans équivalent historique, le ton et le vocabulaire des néo-conservateurs, comme des conservateurs de centre-droit, sont plus virulents que ceux des « libéraux de centre-gauche », en général effrayés par leur ombre dès qu’une rixe éclate. En fait, ce sont les prises de position, et la rhétorique de Winston Churchill, qui symbolisent celles des conservateurs et de leurs compagnons de route, à l’époque du déclin impérial de l’Occident, qui fut également celle de l’ascension, puis de la chute, de l’Union Soviétique et du Communisme. Churchill fut un farouche antisoviétique et anti-communiste, de la toute première heure ; il devint un admirateur discret de Mussolini et Franco avant de proclamer, haut et fort, en 1942 : « Je ne suis pas devenu le Premier Ministre du Roi, pour présider à la liquidation de l’Empire Britannique ». À cette date, cela faisait également bien longtemps que Churchill était devenu le crieur en chef du mantra de la « politique d’apaisement », empreint d’idéologie, et indissociable de son discours historique de Mars 1946, dit du « Rideau de Fer ». Cela va sans dire, pas un mot sur l’attitude de Londres et Paris qui, au cours de la période préparatoire à la conférence de Munich, ignorèrent ou refusèrent, délibérément, l’offre de Moscou, qui leur proposait de collaborer pour trouver une solution au problème tchèque (sudète). Churchill, et ses aficionados avec lui, se refusèrent également toujours à reconnaître que la conclusion du Pacte Ribbentrop-Molotov d’Août 1939 (dit Pacte Germano-Soviétique), n’intervint qu’un an après la signature des accords de Munich, ni que tous deux furent des coups d’échecs militaires et géopolitiques, motivés par l’idéologie, et aussi infâmes l’un que l’autre.

Staline fut un tyran dont la cruauté dépasse l’entendement, nul ne songe à le nier. Mais ce fut l’Allemagne nazie hitlérienne qui emprunta le corridor d’Europe Centrale et Orientale, pour envahir la Russie Soviétique, et la dévaster ; et ce fut l’Armée Rouge, non pas celle des alliés occidentaux, qui paya un prix exorbitant en vies humaines, pour réussir à briser l’épine dorsale de la Wehrmacht. Certes, les nations européennes majeures hésitent encore à punir l’attitude provocatrice de Moscou en Ukraine-Crimée, en lui imposant des sanctions économiques généralisées, car elles craignent d’en subir l’effet boomerang, démultiplié, mais cette raison n’est pas la seule. Les Puissances Occidentales, au premier rang desquelles l’Allemagne, entretiennent une mémoire, et alimentent un récit, plus continentaux que transatlantiques, de la seconde période de trente ans de crise, et de guerre, que traversa l’Europe, et qui précéda la Guerre Froide implacable, menée contre « l’Empire du Mal » sous commandement de l’Amérique, et financée par elle - pratiquement jusqu’à ce jour.

Sous les règnes de Nikita Khrouchtchev, puis de Mikhaïl Gorbatchev, l’OTAN, fondé en 1949, et dont les États-Unis assurent l’essentiel du commandement, et du financement, poursuivit son avancée inexorable en direction des frontières de la Russie, jusqu’à les atteindre parfois. Elle le fit de la façon la plus éhontée qui soit entre 1989 et 1991, au moment où Gorbatchev libéra les « nations captives », et prit l’engagement d’approuver la réunification de l’Allemagne. Entre 1999 et 2009, tous les pays libérés d’Europe de l’Est, anciens membres du Pacte de Varsovie et limitrophes de la Russie, de même que trois anciennes républiques soviétiques, furent intégrés à l’OTAN, jusqu’à représenter, au bas mot, un tiers des vingt-huit nations membres de cette Alliance Nord-Atlantique. Seule la Finlande se prononça en faveur d’une neutralité désarmée, à l’intérieur de la sphère russe, soviétique dans un premier temps, post-soviétique par la suite. Presque du jour au lendemain, elle devint l’objet de calomnies, non seulement parce qu’elle « apaisait » son hyperpuissance nucléaire voisine, mais aussi en raison de l’exemple dangereux qu’elle proposait, au reste de l’Europe comme à ce qu’on dénommait alors improprement le Tiers-Monde. En fait, tout au long de la Guerre Froide perpétuelle, « Finlandisation » - le mot comme le concept – devint une insulte, presque du même niveau que Communisme, ce d’autant plus que les zélateurs de la Guerre Froide qui préconisaient une « troisième voie », appelée aussi « non-alignement », l’inclurent dans leurs critiques. Pendant toute cette période, ni la Géorgie, ni l’Ukraine, n’échappèrent un seul instant au regard intense de l’OTAN, c’est à dire de Washington.

Le 2 Mars 2014, le Département d’État des États-Unis publia un « communiqué sur la situation en Ukraine, par le Conseil de l’Atlantique Nord », dans lequel il déclarait que « l’Ukraine est un partenaire précieux de l’OTAN, et un membre fondateur du Partenariat pour la Paix ... les Alliés de l’OTAN continueront à soutenir la souveraineté de l’Ukraine, son indépendance, son intégrité territoriale, et le droit du peuple ukrainien à décider de son propre avenir, sans ingérence étrangère ». Le Département d’État soulignait également que « en plus de sa défense traditionnelle des nations alliées, l’OTAN est à la tête de la Force Internationale d’Assistance et de Sécurité, qui intervient en Afghanistan sous mandat de l’ONU, et assure des missions en ce moment même, dans les Balkans et en Méditerranée ; elle dirige par ailleurs de nombreux exercices d’entraînement, tout en fournissant à ses partenaires son assistance en matière de sécurité, partout dans le monde, mais en particulier à l’Union Européenne, ainsi qu’aux Nations Unies, ou encore l’Union Africaine ».

En quelques jours, à la suite des mesures prises par Poutine en guise d’avertissement, l’OTAN, ou plus exactement le Président Obama, lui rendit la monnaie de sa pièce : un contre-torpilleur lance-missiles traversa le Bosphore pour s’engager en Mer Noire, et y participer à des exercices en mer avec les marines roumaine et bulgare, un détachement supplémentaire d’avions de chasse vint renforcer les missions de patrouille, qui sillonnent l’espace aérien des pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie), enfin on s’empressa d’acheminer en Pologne, un escadron de chasseurs-bombardiers, ainsi qu’une compagnie d’infanterie. Il va de soi que ces renforts et déploiements ostentatoires, ne faisaient que répondre à la demande pressante de ces alliés de l’OTAN qui partagent une frontière avec la Russie, à savoir tous ceux dont les « régimes » au pouvoir entre les deux guerres, en particulier dans les années 30, ne furent pas précisément des modèles de démocratie et qui, en raison de leur russophobie doublée d’anticommunisme, s’étaient alors rapprochés de l’Allemagne nazie. En fait, une fois que les légions hitlériennes eurent traversé les régions limitrophes pour s’engouffrer en Russie, des pans entiers de leurs sociétés, civile et politique, ne se comportèrent pas exactement comme des témoins innocents, ou des collaborateurs involontaires, que ce soit à l’occasion de l’Opération Barbarossa, ou du génocide juif.

Comme il fallait s’y attendre, le Secrétaire d’État John Kerry, agitateur-de-doigt-en-chef du gouvernement Obama, se contenta de qualifier l’envoi de troupes par Poutine en Ukraine-Crimée, ainsi qu’à leurs frontières, « d’acte d’agression qui, sur le plan du prétexte, a été inventé de toutes pièces ». Cela dit, il ajouta, pour faire bonne mesure, qu’« envahir un autre pays ne se fait pas, un point c’est tout », et ce à un moment où les actes de Poutine n’avaient rien d’illégal. C’est alors qu’Hillary Clinton, qui occupa le poste de Secrétaire d’État avant John Kerry, et qui, selon toute probabilité, briguera une nouvelle fois la candidature démocrate à l’élection présidentielle, fit le choix de ne pas diaboliser Poutine en tant qu’agent secret impénitent du KGB, voire Staline en miniature, et préféra porter d’emblée le coup de grâce : « Le refrain est bien connu ... c’est celui qu’Hitler fredonnait dans les années 30 ». Peu de temps après, comme si elle avait voulu désarmer les critiques susceptibles de s’en prendre à son attaque verbale, Clinton déclara : « Je veux simplement permettre aux gens d’avoir un peu de perspective historique, afin qu’ils puissent tirer des enseignements des tactiques dont les Nazis firent usage au cours des années qui précédèrent la Deuxième Guerre Mondiale ».

Quant au sénateur républicain John McCain, battu par Obama lors de l’élection présidentielle 2008, il se plaça sur la même longueur d’onde, lorsqu’il accusa la politique étrangère « inepte » de son ancien rival, d’avoir quasiment obligé Poutine à prendre des mesures agressives, ce qui faisait du Président Obama, sans le dire ouvertement, un Neville Chamberlain moderne, une réincarnation de la politique d’apaisement.
Cela dit, c’est en fin de compte au sénateur républicain Lindsay Graham, qu’il revint d’exprimer tout haut ce qui se disait tout bas dans nombre de ces allées du pouvoir où se décident les orientations de la politique étrangère, de même que dans une majorité de comités de rédaction des médias dominants. Il préconisa la « création d’un nœud coulant démocratique autour de la Russie de Poutine ». À cette fin, Graham réclama que l’on prépare le terrain à la Géorgie et à la Moldavie, pour leur permettre de devenir membres de l’OTAN. Graham plaida également pour une remise à niveau du potentiel militaire des membres de l’OTAN, frontaliers de la Russie, les plus « menacés », ainsi que pour le développement de boucliers anti-missiles. En bref, il « encerclerai[t] Poutine, en brandissant le drapeau de l’OTAN, avec toute l’énergie dont je suis capable », une politique en conformité avec celle que l’OTAN mène depuis 1990. Après partage des rôles, le Sénateur Graham maintint le tempo belliciste au Congrès comme dans les médias, pendant que le Sénateur McCain se précipitait à Kiev, pour y vanter « l’autre » Amérique, résolue, compétente, vigoureuse, par opposition à l’équipe d’irresponsables en charge de la politique étrangère sous Obama. Il se rendit dans la capitale ukrainienne une première fois en Décembre, puis une deuxième à la mi-Mars 2014, à la tête d’une délégation bipartisane composée de huit sénateurs, en fait du même avis sur tout.

À Kiev, sur la Place Maïdan, ou Place de l’Indépendance, McCain ne se contenta pas d’haranguer la foule de nationalistes antirusses fervents, avec parmi eux des néo-fascistes en quantité non négligeable ; il fraya également avec la sous-Secrétaire d’État pour l’Europe et l’Asie, Victoria Nuland. On a exagéré l’importance de son exclamation, révélatrice ou malencontreuse, « J’emmerde l’Union Européenne », qui figure sur l’enregistrement d’une de ses conversations téléphoniques avec Geoffrey Ryatt, l’ambassadeur étasunien sur place, comme on en a trop fait au sujet de sa distribution de sucreries Place Maïdan. Car Nulan est un membre privilégié de la petite caste qui définit la politique étrangère impériale de Washington, et c’est ce qui importe avant tout : elle a travaillé pour Clinton et Bush, avant que sa proximité avec Hillary Clinton, ne lui vaille autorisation d’embarquer comme membre d’équipage de l’administration Obama.

Elle est par ailleurs l’épouse de Robert Kagan, un sorcier de la géopolitique, que l’on classe en général parmi les néo-conservateurs purs et durs, mais qui en fait se sent partout comme un poisson dans les eaux du pouvoir, que celui-ci soit républicain ou démocrate. Il fut le conseiller en politique étrangère de John McCain, puis de Mitt Romney, au cours de leurs campagnes présidentielles respectives, en 2008 et 2012, après quoi le Président Obama révéla qu’il avait fait siens certains des principaux arguments développés dans le dernier livre en date de Robert Kagan, L’Ordre Mondial Américain : Les Conséquences d’un Déclin (2012). Il y expose, avec une grande clarté, les moyens de prolonger la durée de vie de l’Empire, grâce au contrôle de sa Mare Nostrum, dont l’expansion se poursuit en Mer de Chine méridionale comme dans l’Océan Indien, par une douzaine de forces navales opérationnelles, rassemblées autour de porte-avions à propulsion nucléaire avec lesquels nul ne pourrait rivaliser.

Pour un disciple d’Alfred Thayer Mahan, rien de plus naturel que ces quelques années au cours desquelles Kagan fit ses preuves à la Fondation Carnegie, puis à l’Institution Brookings, jusqu’à obtenir son admission dans les petits cercles fermés de ceux qui font la pluie et le beau temps en matière de défense et de politique étrangère. C’était avant 1997, l’année où il fonda, en compagnie de William Kristol, le « Projet pour le Nouveau Siècle Américain », un laboratoire d’idées néoconservateur, qui s’engageait à promouvoir la position dominante de l’Amérique au niveau planétaire, au nom de la sécurité, mais aussi des intérêts, de la nation. Quelques années plus tard, après que ce laboratoire eut rendu l’âme, Kristol et Kagan commencèrent à jouer un rôle majeur au sein du Foreign Policy Initiative, son descendant idéologique, en ligne directe.

Cela dit, le fait que les engagements politiques, et les écrits, de son époux, aient pu exercer sur Victoria Nulan une influence excessive, au point de lui faire entreprendre sa démarche de la Place Maïdan, ne constitue pas le point le plus important. En fait, sur la question ukrainienne, il est plus probable qu’elle ait prêté une oreille attentive aux discours de Zbigniew Brzezinski, un autre géopoliticien très en vue qui, cependant, s’est contenté de nager en eaux démocrates depuis 1960, année au cours de laquelle il fut conseiller de John F. Kennedy, alors en campagne présidentielle, avant de devenir le conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter. Brzezinski s’intéresse avant tout à l’Eurasie, ce en quoi on peut le considérer comme l’héritier de Clausewitz, plutôt que celui de Mahan. Mais, tout comme Kagan, Brzezinski est un Américain impérialiste acharné. Dans Le Grand Échiquier, son essai paru en 1997, Brzezinski soutenait que « la lutte pour la suprématie planétaire continuera[it] à se jouer » sur « l’échiquier » eurasien, et que, dans la mesure où elle représente un « espace nouveau et important sur [cet] échiquier ... l’Ukraine occupait une place de pivot géopolitique, car son existence même, en tant que pays indépendant, contribue à la transformation de la Russie ». En effet, « si Moscou reprend le contrôle de l’Ukraine, avec ses 52 millions d’habitants [à l’époque], ses ressources naturelles considérables, son accès à la Mer Noire, la Russie retrouverait une nouvelle fois, automatiquement, les moyens dont elle a besoin pour devenir un état impérial puissant, à cheval sur l’Europe et l’Asie ». Brzezinski est l’un des conseillers d’Obama en matière de politique étrangère, et voici le scénario qu’il s’est gardé de rédiger : utilisez tous les moyens à votre disposition, pour intensifier les efforts de l’Occident – de l’Amérique – visant à faire en sorte que la sphère russe n’exerce plus aucune influence sur l’Ukraine, et surtout pas sur la Crimée, en raison de son accès à la Méditerranée Orientale, par la Mer Égée.

À l’heure actuelle, au lieu de se concentrer sur les mobiles, et les objectifs, de « l’agression » russe contre l’Ukraine-Crimée, Brzezinski préfère braquer les projecteurs sur la manière dont Poutine déplace ses pions sur le Grand Échiquier, selon une méthode, et avec des intentions, aussi scélérates les unes que les autres. Permettre à Poutine d’agir à sa guise en Ukraine-Crimée, reviendrait à « rejouer les deux phases de la prise des Sudètes par Hitler en 1938, après Munich, qui précéda l’occupation de Prague et de la Tchécoslovaquie, dans les premiers mois de cette même année ». Indéniablement, « beaucoup de choses dépendent de la clarté avec laquelle l’Occident fait savoir au dictateur en place au Kremlin – une imitation en partie comique de Mussolini, en même temps qu’une évocation, plus menaçante, d’Hitler -, que l’OTAN ne saurait rester les bras croisés, au cas où la guerre éclaterait en Europe ». En effet, si l’Ukraine devait se faire « écraser sous le regard passif de l’Occident, la même menace pèserait alors sur la liberté et la sécurité, que la Roumanie, la Pologne, et les trois Républiques Baltes, ont acquises récemment ». Une fois la théorie des dominos ressuscitée, Brzezinski pesa de tout son poids pour que l’Occident « reconnaisse le plus vite possible la légitimité du gouvernement actuel de l’Ukraine », et lui assure « en privé ... que l’armée ukrainienne peut compter sur l’aide, directe et immédiate de l’Occident, qui lui permettra de renforcer son potentiel militaire ». En même temps, « il faut placer les forces de l’OTAN ... en état d’alerte, [tandis que] sur les plans politique et militaire, des préparatifs avancés, en vue de l’établissement d’un pont aérien destiné à l’acheminement vers l’Europe de troupes étasuniennes aéroportées, constitueraient un argument de poids ». Enfin, comme pour réparer un oubli, Brzezinski suggéra que, parallèlement à « de tels efforts, qui visent à éviter les erreurs de jugement pouvant entraîner la guerre », il faut que l’Occident « réaffirme sa « volonté d’aboutir à un compromis pacifique ... [tout en] apaisant les craintes de la Russie quant à son intention d’attirer l’Ukraine dans l’OTAN, ou de faire en sorte qu’elle se retourne contre la Russie ». En fait, mirabile dictu , Brzezinski se joignait à Henry Kissinger, son double géopolitique, dont il partage la mentalité impérialiste caractéristique de l’époque de la Guerre Froide, pour esquisser une forme de Finlandisation de l’Ukraine – mais, cela va sans dire, pas des autres états frontaliers orientaux – en omettant, cependant, de rappeler qu’en fait le Ministre Russe des affaires Étrangères, Lavrov, avait proposé la même chose peu de temps auparavant.

Il va de soi que Kagan, Brzezinski, Kissinger, et leurs pareils, ne disent mot de l’influence inimitable de l’Amérique sur le « changement de régime » qui s’est opéré à Kiev, pour aboutir à la constitution d’un gouvernement au sein duquel les ultranationalistes et les néo-fascistes sont bien représentés, après avoir été en première ligne Place Maïdan.

Puisque la tendance est au rejet de ces libéraux de gauche primaires, qui critiquent les interventions en sous-main de l’Amérique, programmés qu’ils sont pour exagérer sa face obscure et anti-démocratique, il pourrait s’avérer utile d’écouter une voix que l’on peut facilement, sur ce sujet, laver de tout soupçon. Directeur national de la Ligue Anti-Diffamation, et célèbre inquisiteur de l’antisémitisme, Abraham Foxman concède que « l’Ukraine, comme la Croatie, fut incontestablement l’un de ces endroits où les milices locales jouèrent un rôle clé dans l’assassinat de milliers de juifs, au cours de la Deuxième Guerre Mondiale ». Étant donné que « l’antisémitisme n’a pas le moins du monde disparu d’Ukraine ... de nombreux incidents antisémites ont eu lieu au cours des derniers mois, tandis que deux partis ukrainiens, au moins, Svoboda et Secteur Droit, comptent parmi eux des nationalistes extrêmes, ainsi que des antisémites ».

Cela dit, Foxman souligne ensuite que « l’invocation de l’ogre antisémite, au beau milieu de la lutte qui se déroule en Ukraine, ne serait que pure démagogie, doublée d’une tentative de rationalisation du comportement criminel dont la Russie s’est rendue coupable ... car il faut, dans un souci de justice, comparer le mouvement mondial Occupy Wall Street à la révolution en cours en Ukraine, et admettre que l’antisémitisme était plus manifeste dans le premier, que dans ce qui a pu être observé de la seconde, à ce jour ». C’est une certitude, Poutine « joue la carte de l’antisémitisme », tout autant que celle de l’empressement de Moscou à « protéger les personnes d’ethnie russe, contre les agissements des extrémistes ukrainiens présumés ». Cependant, même en tenant compte de cela, « il serait bien entendu répréhensible de sous-entendre que les mesures prises par Poutine, ont un rapport quelconque avec celles prises par les nazis, au cours de la Deuxième Guerre mondiale ». Après quoi, Foxman s’empresse de souligner qu’il « n’est pas absurde d’évoquer le mensonge d’Hitler » à propos de la situation désespérée des allemands des Sudètes, en ce qu’il a de comparable aux « paroles exactes et aux actes précis, de Poutine en Crimée », qu’il faut par conséquent, « condamner ... avec autant de force ... que le monde aurait dû condamner l’avancée des Allemands dans les Sudètes ».

La prise de position torturée d’Abraham Foxman, est en accord avec celle des faucons, américains et israéliens, qui cherchent à contenir et replier sur elle-même, une Russie en pleine renaissance, sous sa forme de grande puissance, en Syrie, en Iran, tout autant que dans son « étranger proche », européen ou asiatique.
Comme pour obéir aux injonctions de Brzezinski et McCain, le gouvernement fédéral renforce sa présence militaire dans les états baltes, la Pologne en particulier, afin de donner plus de mordant à ses sanctions. Mais cette intervention à l’ancienne ne produira guère d’effets, sauf si Washington y recourt sur la base d’un accord, économique et militaire, avec les membres les plus influents de l’OTAN, accord dont la conclusion semble bien improbable. Bien sûr, l’Amérique possède des avions furtifs, ainsi que des armes de destruction massive – mais la Russie également.

Quoiqu’il en soit, pour les impérialistes impénitents comme pour le Comité Américain pour les Affaires Publiques Israéliennes (AIPAC), le cœur du sujet n’est pas « l’étranger proche » européen de la Russie, mais sa réémergence au Grand Moyen-Orient, en Syrie et en Iran pour commencer, à un moment où, selon Kagan, l’importance économique et stratégique du Golfe Persique devenait dérisoire par rapport à celle de la région Asie-Pacifique, où la Chine, ce géant endormi en phase de réveil, est déjà devenue la deuxième économie de la planète - supérieure en taille à la moitié de l’économie américaine – en même temps que l’irréel troisième détenteur par ordre d’importance de la dette publique américaine, et le premier détenteur de bons du Trésor Américain.

En somme, l’incurable empire étasunien a sérieusement l’intention de contenir à la fois la Chine, et la Russie, selon les préceptes du bon vieux modus operandi à toute épreuve ; en commençant par le long et l’au-delà de « l’étranger proche » de la Russie, en Mer de Chine méridionale, ainsi que dans le Détroit de Taïwan, celui qui relie les Mers de Chine, méridionale et orientale.

En raison de la multiplication des contraintes budgétaires, cela fait longtemps que Washington reproche à ses principaux partenaires de l’OTAN de traîner les pieds, militaires et financiers. L’intensité de ces restrictions augmentera de façon exponentielle, lors du basculement vers le Pacifique, qui exige une envolée des dépenses consacrées à la « défense », dont il est peu probable qu’une alliance Asie-pacifique de type « OTAN », accepte de payer une part. C’est une quasi-certitude, le réalignement géographique des bases militaires américaines dispersées sur la planète, entraînera une réduction de leur nombre mais, malgré cela, un multiple élevé de la somme ainsi économisée sera consacré à l’extension et au renforcement d’une flotte sans rivale, forte d’une douzaine de forces opérationnelles, rassemblées autour de porte-avions à propulsion nucléaire. Après tout, la taille combinée des océans, Indien plus Pacifique, est de loin supérieure à deux fois celle de l’Atlantique, et même si, selon Kagan, la Chine ne représente pas encore tout à fait une « menace existentielle », elle « met au point un ou deux porte-avions, ... quelques missiles balistiques antinavires ... ainsi que des sous-marins ». Certaines situations sont déjà aussi explosives qu’en Crimée, en Syrie, en Iran, ou autour de la mer Baltique : la querelle sino-japonaise à propos du contrôle des voies maritimes de la mer de Chine méridionale, qui pourrait s’avérer riche en ressources pétrolifères, et de l’espace aérien la surplombant ; le conflit territorial des îles Diaoyu et Senkaku, situées en mer de Chine orientale, qui oppose les deux mêmes pays. Il n’y a rien d’anormal à ce que des tensions surviennent entre Taïwan et le Japon, ou les Philippines et la Corée du Sud, voire à ce que ces pays entretiennent des relations conflictuelles avec la Chine et la Corée du Nord ; par contre, lorsque les États-Unis cherchent à les OTANiser afin de pouvoir agir dans leur propre intérêt impérial, au fin fond d’une Mare Nostrum dont on lui dispute désormais le contrôle, l’histoire change du tout au tout.

Il va de soi que le basculement vers l’Asie-Pacifique amènera l’Empire encore plus près de son point de rupture, en cette période de montée en flèche des contraintes fiscales et budgétaires, dont la courbe reflète ce qui couve en Amérique : une situation économique difficile, doublée d’une crise sociale susceptible d’engendrer toujours plus de dysfonctionnements, et de dissensions politiques. Une chose est sûre, ceux qui, dans le milieu universitaire ou dans la classe politique, remettent en cause le Gloria Pro Natione, sont toujours aussi peu nombreux, aussi dénués de pouvoir : l’Amérique reste cette nation d’une grandeur inégalée, exceptionnelle, indispensable, cette bonne âme résolue à demeurer la première puissance militaire mondiale, la puissance cybernétique de pointe.

C’est ici, que les choses se gâtent. Les dépenses militaires des États-Unis représentent près de 40% du total mondial, chiffre à mettre en rapport avec les quelque 10% de la Chine, et les 5,5% de la Russie. La contribution de l’Industrie Militaire et Aérospatiale au PIB, est proche des 3% ; ses excédents sont les plus importants de ceux qui entrent dans le calcul de la balance commerciale de la nation. Les trois principaux fabricants d’armes américains – Lockheed Martin, Northrop Grumman, et Boeing – le sont également au niveau mondial, et il s’en faut de peu que leurs « produits » ne saturent le marché planétaire. Ces derniers temps, les fournisseurs de l’armée se sont développés de manière spectaculaire, au sein d’un empire-nation auquel le déploiement de forces conventionnelles sur le terrain fait de plus en plus horreur. Par rapport aux troupes régulières, ces gros fournisseurs de l’armée ont sous contrat un pourcentage toujours plus grand de troupes privées de soutien à l’infanterie, dont la plupart sont en armes. Dernièrement, au cours de l’Opération Liberté Immuable en Afghanistan, ou de l’Opération Liberté Irakienne, les troupes sous contrat privé avaient des effectifs comparables à celles de l’armée régulière.

Cette évocation rapide du sommet de l’iceberg militaire américain, ne fait que rappeler la mise en garde du président Eisenhower en 1961, contre la « conjonction d’une immense institution militaire et d’une grande industrie de l’armement ... [ayant acquis] une influence, sollicitée ou non, que rien ne saurait justifier », au point de porter préjudice à la démocratie. À l’époque, Ike ne pouvait pas prévoir la croissance gargantuesque de ce « complexe militaro-industriel », ni son poids politique, ni l’émergence en son sein d’une armée mercenaire, sous contrat avec de grandes entreprises privées.

Au cœur de ce complexe militaro-industriel, se trouve une oligarchie redoutable composée de fabricants et de marchands d’armes ; ils entretiennent une armée immense de lobbyistes, qui ont Washington pour champ de bataille. Au cours de ces dernières années, les dépenses du lobby des armes, au sens large, se sont chiffrées par millions, répartis de manière pratiquement équitable entre Démocrates et Républicains. Le jour où cette redoutable « troisième chambre » tentaculaire, approuvera une réduction substantielle des dépenses militaires, est encore loin, d’autant plus qu’elle agit de concert avec d’autres lobbies surdimensionnés, liés à l’industrie militaire, comme celui du pétrole, dont le soutien à toute politique de réduction d’effectifs dans la Marine Américaine risque également de se faire attendre ; soit dit en passant : cette flotte est, de très loin, la plus importante de toutes celles qui voguent sur les routes commerciales des océans de ce monde – ou plutôt, qui la patrouillent.

Bien sûr, le secteur hypertrophié de la « Défense », permet à une main d’œuvre abondante, composée en partie d’employés de bureau, d’y gagner son pain quotidien. Elle y parvient, au sein d’une économie dont les secteurs industriel/manufacturier se réduisent comme peau de chagrin, par la faute des délocalisations, dont la plupart ont l’étranger pour destination. Cette économie de libre-échange est tordue, bizarre, à l’image du budget fédéral ; tous deux ne se contentent pas d’engendrer le chômage, le sous-emploi, mais en plus à cause d’eux, le peuple met de plus en plus doute les bienfaits matériels et psychologiques de l’Empire.

En 1967, lorsque Martin Luther King sortit du silence qu’il avait observé jusque là sur la guerre du Vietnam, il parla sans détours de l’interpénétration, au cœur de ce conflit, entre politique étrangère et politique intérieure. Il qualifiait d’impérialiste cette intervention militaire à l’autre bout du monde, en Asie du Sud-Est ; pour lui, elle se faisait au détriment de la « Grande Société » dont le Président Johnson, responsable de l’intensification des combats au Vietnam, prétendait favoriser l’émergence en Amérique. Après avoir déploré le terrible sacrifice en vies humaines dans les deux camps, King avait affirmé ce qui suit : « une nation qui continue, année après année, à consacrer plus d’argent à ses dépenses militaires, qu’à ses dépenses sociales, est proche de la mort spirituelle ». Il alla jusqu’à laisser entendre que « rien, si ce n’est une attitude suicidaire tragique, n’empêche ... les nations les plus riches et les plus puissantes de ce monde ... de changer l’ordre de nos priorités, et de faire en sorte que la quête de la paix prenne le pas sur celle de la guerre ».

Presque 50 ans plus tard, le Président Obama, son cabinet, ainsi que la quasi-totalité des Représentants et Sénateurs, Démocrates aussi bien que Républicains, demeurent, plus que jamais, des impérialistes endurcis, inconditionnels. À la lecture de Gibbon, pas un d’entre eux ne relèverait son intuition, selon laquelle « le déclin de Rome fut la conséquence naturelle, inévitable, d[‘une] grandeur démesurée », dont le contrecoup corroda le régime, la société, la culture, qui la véhiculaient. Aujourd’hui, bien sûr, les barbares ne sont pas à nos portes, au point que l’on peut se passer d’infanterie ; c’est pourquoi le budget en faillite de la « défense » finance une armée de navires, d’avions, téléguidés ou non, d’armes cybernétiques, et d’armes de destruction massive. Si vis pacem para bellum—contre qui, et dans quel but ?

Au beau milieu de la « crise » ukrainienne, le Président Obama s ‘envola pour La Haye, où se réunissait le troisième Sommet sur la Sécurité Nucléaire (NSS). C’est Obama qui eut l’idée du NSS, il en conçut le projet, que le porte-parole de la Maison Blanche explicita en Avril 2010, à Washington, dans un communiqué officiel, publié la veille de sa réunion fondatrice. Selon ce communiqué, « on connaît l’existence, dans des dizaines de pays, de plus de 200 tonnes de plutonium, et d’uranium hautement enrichi » ; on a, par ailleurs, répertorié « 18 cas de vol, ou de perte, d’uranium hautement enrichi, ou de plutonium ». Par-dessus tout : « nous savons qu’Al-Qaïda, mais peut-être également d’autres organisations terroristes ou criminelles, sont à la recherche d’armes nucléaires – ainsi que des matériaux, et du savoir-faire, indispensables à leur mise au point ». Mais dans la mesure où les États-Unis ne sont pas « le seul pays qui subirait les conséquences du terrorisme nucléaire », et ne peuvent « le mettre en échec à eux seuls », le NSS a pour but de « mettre en évidence le caractère mondial de la menace », et de prendre les « mesures préventives adéquates les plus urgentes ».

La conception, et la création, du NSS, datent de l’après-11 septembre ; le recensement le plus récent fait état d’un rassemblement de 83 nations, résolues à collaborer pour combattre ce fléau, par la réduction du nombre de matériaux nucléaires vulnérables, et le renforcement de la sécurité autour des installations nucléaires ainsi que des sources de radioactivité, dans leurs pays respectifs. À La Haye, où l’évènement fut couvert par une myriade de journalistes, une vingtaine de chefs d’états et de gouvernements, et quelque 5000 délégués, firent l’inventaire des progrès effectués à ce jour dans l’accomplissement de cette mission, avant de faire le serment de persévérer. Mais, à la dernière minute, des voix discordantes se firent entendre. Le Ministre Russe des Affaires Étrangères, Sergueï Lavrov, et le Président Chinois, Xi Jinping, se joignirent à 18 autres chefs de délégations, pour refuser de signer une déclaration mettant en demeure les nations membres, d’accepter que des inspecteurs de l’Agence Internationale pour l’Énergie Atomique (IAEA) viennent contrôler l’efficacité des mesures qu’elles avaient prises, pour contenir la menace de terrorisme nucléaire.

Comme il fallait s’y attendre, le blocage de la situation en Ukraine-Crimée ternit l’éclat de l’image que l’on espérait donner du NSS, et finit même par sérieusement l’assombrir. Le Président Obama avait plusieurs choses à l’esprit : une session ad hoc du G8 dans la capitale néerlandaise ; une visite au Quartier général de l’OTAN à Bruxelles ; un rendez-vous avec le Pape François au Vatican, à Rome ; enfin une rencontre à Riyad, improvisée à la hâte, avec le Roi Abdallah, d’Arabie Saoudite. À l’exception de son entretien avec le Saint Père, dont il espérait peut-être repartir auréolé d’un soupçon de grâce et d’indulgence, le Président réaffirma haut et fort, à l’occasion de chacune des autres rencontres, que l’Amérique était faite pour demeurer ce que l’ancien Ministre Français des Affaires Étrangères, Hubert Védrine, qualifia d’unique « hyperpuissance ». L’imbroglio criméo-ukrainien ne fit que conférer à cette déclaration assertive un caractère d’urgence plus marqué.

Ce sommet, qui était programmé, constitua, en toute ironie, le lever de rideau de la tournée impériale de rencontres du Président, improvisées en deux temps trois mouvements, à l’aube de ce dont Paul Bracken, un autre géopoliticien blanchi sous le harnais, parle comme du Deuxième Âge Atomique (2012), celui d’un monde ayant cessé d’être bipolaire, pour devenir multipolaire. En fait, Bracken s’est contenté de théoriser avec brio ce qui est depuis longtemps devenu l’idée directrice, et le comportement dominant, des membres d’une classe privilégiée, qui décide de tout en matière de politique étrangère-et-de-défense. Ou alors, comme l’aurait dit le Monsieur Jourdain de Molière, ces membres passent leur temps, depuis des années, à « faire de la prose sans le savoir ».

L’élimination, ou la réduction radicale, du nombre d’armes nucléaires, ne figurent absolument pas à l’ordre du jour. Sous prétexte qu’elles ne constitueraient qu’un idéal chimérique, elles sont écartées, dans un monde qui compte neuf puissances nucléaires : les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la France, la Chine, l’Inde, le Pakistan, la Corée du Nord – et Israël. Obama était en poste, lorsque les États-Unis et la Russie s’accordèrent pour qu’aucun des deux ne déploie plus d’environ 1500 ogives nucléaires, ce qui reviendrait à diviser plusieurs fois leur nombre actuel. En guise de quoi, au moment même où la Russie refait surface au milieu des grandes puissances, où le service militaire renaît en Chine, comme par miracle, c’est dans ce monde multipolaire que les États-Unis semblent résolus à préserver leur écrasante supériorité nucléaire sur les deux à la fois. Pendant que, selon toute probabilité, Washington et Moscou sont en pleine phase de modernisation de leurs arsenaux nucléaires, et de leurs capacités de livraison, la Chine commence à peine à refaire une partie de son retard en ce domaine.

Fort de la puissance économique et militaire de l’Amérique, sans rivale à ce jour, Obama parvint à convaincre ses partenaires du G8, ce forum tapageur, mais indolent, qui réunit le groupe de tête des économies mondiales, de suspendre, pour ne pas dire exclure, la Russie, en raison de la transgression dont Poutine se serait rendu coupable en Ukraine-Crimée. Il est cependant plus que probable qu’ils se soient mis d’accord pour faire ce geste, avant tout symbolique, afin de ne pas avoir à prendre l’engagement de sanctionner Moscou encore plus sévèrement. En jouant cette comédie, mise en scène par les Américains, les 7 membres restants du G7 ne firent que mettre un peu plus en évidence les préjugés de leur petit club fermé, dont ils excluent les « BRICS », d’une façon pour le moins cavalière.

Le déclin de l’Empire Américain, comme le furent ceux de tous les empires, promet d’être progressif, autant que relatif. Quant aux causes de ce déclin, elles entremêlent, de manière inextricable, l’intérieur/le national, et l’extérieur/l’étranger. On ne peut traiter comme deux choses distinctes, le déficit budgétaire persistant d’une part, avec son cortège de dissensions politiques et sociales, et le déficit militaire irréductible d’autre part, dont la nécessité s’impose si l’on veut pouvoir défier des empires rivaux. Pour emprunter l’expression inspirée, et fondée sur le plan conceptuel, de Chalmers Johnson, il est clair que « l’empire des bases militaires », dont le réseau en compte bien plus de 600, réparties dans plus de 100 pays, ne passera pas du jour au lendemain de la toute-puissance à l’impuissance ; il risque plutôt de devenir de plus en plus fantasque, voire violent par intermittence, en cherchant à « défendre » la « nation » d’exception, bénie pour les siècles des siècles.

Sa prétention à demeurer la première des nations, soi-disant égales, en mer, dans le ciel, dans l’espace virtuel, et dans le domaine de la surveillance de cet espace, ne montre pour l’instant pas le moindre signe de relâchement. Cette surérogation repose sur des forces armées dont le plus grand nombre provient d’une industrie militaire prospère, au sein d’une économie que l’enracinement profond du chômage empoisonne, et d’une société que les inégalités de revenus et de patrimoines, l’augmentation de la pauvreté, l’anomie socio-culturelle larvée, enfin le caractère systémique d’une corruption politique monstre, mettent au supplice. Nonobstant les élucubrations des « Know Nothings » impériaux, ces conditions ne peuvent que saper le soutien intérieur envers une politique impénitente d’intervention militaire à l’étranger. Elles feront également de la puissance douce de l’Amérique une coquille vide, à force de corroder son aura de Ville au Sommet de la Colline, démocratique, capitaliste : la Salutaire.

Tout au long du Premier Âge Atomique, l’Union Soviétique et le communisme représentèrent l’ennemi polymorphe par excellence ; tout semble annoncer que terrorisme et islamisme les remplaceront au cours du Deuxième Âge Atomique. Si nous comparons hier et aujourd’hui, il semblerait que la menace nucléaire, ou l’utilisation de l’arme atomique, perdront de leur utilité, même si elles n’en seront pas moins diaboliques pour autant. Sub specie aeternitatis , les cris de guerre poussés à l’occasion des attentats terroristes perpétrés contre le Centre du Commerce International à New York, ou lors du Marathon de Boston, ne furent que bagatelle, en comparaison de la folie meurtrière qui s’exprima lors du largage de bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, en Août 1945. On ne peut que saluer le fait qu’un nombre si élevé de nations cherchent aujourd’hui à prévenir le terrorisme nucléaire, au moyen du Sommet sur la Sécurité Nucléaire. Cependant, étant donné qu’un système de contrôle d’accès à sécurité intégrée reste à inventer, cet effort ne peut que rester mort-né, s’il n’est accompagné d’une campagne résolue de réduction drastique, voire de liquidation, des ahurissantes réserves mondiales d’armes atomiques, ou de matériaux nucléaires intervenant dans la fabrication de telles armes. Après tout, l’importance accrue de ces réserves, renforce la tentation de franchir le Rubicon, chez les terroristes, les criminels, les lanceurs d’alerte, tout en multipliant le nombre de chances qu’ils auront de le faire.
Selon des informations sérieuses, on dénombrerait à l’heure actuelle largement plus de 20000 bombes atomiques sur cette planète, et 90% d’entre elles se trouvent, soit en Amérique, soit en Russie. Quant aux gigantesques réserves mondiales de plutonium et d’uranium enrichi, elles ne sont pas moins impressionnantes.
En Septembre 2009, Obama adjura le Conseil de Sécurité des Nations Unies de prendre conscience que « de nouvelles stratégies, de nouvelles approches » s’imposaient, pour faire face à une « prolifération » d’une « échelle, une complexité », sans précédent, dans la mesure où « l’utilisation d’une seule arme nucléaire en milieu urbain - New York, Moscou, Tokyo, Pékin, Londres, ou Paris, n’importe laquelle – ferait des centaines de milliers de victimes ». Depuis ce jour, il n’est pas rare d’entendre des membres du gouvernement fédéral affirmer que, selon eux, la menace d’un attentat fomenté de l’intérieur du pays, et perpétré au moyen d’une bombe à dispersion, dont personne n’aurait imaginé la conception, est bien plus grande, plus imminente, que celle d’une banale attaque nucléaire russe. Pendant tout ce temps, le Sommet sur la Sécurité Nucléaire marchait sur l’eau ; quant au Pentagone, il continue à moderniser l’arsenal nucléaire américain, tout en améliorant ses capacités de livraison – et en gardant les armes chimiques comme recours éventuel. Cela dit, les coupes claires effectuées dans le potentiel militaire conventionnel, devraient retarder encore pour un bon moment, la mise au placard des armes nucléaires.

En vérité, si l’on garde à l’esprit ce qui vient d’être dit, la réaction disproportionnée à la stratégie russe en Ukraine-Crimée, a quelque chose d’inquiétant. Dès le départ, le gouvernement Obama s’est lancé dans une exagération, une diabolisation, déraisonnables, des méthodes et objectifs de Moscou – de Poutine -, tout en proclamant haut et fort la complète innocence de Washington, dans l’installation de l’imbroglio. Quasiment du jour au lendemain, avant même d’accuser Moscou, dans un style ampoulé, d’avoir massé des troupes le long des frontières de l’Ukraine, et plus généralement dans « l’étranger proche » européen de la Russie, l’OTAN – Washington – entreprit l’acheminement ostentatoire de matériel militaire dernier cri vers les pays baltes, et la Pologne. Le 4 Avril 2014, les Ministres des Affaires Étrangères des 23 nations membres de l’OTAN se réunirent à Bruxelles, en vue de renforcer leur coopération et leur force de frappe militaire, non seulement dans les pays mentionnés ci-dessus, mais aussi en Moldavie, Roumanie, Arménie, et Azerbaïdjan. De plus, l’OTAN multiplierait les patrouilles aériennes, en même temps qu’elle déploierait des batteries anti-missiles, en Pologne et en Roumanie. Il semblerait que le sommet extraordinaire de l’OTAN, ait également envisagé des manœuvres militaires conjointes, de grande envergure, ainsi que l’établissement de bases militaires de l’OTAN à proximité des frontières de la Russie, ce qui, d’après le quotidien conservateur français, Le Figaro, constituerait « une démonstration de force à laquelle les Alliés avaient eux-mêmes renoncé au cours des années qui suivirent l’effondrement de l’Union Soviétique ». Que déploierait-on sur ces bases : des armes nucléaires tactiques, des avions à capacité nucléaire, ou des aérodynes télécommandés à capacité nucléaire ?

Dans quel but ? En préparation d’une guerre de tranchées, conventionnelle, d’opérations blindées à la Guderian, ou d’une guerre totale, du genre Opération Barbarossa ? Comme il se doit, dans la mesure où ces évènements se déroulent après Hiroshima et Nagasaki, un plan d’urgence, qui s’appliquerait en cas de duel nucléaire, doit avoir été envisagé, et dans un camp comme dans l’autre, la confiance en l’efficacité des première et seconde frappes, doit être de règle, pour le cas où la force de dissuasion réciproque viendrait à échouer. Tout comme Washington, Moscou sait bien qu’en 1945, la raison ultime du recours à l’arme absolue était moins purement militaire, que manifestement géopolitique.

Étant donné le poids des impérialistes impénitents à la Maison Blanche, au Pentagone, au Congrès, dans la « troisième chambre », ou encore dans les laboratoires d’idées, le risque existe que cette « opération liberté » de l’OTAN, élaborée par les États-Unis, dans « l’étranger proche » de la Russie, finisse par échapper à tout contrôle ; d’autant plus que les « Know Nothings » américains ont forcément des alter egos en Russie.

Dans ce combat de coqs au bord d’un précipice nucléaire, les États-Unis ne peuvent prétendre avoir la morale de leur côté, car ce sont le Président Truman, et son petit cercle fermé de conseillers, qui déchaînèrent le fléau de la guerre nucléaire ; par ailleurs, les années passent, sans que jamais un geste d’expiation, officiel ou non, ne vienne réparer cette utilisation gratuite d’une force militaire disproportionnée. Le tout, malgré la peine que le général Eisenhower exprimait en ces termes : « le déchaînement de brasiers atomiques sur des populations en grande partie civiles, ne fut rien d’autre que ce qui suit : un acte de terrorisme (prononciation appuyée) extrême ... et de barbarisme, que les planificateurs étasuniens calculèrent avec cynisme, pour qu’il fasse au reste du monde – et à l’Union soviétique en particulier - une démonstration de la puissance démoniaque dont leur pays était doté. Existe-t-il une filiation entre ce cri du cœur, et le fameux passage du discours de fin de mandat du président Eisenhower, dans lequel il met en garde contre la toxicité du « complexe militaro-industriel » ? Le temps est venu d’organiser un débat national, ainsi qu’un référendum d’initiative citoyenne, afin de décider si, oui ou non, les États-Unis doivent s’engager dans un désarmement nucléaire unilatéral. Ceci pourrait s’avérer un exercice exemplaire, autant que salutaire, de démocratie participative.

Arno Joseph Mayer

Originale : http://www.counterpunch.org/2014/04/18/the-ukraine-imbroglio-and-the-decline-of-the-american-empire/

traduction Hervé Le Gall

Arno Joseph Mayer, né le 19 juin 1926, est un historien américain d’origine luxembourgeoise, spécialiste de l’Europe, de la diplomatie internationale et de la Shoah, professeur émérite d’histoire à l’université de Princeton.
Il est l’auteur de Les Furies : Violence, vengeance, terreur aux temps de la Révolution française et de la Révolution russe, (Fayard, 680 p) et de De leurs socs, ils ont forgé des glaives : Histoire critique d’Israël (Fayard, 644 p).

»» http://echoes.over-blog.com/2014/06...
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