Le message arrive sur ma "machine propre", un MacBook Air chargé uniquement avec un logiciel de chiffrement sophistiqué. « Changement dans les plans », dit mon contact. « Soyez dans le hall de l’Hôtel …... à 13 heures. Apportez un livre et attendez que ES vous retrouve. » ES, c’est Edward Snowden, l’homme le plus recherché au monde. Depuis près de neuf mois, je tente de réaliser une interview de lui - voyageant à Berlin, deux fois à Rio de Janeiro, et plusieurs fois à New York pour parler avec la poignée de ses confidents qui peuvent organiser une réunion. Entre autres choses, je tiens à répondre à une question qui me brûle les lèvres : qu’est-ce qui a poussé Snowden à diffuser des centaines de milliers de documents top-secrets, des révélations qui ont mis à nu la grande portée des programmes de surveillance nationaux du gouvernement ? En mai, j’ai reçu un courriel de son avocat, et avocat de l’ACLU [organisation de défense des droits civiques aux Etats-Unis - NdT] Ben Wizner, confirmant que Snowden me rencontrera à Moscou et me laissera traîner et discuter avec lui pour ce qui s’est finalement révèlé être trois journées entières réparties sur plusieurs semaines. C’est la plus longue période qu’un journaliste a été autorisé à passer avec lui depuis qu’il est arrivé en Russie en Juin 2013. Mais les détails du rendez-vous sont restés entourés de mystère. J’ai atterri à Moscou sans savoir précisément où et quand j’allais rencontrer Snowden. Maintenant, les détails sont enfin réglés.
Je suis descendu à l’Hôtel Métropole, un monument à l’art nouveau pré-révolutionnaire de couleur sable. Construit à l’époque du tsar Nicolas II, il devint plus tard la deuxième Maison des Soviets après la prise de pouvoir par les bolcheviks en 1917. Dans le restaurant, Lénine haranguait ses partisans, habillé d’un long manteau et de bottes hautes Kirza. A présent, son image orne une grande plaque à l’extérieur de l’hôtel, et tourne avec tact le dos aux symboles de la nouvelle Russie situés à une rue de là - des revendeurs de Bentley et Ferrari, et des joailliers de luxe comme Harry Winston et Chopard.
Je suis descendu à plusieurs reprises au Métropole au cours de mes trois décennies comme journaliste d’investigation. J’y suis venu il y a 20 ans pour une interview de Victor Cherkashin, l’agent du KGB qui a supervisé des espions américains comme Aldrich Ames et Robert Hanssen. Et je suis revenu en 1995, pendant la guerre russe en Tchétchénie, pour rencontrer Yuri Modin, l’agent soviétique qui a dirigé le célèbre réseau d’espionnage les Cinq de Cambridge en Grande-Bretagne. Lorsque Snowden s’est enfui pour la Russie après avoir dérobé le plus grand dossier de secrets de l’histoire américaine, certains à Washington l’ont accusé d’être un maillon de cette chaîne d’agents russes. Selon moi, il s’agit d’une accusation sans preuves.
J’avoue éprouver une certaine empathie pour Snowden. Comme lui, j’ai été affecté à une unité de la National Security Agency (NSA), à Hawaï en ce qui me concerne, dans le cadre de trois ans de service actif dans la Marine pendant la guerre du Vietnam. Ensuite, en tant que réserviste dans une école de Droit, je sonné l’alarme sur la NSA lorsque je suis tombé sur un programme qui consistait à espionner illégalement les citoyens américains. J’ai témoigné sur ce programme lors d’une audience à huis clos devant la Commission Church, une enquête du Congrès qui a conduit à des réformes radicales sur les abus des services de renseignement américains dans les années 1970. Enfin, après l’obtention de mon diplôme, j’ai décidé d’écrire le premier livre sur la NSA. À plusieurs reprises, j’ai été menacé de poursuites en vertu de la Loi sur l’espionnage, la même loi de 1917 en vertu de laquelle Snowden est accusé (dans mon cas, ces menaces n’avaient aucun fondement et ne furent jamais mises à exécution). Depuis, j’ai écrit deux autres livres sur la NSA, ainsi que de nombreux articles de magazines (dont deux articles de couverture sur la NSA pour WIRED), des critiques de livres, des éditoriaux et des documentaires.
Mais dans toute ma carrière, je n’ai jamais croisé quelqu’un comme Snowden. C’est un genre de lanceur d’alerte unique et postmoderne. Physiquement, très peu de gens l’ont vu depuis qu’il a disparu dans le complexe de l’aéroport de Moscou en juin dernier. Mais il a néanmoins maintenu une présence sur la scène mondiale, non seulement comme un homme sans pays, mais comme un homme sans corps. Lors de son interview à la conférence South by Southwest où il recevait un prix humanitaire, c’est son image désincarnée qui souriait depuis des écrans géants. Pour une interview lors de la conférence TED en mars, il est allé un peu plus loin. Un petit écran qui diffusait en direct son visage avait été attaché entre deux poteaux verticaux montés sur des roulettes et télécommandés, lui donnant ainsi la possibilité de « marcher » autour de l’événement, de parler avec les gens, et même de poser avec eux pour des selfies [auto-portraits - NDT]. La scène faisait penser à une sorte de Big Brother à l’envers où Winston Smith d’Orwell, le petit fonctionnaire du parti, aurait dominé d’un coup les écrans de toute l’Océanie avec des messages promouvant le cryptage et dénonçant les atteintes à la vie privée.
Bien sûr, Snowden est encore très prudent par rapport aux contacts physiques directs, et je me suis rappelé pourquoi lorsque, pour préparer notre entretien, j’ai lu un article récent du Washington Post. L’article, rédigé par Greg Miller, raconte des réunions quotidiennes avec des hauts fonctionnaires du FBI, de la CIA et du Département d’Etat, tous tentant désespérément de trouver des moyens pour capturer Snowden. Un fonctionnaire a déclaré à Miller : « Nous espérions qu’il serait être assez stupide pour monter dans un avion quelconque, et nous aurions fait dire à un de nos alliés :« Vous êtes dans notre espace aérien. Atterrissez. » Il ne l’a pas été. Et depuis sa disparition en Russie, les États-Unis semblent avoir perdu toute trace de lui.
Je fais de mon mieux pour éviter d’être suivi lorsque je me dirige vers l’hôtel désigné pour l’entretien, un hôtel situé un peu à l’écart et qui attire peu de visiteurs occidentaux. Je m’assois dans le hall face à la porte d’entrée et j’ouvre le livre qu’on m’a demandé d’apporter. Peu après 13h, Snowden surgit, vêtu d’un jean foncé et d’une veste de sport marron et portant un grand sac à dos noir sur son épaule droite. Il ne m’aperçoit que lorsque je me lève et marche à ses côtés. « Où étiez-vous ? » me demande-t-il, je ne vous ai pas vu » Je montre mon siège et le taquine : « Vous dites que vous étiez à la CIA ? ». Il rit.
Snowden est sur le point de dire quelque chose en entrant dans l’ascenseur mais au dernier moment une femme nous rejoint, alors nous écoutons en silence un air de bossa nova classique « Desafinado » tandis que nous montons à un étage supérieur. Lorsque nous sortons, il montre une fenêtre qui donne sur la ligne d’horizon moderne de Moscou, des gratte-ciels scintillants qui maintenant éclipsent les sept tours baroques et gothiques que les habitants appellent Stalinskie Vysotki, ou « gratte-ciels de Staline. » Il est en Russie depuis plus d’un an maintenant. Il fait ses courses dans une épicerie locale où personne ne le reconnaît, et il a appris un peu de russe. Il a appris à vivre modestement dans une ville chère qui est plus propre que New York et plus sophistiquée que Washington. En août, l’asile temporaire de Snowden devait expirer. (Le 7 août, le gouvernement a annoncé qu’il lui avait accordé un permis pour rester trois ans de plus.)
En entrant dans la chambre qu’il a réservée pour notre interview, il jette son sac à dos sur le lit à côté de sa casquette de base-ball et d’une paire de lunettes de soleil. Il a l’air mince, presque maigre, avec un visage étroit et quelques poils sur le menton, comme s’il avait juste commencé à se laisser pousser un bouc. Il porte des lunettes Burberry avec des verres rectangulaires. Sa chemise bleu pâle semble être au moins une taille trop grande, sa large ceinture est serrée, et il porte une paire de mocassins noir à bouts carrés Calvin Klein. Dans l’ensemble, il a l’apparence d’un grand étudiant studieux de première année.
Snowden est attentif à ce qui est connu dans le monde du renseignement comme la sécurité opérationnelle. Tandis que nous nous asseyons, il retire la batterie de son téléphone portable. J’ai laissé mon iPhone à l’hôtel. Les intermédiaires pour mes contacts avec Snowden m’avaient prévenu à plusieurs reprises que, même éteint, un téléphone portable peut facilement être transformé en un microphone pour la NSA. Un des moyens qui ont permis à Snowden de rester libre, c’est sa connaissance des astuces de l’agence. Un autre est d’éviter les endroits fréquentés par les Américains et autres Occidentaux. Néanmoins, quand il est en public, disons dans un magasin d’informatique, de temps en temps des Russes le reconnaissent. « Chut », leur dit Snowden, en souriant, avec un doigt sur ses lèvres.
En dépit d’être l’objet d’une chasse à l’homme à l’échelle mondiale, Snowden semble détendu et optimiste tandis que nous buvons des Cocas et ingurgitons une pizza géante au pepperoni servie dans la chambre. Il aura 31 ans dans quelques jours. Snowden a toujours l’espoir qu’il sera un jour autorisé à retourner aux États-Unis. « J’ai dit au gouvernement que j’étais prêt à faire de la prison, à condition que ce soit pour la bonne cause », dit-il. « Je me soucie davantage pour le pays que pour ce qui pourrait m’arriver. Mais nous ne pouvons pas permettre à la loi de devenir une arme politique ni de faire en sorte que les gens aient peur de défendre leurs droits, peu importe les motifs. Je refuse de jouer à ce jeu. »
Pendant ce temps, Snowden continuera à hanter les États-Unis, tandis que l’impact imprévisible de ses actions continue de résonner dans le pays et dans le monde entier. Cependant, il n’a plus de prise sur les documents eux-mêmes. Snowden n’y a plus accès ; il dit qu’il ne les a pas emmenés avec lui en Russie. Les copies sont maintenant entre les mains de plusieurs organes de presse, dont : First Look Media, mis en place par le journaliste Glenn Greenwald et la documentariste américaine Laura Poitras, les deux destinataires originaux des documents ; le quotidien The Guardian, qui a également reçu des copies avant que les pressions du gouvernement britannique ne le pousse à transférer leur garde physique (mais pas leur propriété) au New York Times ; et Barton Gellman, un journaliste du Washington Post. Il est très peu probable qu’ils les restituent un jour à la NSA.
Ceci a laissé les autorités américaines dans une sorte de position d’attente impuissante, en attendant la prochaine série de révélations, le prochain bouleversement diplomatique, une nouvelle dose d’humiliation. Snowden me dit qu’il pourrait en être autrement. Il dit qu’il avait en fait l’intention de donner au gouvernement une idée de ce qu’il avait exactement volé. Avant de s’enfuir avec les documents, il a essayé de laisser derrière lui une piste numérique d’indices pour que les enquêteurs puissent déterminer quels étaient les documents qu’il avait copiés et emportés et quels étaient ceux qu’il avait simplement « touchés ». Il espérait ainsi que l’agence comprendrait que son motif était de dénoncer et non d’espionner pour un gouvernement étranger. Cela aurait aussi donné du temps au gouvernement pour se protéger de nouvelles fuites, de changer les mots de passe, de réviser les plans opérationnels, et de prendre d’autres mesures pour limiter les dégâts. Mais il croit que l’audit de la NSA a raté ses indices et a simplement rapporté le nombre total de documents qu’il avait touchés - 1,7 millions. (Snowden dit qu’il en a pris beaucoup moins.) « Je pensais qu’ils auraient du fil à retordre, » dit-il. « Je ne pensais pas qu’ils seraient totalement incompétents. »
Interrogé sur les allégations de Snowden, le porte-parole de la NSA Vanee Vines dira seulement : « Si M. Snowden veut discuter de ses activités, cette conversation devra avoir lieu au ministère américain de la Justice. Il doit revenir aux États-Unis pour faire face aux accusations portées contre lui. »
Snowden pense que le gouvernement craint que les documents contiennent des éléments profondément dommageables – des secrets que les détenteurs n’ont pas encore trouvés. « Je pense qu’ils pensent qu’il y a là-dedans une bombe à retardement qui serait leur mort politique à tous », dit Snowden. « Le fait que l’enquête du gouvernement a échoué, qu’ils ne savent pas ce qui a été pris ou pas et qu’ils continuent d’avancer ces chiffres énormes et ridicules signifie pour moi que, quelque part au cours de leur évaluation des dégâts, ils sont tombés sur quelque chose de l’ordre de « Oh, Putain de merde ». Et ils pensent que nous l’avons »
Il est très probable que personne ne sait exactement ce qui se trouve dans la montagne de documents - ni la NSA, ni les détenteurs, ni Snowden lui-même. Il n’a pas pu dire exactement comment il les avait récupérés, mais d’autres dans les services de renseignement ont spéculé qu’il a simplement utilisé un robot d’aspiration [web crawler], un programme qui permet de rechercher et copier tous les documents contenant des mots-clés ou des combinaisons de mots clés précis. Cela pourrait expliquer pourquoi bon nombre de ces documents sont de simples énumérations d’éléments très techniques et presque inintelligibles et autres statistiques.
Et il y a un autre élément qui complique encore plus les choses : certaines révélations attribuées à Snowden ne viennent peut-être pas de lui mais d’un autre lanceur d’alerte qui agit sous couvert de Snowden. Snowden se refuse catégoriquement d’aborder cette possibilité. Mais indépendamment de ma visite à Snowden, j’ai eu un accès illimité aux archives de documents dans différents endroits. Et en examinant ces archives avec un outil de recherche numérique sophistiqué, je n’arrivais pas à trouver certains documents qui ont été publiés, ce qui me fait conclure qu’il doit y avoir un deuxième lanceur d’alerte quelque part. Je ne suis pas le seul à être arrivé à cette conclusion. Greenwald et l’expert en sécurité Bruce Schneier - qui ont eu largement accès aux archives - ont tous deux déclaré publiquement qu’ils croyaient qu’un autre lanceur d’alerte transmettait des documents secrets à la presse.
En fait, pendant ma première journée d’entretiens à Moscou avec Snowden, le magazine allemand Der Spiegel a publié un long article sur les opérations de la NSA en Allemagne et sa coopération avec l’agence de renseignement allemand BND. Parmi les documents publiés par le magazine est un « protocole d’accord » top-secret de 2002 entre la NSA et le BND. « Il ne provient pas des documents de Snowden », précise le magazine.
Certains ont même émis des doutes que la révélation sur les écoutes de la NSA du téléphone portable de la chancelière allemande Angela Merkel, longtemps attribuée à Snowden, venait bien de lui. Au moment de cette révélation, Der Spiegel avait simplement attribué les informations à Snowden et à d’autres sources anonymes. Si d’autres fuites existent au sein de la NSA, ce serait plus qu’un nouveau cauchemar pour l’agence - cela soulignerait son incapacité à contrôler ses propres informations et pourrait indiquer que la protestation solitaire de Snowden sur les pouvoirs excessifs du gouvernement a inspiré d’autres personnes au sein des services de renseignement. « Ils n’ont toujours pas réglé leurs problèmes », dit Snowden. « Ils ont toujours un problème de contrôle interne, ils ont encore des informations qui se baladent, et ils ne savent pas d’où elles viennent ni où elles vont. Si c’est le cas, comment pouvons-nous avoir confiance en la NSA de détenir toutes ces informations, l’ensemble de nos dossiers privés, le dossier permanent de nos vies ? »
Les articles de Der Spiegel ont été rédigés, entre autres, par Poitras, la cinéaste qui a été l’un des premiers journalistes contactés par Snowden. Sa célébrité et son expertise en matière de cryptage peuvent avoir attiré d’autres lanceurs d’alerte, et les archives de Snowden ont pu fournir la couverture idéale. Après mes rencontres avec Snowden, j’ai envoyé un courrier électronique à Poitras lui demandant s’il existait d’autres sources de la NSA. C’est son avocat qui m’a répondu : « Nous sommes désolés mais Laura ne répondra pas à cette question. »
Le même jour où je partageais une pizza avec Snowden dans une chambre d’hôtel à Moscou, la Chambre des Représentants US prenait une mesure destinée à freiner les activés de la NSA. Par une large majorité de 293 voix contre 123, les Représentants ont voté en faveur de la cessation des pratiques de l’agence qui consistent à mener des perquisitions sans mandat à l’intérieur d’une vaste base de données qui contient des millions de courriels et conversations téléphoniques de citoyens états-uniens. « Il ne fait aucun doute que les Américains sont de plus en plus alarmés par l’ampleur des programmes de surveillance injustifiés utilisés par le gouvernement pour stocker et rechercher leurs données privées, » ont déclaré dans un communiqué commun les promoteurs démocrates et républicains de l’amendement. « En adoptant cet amendement, le Congrès peut faire un pas décisif pour mettre fin à la surveillance de masse. »
C’est un des nombreux projets de réforme qui n’aurait jamais vu le jour s’il n’y avait pas eu Snowden. A Moscou, Snowden rappelle comment il est monté dans un avion pour Hong Kong, se préparant à se révéler comme le fuiteur d’un cache spectaculaire de secrets et se demandant si cela en valait la peine. « Je pensais qu’il était probable que la société dans son ensemble hausserait tout simplement les épaules et passerait à autre chose, » dit-il. Au lieu de cela, la surveillance de la NSA est devenue l’un des problèmes les plus pressants au sein du débat national. Le président Obama a personnellement examiné la question, le Congrès a abordé la question, et la Cour suprême a laissé entendre qu’elle pourrait aborder la question de l’écoute électronique sans mandat. L’opinion publique a également évolué en faveur de restrictions sur la surveillance de masse. « Cela dépend beaucoup de la question posée », dit-il, « mais si vous posez des questions simples comme pour ma décision de révéler Prism » - le programme qui permet aux agences gouvernementales d’extraire des données d’utilisateurs à partir de sociétés comme Google, Microsoft, et Yahoo - « 55 pour cent des Américains sont favorables. Ce qui est extraordinaire compte tenu du fait que, depuis un an, le gouvernement dit que je suis une sorte de super-vilain ».
C’est peut être une exagération, mais pas de beaucoup. Près d’un an après les premières fuites de Snowden, le directeur de la NSA Keith Alexander a affirmé que Snowden était « maintenant manipulé par les services secrets russes » et l’a accusé de provoquer des « dommages irréversibles et importants ». Plus récemment, le secrétaire d’État John Kerry a déclaré que « Edward Snowden est un lâche, un traître, et il a trahi son pays. » Mais en Juin, le gouvernement semblait revenir sur sa rhétorique la plus apocalyptique. Dans une interview au New York Times, le nouveau chef de la NSA, Michael Rogers, a déclaré qu’il « essayait d’être très précis et très mesuré dans mes caractérisations » : « En tant que directeur, vous ne m’avez pas entendu dire « Oh mon Dieu, le ciel nous tombe sur la tête. » »
Snowden surveille de près l’évolution de son image publique, mais se montre réticent à parler de lui-même. C’est dû en partie à sa timidité naturelle et sa réticence à « mouiller ma famille et faire une biographie. » Il dit qu’il craint que le partage d’informations privées le fasse passer pour un narcissique et un arrogant. Mais surtout, il craint de nuire par inadvertance à la cause qu’il a promue au risque de sa vie. « Je suis un ingénieur, pas un politicien, » dit-il. « Je ne cherche pas à être sous les projecteurs. Je suis terrifié à l’idée d’offrir une distraction à ces têtes parlantes, une excuse pour compromettre, dénigrer, et délégitimer un mouvement très important ».
Mais lorsque Snowden accepte finalement d’aborder sa vie privée, le portrait qui se dégage n’est pas celui d’un illuminé aux yeux hagards mais celui d’un idéaliste sincère, posé, qui - pas à pas et sur une période de plusieurs années - est devenu de plus en plus déçu par son pays et son gouvernement.
Né le 21 Juin 1983, Snowden a grandi dans la banlieue du Maryland, non loin du siège de la NSA. Son père, Lon, a gravi les échelons au sein des Garde-Côtes jusqu’au grade d’adjudant, un parcours difficile. Sa mère, Wendy, a travaillé pour la Cour de District des États-Unis à Baltimore, tandis que sa sœur aînée, Jessica, est devenue avocate au Centre judiciaire fédéral à Washington. « Toute ma famille a travaillé pour le gouvernement fédéral d’une manière ou d’une autre », dit Snowden. « Je pensais suivre le même chemin. » Son père m’a dit : « Nous avons toujours considéré Ed comme le plus intelligent de la famille. » Cela ne l’a pas surpris que son fils obtienne plus de 145 au cours de deux tests de QI distincts.
Plutôt que de passer des heures à regarder la télévision ou à faire du sport comme n’importe quel gamin, Snowden est tombé amoureux des livres, la mythologie grecque en particulier. « Je me souviens comment je me laissais absorber par les livres, où je disparaissais pendant des heures », dit-il. Snowden affirme que la lecture des mythes a joué un rôle important dans sa jeunesse, en lui fournissant un cadre pour faire face aux défis, y compris les dilemmes moraux. « Je crois que c’est là que j’ai commencé à réfléchir sur notre façon d’identifier les problèmes, et qu’un individu se définit par la façon qu’il gère et confronte ces problèmes, » dit-il.
Peu après que Snowden eut révélé être l’origine des fuites, les médias se sont longuement intéressés au fait qu’il a quitté l’école peu après sa deuxième année de lycée (10th grade), en laissant entendre qu’il n’était qu’un fainéant sans éducation. Mais plutôt que la délinquance, c’est un combat contre une mononucléose qui lui fit manquer l’école pendant près de neuf mois. Au lieu de recommencer une année, Snowden s’est inscrit dans une communauté universitaire. Enfant déjà, il adorait les ordinateurs et ils étaient désormais une passion. Il commença à travailler pour un camarade de classe qui dirigeait sa propre entreprise de technologie. Pure coïncidence, la société était dirigée depuis une maison située à Fort Meade, là où se trouve le siège de la NSA.
Snowden se rendait au bureau lorsque les attaques du 9/11 ont eu lieu. « Je me rendais au travail en voiture et j’ai entendu à la radio que le premier avion avait frappé, » dit-il. Comme beaucoup d’Américains dotés d’un esprit civique, Snowden fut profondément affecté par les attaques. Au printemps de 2004, alors que la guerre au sol en Irak s’amplifiait avec la première bataille de Falloujah, il se porta volontaire pour les forces spéciales de l’armée. « J’étais très réceptif aux explications du gouvernement - presque de la propagande - quand il s’agissait de choses comme l’Irak, des tubes d’aluminium et des flacons d’anthrax, » dit-il. « Je croyais encore très fermement que le gouvernement ne nous mentirait pas, que ses intentions étaient louables, et que la guerre en Irak serait ce qu’ils disaient qu’elle serait, à savoir un effort ciblé et limité pour libérer les opprimés. Je voulais y contribuer ».
Snowden dit qu’il a été particulièrement attiré par les forces spéciales parce qu’elles offraient la possibilité d’apprendre les langues. Après de bons résultats aux tests d’aptitude, il fut admis. Mais les exigences physiques furent plus difficiles. Au cours d’un entraînement, il se brisa les deux jambes. Quelques mois plus tard, il fut libéré.
Une fois sorti de l’armée, Snowden décrocha un emploi d’agent de sécurité dans un complexe top-secret qui lui permit d’accéder au plus haut niveau de sécurité. Il passa au détecteur de mensonges et après une stricte vérification de ses antécédents, sa carrière dans le monde clandestin des renseignements était lancée. Plus tard, lors d’un salon de l’emploi spécialisé dans ce même domaine, il se vit offrir un poste par la CIA, au département des communications globales, l’organisation qui traite les problèmes informatiques au quartier général de Langley, en Virginie. Ce travail d’ingénieur réseau était la continuité de ce qu’il faisait déjà depuis qu’il avait 16 ans. "Tous les sites secrets s’interconnectaient pour finir au quartier général de la CIA" explique-t-il. "Nous étions un autre type et moi prévus pour faire le service de nuit". C’est ici que Snowden allait découvrir un des plus grands secrets de la CIA : malgré l’image dernier cri de l’organisation, ses technologies étaient en fait complètement dépassées. L’agence n’était pas du tout ce qu’elle semblait être de l’extérieur.
N’étant encore qu’un novice dans la meilleure équipe informatique, Snowden se distingua suffisamment pour être envoyé dans l’institut spécialisé en technologie de la CIA, un établissement tenu secret. Il vécut sur place, dans un hôtel pendant 6 mois, passant la majeure partie de son temps en stage et à étudier. Une fois sa formation accomplie, Snowden se rendit à Genève en mars 2007, où la CIA recherchait des informations sur le secteur bancaire. Il rejoignit la mission américaine rattachée aux Nations-Unies. En plus de cette couverture aux Nations-Unies, il reçut un passeport diplomatique et disposa d’un vaste appartement près du lac.
C’est en Suisse que Snowden constata pour la première fois les compromis moraux que les agents de la CIA font sur le terrain. Comme les espions sont promus en fonction de la quantité de personnes qu’ils recrutent, ils n’hésitent pas à se marcher dessus pour essayer d’enrôler le maximum de personnes, peu importe la valeur qualitative de leurs sources. Les agents entraînaient dans les pubs les cibles pour les enivrer jusqu’à finir en cellule de dégrisement, de manière à ensuite les rendre redevables. ’Ils opéraient de façon vraiment risquée en laissant un sentiment très négatif sur les personnes recrutées, “un sentiment qui aurait un impact dévastateur pour notre réputation nationale si on venait à se faire prendre’ raconte-t-il. ’Mais nous le faisions, simplement parce que nous le pouvions’.
En poste à Geneve, Snowden raconte qu’il rencontra de nombreux espions qui étaient radicalement opposés à la guerre en Irak et à la politique américaine au Moyen-Orient. ’Les officiers du cabinet de la CIA y étant tous favorables, qu’aurions-nous pu y faire ?’ . Grâce à son poste à la maintenance informatique des réseaux en opérations, il avait accès plus que quiconque aux informations sur le déroulement de la guerre. Ce qu’il découvrit l’affecta particulièrement. ’Nous étions dans l’ère Bush, au moment le plus sombre de la guerre contre le terrorisme’ confit-il. ’Nous torturions des gens ou pratiquions des écoutes téléphoniques sans mandat’.
Il envisagea devenir un lanceur d’alerte, mais avec Obama en passe d’être élu, il renonça. ’Je pense que les critiques faites par Obama étaient impressionnantes et les valeurs qu’il représentait me rendaient optimiste’. ’Il disait que nous n’allions pas sacrifier nos droits. Nous n’allions pas changer qui nous étions juste pour attraper un faible pourcentage de terroriste en plus’. Mais la déception de Snowden grandit car selon lui, la politique d’Obama ne collait pas avec son éminent discours. ’Ils n’ont pas seulement oublié de tenir leurs promesses, ils les ont carrément répudiées’ raconte-t-il. ’Ils sont partis dans une autre direction. Qu’est-ce que cela représente pour une société, pour une démocratie, lorsque les personnes que l’on a élues sur la base de leurs promesses peuvent faire fi de celles-ci ?’
Quelques années de plus furent nécessaires pour qu’un nouveau palier de désillusions soit franchi. À ce moment -2010- Snowden avait été transféré de la CIA à la NSA, acceptant un poste d’expertise technique au Japon pour la société Dell, un des principaux partenaires de l’agence de renseignements. Depuis le 11 septembre et les sommes colossales attribuées aux services secrets, la majeure partie du travail de la NSA était désormais sous-traitée par des fournisseurs de sécurité tels que Dell ou Booz Allen Hamilton. Pour Snowden, partir au Japon était un poste qu’il l’attirait particulièrement : depuis son adolescence il voulait visiter le pays. Il fut aussi employé au bureau de la NSA de la base aérienne de Yokota, dans la banlieue de Tokyo. Là-bas, il enseigna aux officiers militaires et aux hauts fonctionnaires comment protéger les réseaux informatiques des hackers chinois.
Le désenchantement de l’informaticien n’allait qu’en s’accentuant. Ce qu’il considérait comme déjà limite lorsque les agents enivraient les banquiers pour leur soutirer des informations, il découvrait désormais les assassinats ciblés ainsi que la surveillance de masse : toutes ces méthodes, il pouvait les observer dans les moniteurs de la NSA. Snowden vit comment les drones militaires de la CIA pouvait discrètement éliminer un individu. Il commençait aussi à se rendre compte de l’énorme potentiel de surveillance de la NSA, une capacité telle que le moindre mouvement d’un individu pouvait être suivi à la trace en analysant son adresse MAC, un identifiant unique émis par chaque téléphone, ordinateur ou appareil électronique.
Alors que ses convictions sur le bienfait des missions de renseignement américain s’effritaient au fur et à mesure, son ascension en tant qu’expert reconnu se poursuivait. En 2011, il retourna dans le Maryland pour y passer une année. "J’étais assis à la même table que le CIO et le CTO de la CIA, les hauts responsables des branches techniques’ ’Ils venaient avec des problèmes technologiques extrêmement complexes, et mon boulot était de les résoudre.’
En mars 2012, Snowden déménage encore pour le compte de Dell, cette fois-ci pour rejoindre l’énorme bunker d’Hawaï. Il y devient le responsable technique au bureau du partage des informations. À l’intérieur du ’tunnel’, un endroit froid et humide de 75 000 m2 qui fut jadis un entrepôt pour torpilles, les moyens et le manque de surveillance de la NSA préoccupaient Snowden chaque jour un peu plus. Parmi les découvertes qu’il fit là-bas, la plus choquante à ses yeux fut la régularité des échanges d’informations brutes - incluant des métadonnées - avec les services secrets israéliens. En temps normal, ce genre d’informations était "minimisé" et la procédure supposait d’effacer les noms et les données personnelles. Mais dans ce cas, la NSA n’a virtuellement rien fait pour protéger ne serait-ce que les communications de personnes aux États-Unis. Cela inclut les e-mails et les appels téléphoniques de millions d’Américains d’origine arabe ou palestinienne dont les membres de la famille vivent en territoire Palestinien. ’C’était vraiment impressionnant’ raconte Snowden. ’Ce fut l’un des plus gros abus que nous ayons pu observer’. (The Guardian publia un article sur cette opération l’année dernière, mentionnant les sources provenant des documents de Snowden).
Un autre document troublant provenant du directeur de la NSA Keith Alexander, montrait comment l’agence espionnait les habitudes pornographiques des politiciens radicaux. La note associée au document expliquait de quelle façon l’agence devait divulguer ces “informations personnelles” pour détruire la réputation de certains détracteurs qui n’étaient en réalité impliqués dans aucun complot terroriste. Le document faisait mention de six cibles potentielles. (L’année dernière, Greenwald publia une version expurgée du document pour le Huffington Post.)
Snowden fut sidéré par cette note. ’C’est comme lorsque le FBI avait essayé de divulguer les infidélités de Martin Luther King pour lui ’suggérer’ de se suicider’ explique-t-il. ’Nous trouvions que ces méthodes étaient inappropriées dans les années 60. Pourquoi les utilisions-nous ? Pourquoi faisions-nous encore cela maintenant ?’
Au milieu des années 70, le sénateur Frank Church fut tout autant choqué à l’époque par des décennies d’espionnage illégal et décida pour la première fois d’exposer au grand public les opérations des services de renseignement américain. Cela ouvrit la porte aux réformes attendues depuis longtemps, comme le Foreign Intelligence Surveillance Act. Snowden vit un parallèle entre cette époque et la situation actuelle. ’Frank Church jugea la situation comme étant au bord de l’abîme’ explique-t-il. ’Il était inquiet par le fait qu’une fois lancés, nous ne pourrions pas reculer. Aujourd’hui, nous pouvons être inquiets de nous trouver une fois de plus au bord de l’abîme’. Il réalisa, tout comme le sénateur Church à son époque, que le seul moyen de freiner les abus du gouvernement était de les révéler au grand jour. Mais Snowden n’avait pas toute une commission sénatoriale à sa disposition ou le pouvoir d’une assignation du Congrès. Il ne pouvait que continuer sa mission en secret, comme il avait été entraîné pour.
Le soleil se couche tard ici en juin, et à l’extérieur de l’hôtel, les ombres commencent doucement à envelopper la ville. Snowden ne semble pas être ennuyé que l’interview se poursuive tard dans la nuit. Il vit à l’heure de New-York (le meilleur moyen pour pouvoir communiquer avec ses partisans et rester au courant des dernières dépêches venues en provenance des USA). Souvent, cela signifie entendre en temps réel les observations désobligeantes sur ses actions. En fait, ce n’est pas seulement l’apparatchik gouvernemental qui s’indigne de ce que Snowden a fait par la suite — être passé de l’opérateur mécontent au dissident lanceur d’alerte. À l’intérieur même du secteur des technologies, où il compte de nombreux partisans, certains l’accusent de jouer maladroitement avec des informations dangereuses. Le proéminent et aventureux capitaliste Marc Andreessen, fondateur de Netscape, explique sur CNBC que ’si vous regardez dans l’encyclopédie le terme ’traître’, vous y trouverez une photo d’Edward Snowden”. Bill Gates a délivré un jugement similaire dans une interview pour le magazine Rolling Stone. ’Je pense qu’il a enfreint la loi donc je ne le définirai sûrement pas comme un héros’ dit-il. ’Vous ne trouverez pas d’admiration pour lui de ma part’.
Snowden ajuste ses lunettes ; une des plaquettes manque, ce qui les déséquilibre occasionnellement. Il semble perdu dans ses pensées, ressassant le moment où il prit sa décision, ce point de non retour. L’époque où, clé USB dans la main, il partit secrètement au travail, conscient des énormes conséquences possibles. ’Si le gouvernement ne représente pas nos intérêts’ dit-il d’un air sérieux et choisissant ses mots, ’alors le peuple prendra fait et cause de ses propres intérêts. Et être un lanceur d’alerte est juste un des moyens traditionnels pour y parvenir”.
La NSA n’avait apparemment jamais prédit que quelqu’un comme Snowden pourrait semer le trouble. Dans tous les cas, Snowden explique qu’il ne rencontra jamais la moindre difficulté pour accéder aux fichiers et télécharger les informations confidentielles qu’il souhaitait obtenir. Sauf pour certains documents classés au plus haut niveau de sécurité, le reste des programmes de surveillance de la NSA était virtuellement accessible dans son intégralité par tout employé ou associé, interne ou externe, qui avait eu l’accréditation de la NSA pour accéder aux ordinateurs.
Mais Snowden, pendant son séjour à Hawaï, pouvait aller bien plus loin. ’En tant que responsable technique au bureau du partage des informations, j’avais accès à tout.’
Enfin presque tout. Une seule zone d’ombre restait hors de sa portée : les activités offensives de guerre cybernétique de l’agence. Pour avoir accès à cette dernière cachette, Snowden décrocha un emploi d’analyste en infrastructure pour un autre partenaire important de la NSA, Booz Allen. Son rôle dans l’entreprise lui donna la double autorité pour couvrir les affaires internes et étrangères, lui donnant la possibilité de pister l’origine de n’importe quelle cyber-attaque partout dans le monde. Sa nouvelle position permit à Snowden de s’immerger dans le monde secret de l’implantation de virus informatiques spécialisés dans la récupération de données et de secrets internationaux. À ce moment, raconte-t-il, il confirme que la majeure partie des communications aux États-Unis ’était interceptée et enregistrée sans mandat, sans vraiment suspecter de raisons criminelles visant n’importe quels causes ou individus’.
Alors que Snowden était déjà en pleine désillusion au printemps 2013, au moment où il travaille pour Booz Allen, il n’allait pas être au bout de ses surprises : un jour, un membre des renseignements lui explique que la TAO — la division de piratage informatique de la NSA— avait tenté en 2012 d’installer un système d’exploitation dans les serveurs du principal exploitant de réseaux internet syrien, qui était empêtré dans la prolongation de la guerre civile. Cela aurait permis à la NSA d’accéder à tout le trafic internet et aux e-mails de l’ensemble du pays. Mais quelque chose n’a pas fonctionné et le serveur s’est bloqué, rendant le système totalement inopérable. Cet échec causa la perte soudaine de toutes les connections internet du territoire, bien que personne n’aurait pu savoir que la faute incombait au gouvernement américain. (Ceci est la première fois que cette accusation est révélée).
Au centre des opérations de la TAO, l’équipe en panique vivait un des moments que Snowden appelle ’Oh shit’. Ils se dépêchèrent de réparer le routeur informatique à distance, essayant désespérément de couvrir leur trace et pour que les Syriens ne s’aperçoivent pas de l’infiltration de leur réseau par un logiciel hautement sophistiqué ; mais le serveur étant justement bloqué, ils n’ont rien pu faire pour réparer leur erreur.
Heureusement pour la NSA, les Syriens étaient apparemment plus occupés à restaurer internet dans le pays qu’à rechercher la cause de la soudaine coupure informatique. De retour au centre des opérations de la TAO, la tension s’atténua par une blague qui n’en était qu’à moitié une : ’si on se fait prendre, au pire on peut toujours pointer du doigt Israël’.
Snowden se focalisait surtout sur l’analyse des cyberattaques potentielles provenant de Chine quand il travaillait pour Booz Allen. Il y avait parmi ses cibles des institutions qui ne relevaient normalement pas de la compétence des militaires. Il pensait que ces tâches dépassaient le mandat de l’agence de surveillance. « Ce n’est un secret pour personne que nous attaquons les sites chinois de manière très agressive » dit-il, « mais nous avons dépassé les bornes. Nous attaquons les universités et les hôpitaux et toutes les infrastructures civiles, de préférence aux cibles gouvernementales et militaires. Et ça, c’est un vrai problème ».
Et pour Snowden, la dernière goutte d’eau qui a fait déborder le vase, c’est un programme secret qu’il a découvert en essayant d’optimiser les capacités de l’énorme volume de données ultra-secrètes de la NSA à Bluffdale, Utah. Potentiellement capable de gérer jusqu’à un yottaoctet, soit 500 quintillions de pages de texte, le bâtiment d’un million de pieds carrés (environ 95 000 m2) est connu dans la NSA comme le Mission Data Repository, la base de données centrale pour toutes les missions. (D’après Snowden, le nom initial était Massive Data Repository, mais il a été modifié après que quelques managers ont trouvé que ça sonnait trop sinistre - et trop réaliste). Des milliards d’appels téléphoniques, de fax, d’e-mails, de transferts d’ordinateur à ordinateur et de messages texte venus du monde entier sont pris en compte chaque heure par le MDR. Certains ne font que passer, d’autres sont retenus peu de temps et certains sont conservés pour toujours.
L’effort massif de surveillance n’était pas merveilleux, mais Snowden fût encore plus étonné de découvrir dans les tablettes un nouveau programme de cyberattaque, tendance Folamour, au nom de code MonsterMind. Le programme, révélé ici pour la première fois, automatiserait la recherche du début d’une cyberattaque étrangère. Le logiciel serait en permanence à l’affût de profils de communications correspondant à des attaques connues ou suspectées. Si une attaque était suspectée, MonsterMind la bloquerait et l’empêcherait de pénétrer dans le pays - ce qu’on appelle un « kill » en cyberterminologie.
Des programmes de ce type existent depuis des années, mais le logiciel MonsterMind apporterait une nouvelle fonctionnalité originale : au lieu de simplement détecter et éradiquer le logiciel malveillant à son point d’entrée, MonsterMind riposterait automatiquement, sans intervention humaine. Snowden dit que c’est un problème, parce que les attaques initiales sont souvent routées depuis des ordinateurs basés dans d’innocents pays émergents. Il ajoute : « Ces attaques peuvent être liées à une usurpation d’identité ». « Imaginons par exemple quelqu’un basé en Chine, qui fasse passer des attaques comme si elles venaient de Russie. Et finalement nous riposterions contre un hôpital russe. Ça peut aller loin.. »
Non seulement il se peut qu’une guerre soit déclenchée accidentellement, mais - dit Snowden - MonsterMind met vraiment en danger la confidentialité, car, pour que le système fonctionne, la NSA devrait conserver secrètement virtuellement toutes les communications privées émises de l’étranger vers les habitants des US. « La raison est que la seule manière que nous avons d’identifier les flux de malveillants et de riposter, c’est d’analyser tous les flux », dit-il. « Et si nous analysons tous les flux, ça signifie que nous devons intercepter tous les flux ». Ça signifie violer le Quatrième Amendement, saisir des communications privées sans mandat, souvent sans cause véritable ou même sans soupçon de faute. Pour tout le monde, tout le temps ». (Un porte-parole de la NSA a refusé de commenter MonsterMind, les logiciels malveillants en Syrie ou les particularités sur d’autres aspects de cet article).
Étant donné le nouveau mausolée de données de la NSA à Bluffdale, ses facultés à provoquer une guerre accidentelle, et l’obligation de surveiller en permanence toutes les communications entrantes, Snowden a pensé que son seul choix était de prendre ses clés USB et de dire au monde ce qu’il savait. La seule question était : quand.
Le 13 mars 2013, assis à son bureau dans le « tunnel » entouré d’écrans d’ordinateurs, Snowden a lu une histoire qui l’a convaincu qu’il est temps d’agir. C’était au sujet du directeur de l’intelligence nationale, James Clapper, qui disait à un comité du Sénat que la NSA ne collecte pas « volontairement » les informations de millions d’américains. « Je crois que je l’ai lu dans le journal le lendemain, quand je parlais à deux collègues, et disant : pouvez-vous croire cette merde ? »
Snowden et ses collègues avaient parlé à de nombreuses reprises de l’enfumage habituel à propos de l’étendue de l’espionnage fait par la NSA, aussi ne fût-il pas surpris qu’ils ne réagissent presque pas au témoignage de Clapper. « C’était plus ou moins admis », dit-il, en parlant de la « banalité du mal », une référence à l’étude d’Hannah Arendt sur la bureaucratie sous l’Allemagne nazie.
« C’est comme la grenouille dans l’eau bouillante », me dit Snowden. « Vous êtes un peu exposé au mal, à un peu de violation des règles, à un peu de malhonnêteté, un peu de tromperie, un peu de déni de l’intérêt public, et vous pouvez balayer ça d’un revers de la main, vous pouvez venir le justifier. Mais si vous le faites, cela créé une pente savonneuse qui ne fera que s’accentuer, et quand vous serez là depuis 15 ans, 20 ans, 25 ans, vous en aurez vu de toutes les couleurs et ça ne vous choquera plus. Vous finirez par trouver tout ça normal. Et c’est ça le problème, c’est de ça qu’il s’agit quand on parle de l’affaire Clapper. Il considérait que tromper les Américains faisait partie de son boulot, comme quelque chose de tout à fait normal. Et avait raison de penser qu’on ne le punirait pas pour ça, parce qu’il avait été révélé qu’il avait menti sous serment et on ne lui a même pas tapé sur les doigts pour ça. Cela en dit long sur le système et sur nos dirigeants ». Snowden décida que l’heure était venue de sortir de l’eau avant d’être totalement ébouillanté.
En même temps, il savait qu’il pourrait y avoir de lourdes conséquences. « C’est vraiment dur de franchir cette étape, non seulement je crois en quelque chose, mais j’y crois assez fort pour détruire ma vie de fond en comble ».
Mais il sentait qu’il n’avait pas le choix. Deux mois plus tard, il prit un vol pour Hong-Kong avec une poche pleine de clés USB.
L’après-midi de notre troisième rencontre, environ deux semaines après la première, Snowden vient dans ma chambre d’hôtel. J’ai changé d’endroit et je suis actuellement à l’Hôtel National, en face de la Place Rouge et du Kremlin. A l’instar du Métropole, le National est une véritable icône qui a vu une bonne partie de l’histoire russe franchir ses portes à une époque ou à une autre. Lénine a vécu dans la chambre 107, et le fantôme de Félix Dzerzhinsky, le chef redouté de l’ancienne police secrète soviétique qui vivait aussi ici, hante toujours les couloirs.
Mais, plus que la police secrète russe, ce sont ses anciens employeurs, la CIA et la NSA, que Snowden redoute le plus. « Si quelqu’un me repère, ils ont une équipe de types rien que pour me pirater », dit-il. « Je ne crois pas qu’ils m’aient géolocalisé, mais ils surveillent certainement avec qui je parle en ligne. Même s’ils ne savent pas ce que vous dites, - parce que c’est crypté - ils tirent un maximum d’informations sur vos interlocuteurs et quand vous leur parlez ».
Plus que tout, Snowden redoute une maladresse qui détruirait tous les progrès vers les réformes pour lesquelles il s’est tant sacrifié. « Je ne recherche pas l’auto-destruction. Je ne veux pas m’immoler et disparaître des pages de l’histoire. Mais on ne peut pas réussir si on ne saisit pas les occasions », dit-il. Aussi fait-il très attention de conserver une longueur d’avance par rapport à ses présumés poursuivants ; il change sans arrêt d’ordinateur et de compte mail. Pourtant, il sait qu’il est susceptible d’être compromis : « Je vais me découvrir et ils vont me pirater. Ça va arriver ».
En fait, certains de ses compagnons de voyage ont déjà commis des erreurs flagrantes. L’an dernier, Greenwald lui-même s’est trouvé incapable d’ouvrir une mine de secrets de la NSA que Snowden lui avait transmise. Il l’a donc envoyé à son partenaire de longue date, David Miranda, depuis leur logement à Rio vers Berlin pour recevoir un élément complémentaire de Poitras qui a réparé l’archive. Mais en organisant les déplacements, Le Guardian a réservé un transfert via Londres. Alertées - sans doute suite à une surveillance par le GCHQ, l’homologue britannique de la NSA - les autorités Britanniques ont arrêté Miranda dès son arrivée et l’ont interrogé pendant 9 heures. De plus, un disque dur externe contenant 60 gigaoctets de données - environ 58 000 pages de documents - a été saisi. Bien que ces documents aient été cryptés au moyen d’un programme sophistiqué du nom de True Crypt, les autorités britanniques ont découvert un papier de Miranda avec un mot de passe pour l’un des fichiers, et ils ont réussi à décrypter 75 pages, selon les documents de la justice britannique. (*)
Un autre souci pour Snowden, c’est ce qu’il appelle la lassitude de la NSA - le public devenant engourdi pour les révélations sur la surveillance de masse, tout comme il devient insensible aux annonces de nouvelles victimes de batailles dans une guerre - . « Une mort c’est une tragédie, et un million de morts, c’est une statistique », dit-il, citant satiriquement Staline. « Les écoutes d’Angela Merkel sont un énorme scandale, mais le viol de la confidentialité de 80 000 Allemands passe comme une lettre à la poste ».
De même, il est optimiste sur le fait que les prochaines élections vont apporter des réformes significatives. Enfin, Snowden pense que nous devrions faire confiance à la technologie, pas aux politiciens. « Nous avons les moyens et la technologie pour arrêter la surveillance de masse sans aucune modification législative et sans changement de protocole ». La réponse est un cryptage puissant , dit-il ; « en généralisant les modifications permettant de faire du cryptage un standard universel, où toutes les communications seraient cryptées par défaut, nous pourrions arrêter la surveillance de masse non seulement aux États-Unis, mais dans le monde entier ».
D’ici là, dit Snowden, il va y avoir pas mal de révélations. « Nous n’avons pas fini d’en apprendre », dit-il. En réalité, il y a une quinzaine de jours après notre rencontre, le Washington Post a révélé que le programme de surveillance de la NSA a collecté plus de données sur des Américains innocents que sur les cibles étrangères. Il y a encore là-bas des centaines de milliers de pages de documents secrets - sans parler des autres lanceurs d’alerte qu’il a peut-être déjà inspirés - . Mais Snowden dit que les informations contenues dans toute future fuite auront moins d’importance. « Pour nous, la question n’est pas : quelle sera la prochaine révélation. La question c’est, quelle sera notre réaction ? »
*CORRECTION AJOUTÉE [10heures 55 - Le 22 août 2014] : Dans une version antérieure de cet article, il avait été écrit à tort que Miranda avait récupéré des documents de la GCQQ chez Poitras ; et affirmait à tort que Greenwald n’a pas obtenu l’accès complet aux documents GCHQ.
Magazine Wired
photos par Platon
Traduction VD, Kohler William et Amélie pour le Grand Soir