Le néo-libéralisme se présente aujourd’hui comme une caricature de la pensée libérale, parce qu’il ne se croit plus l’héritier d’une histoire. Si le libéralisme s’est toujours inscrit dans une démarche philosophique née des Lumières du 18ème siècle et s’est évertué à démontrer sans y parvenir les vertus de la concurrence, le néo-libéralisme, renonçant à toute démonstration, totalitaire, affirme avec arrogance la supériorité systématique du marché concurrentiel présenté comme la voie unique vers le bien-être social et le bonheur universel. L’implosion de l’URSS a beaucoup joué en faveur de cette cristallisation néo libérale qui tend à se transformer en dogme à l’allure téléologique. Francis Fukuyama dans son livre ’La fin de l’histoire et le dernier homme’ illustre de la manière la plus parfaite ce délire néo libéral. La myopie de Fukuyama est qu’il oublie, en annonçant la mort des idéologies , que la pensée néo libérale est la dernière idéologie à avoir survécu...
C’est dans l’histoire contemporaine des États-Unis, berceau du néo-libéralisme, qu’il faut chercher les origines de cette idéologie. Écartant progressivement les empires européens, l’empire étasunien s’est d’abord approprié l’occident avec sa périphérie. Après le démantèlement de l’empire soviétique, le dernier des empires européens, il s’attelle fiévreusement à mettre la main sur le reste du globe ou si l’on préfère à imposer sa globalisation. Cette expansion extraordinaire s’est faite insidieusement depuis la fin du 19ème siècle grâce à l’idéologie la plus pernicieuse et la plus tenace, celle du progrès, n’en déplaise à monsieur Fukuyama. Les États Unis ont hérité des empires européens en retournant contre ces derniers leur propre arsenal idéologique. C’est en effet au nom de la défense du monde "libre" que les USA se sont, petit à petit, appropriés l’idéologie de
la mission civilisatrice inventée par la "vieille" Europe. En se lançant dans des guerres sans fin dans le but apparent de promouvoir les libertés et la démocratie, cette puissance a réussi en l’espace d’un siècle à redessiner la carte de la planète en expropriant ses alliés les plus proches .
A la fin du 19ème siècle, ayant repris à son compte une bonne partie des colonies espagnoles, l’empire naissant s’est allié ensuite à "La Triple-Entente" pour empêcher toute velléité de réorganisation et d’alliance entre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’empire ottoman. C’est le projet de construction d’un réseau de communications moderne, en l’occurrence, une ligne de chemin de fer entre Hambourg, Bagdad et le Golfe Persique qui a été l’une des causes prin cipales de la première guerre mondiale. En 1918, deux empires qui constituaient le centre névralgique du vieux continent ont été littéralement désintégrés. Trente ans plus tard, c’est au tour des deux empires "alliés" français et britannique de subir le même sort. La disparition de l’URSS, à la fin du siècle dernier, a bouclé la boucle.
Lorsqu’on résonne en termes de continents, on constate que l’Europe est la première, et de loin, à avoir fait les frais du rêve américain non seulement par la désintégration de ses empires mais aussi par son adhésion béate à l’« American way of life » et par sa reconnaissance tacite ou explicite de l’ « Americain exceptionalism ».
Après le démantèlement des empires est venu le tour des états-nations qui depuis la fin de la deuxième guerre mondiale se sont démenés pour se préserver, mais qui ont fini à partir des années quatre vingt par rendre les armes face au rouleau compresseur néo-libéral. Si certaines nations récalcitrantes comme la Yougoslavie, l’Irak ou l’Afghanistan ont été atomisés par la force des armes, le reste se laisse docilement vassaliser.
Les gesticulations donquichottesques teintées de jacobinisme des gouvernants de certains états européens laissent perplexe. On est en droit de se demander comment des dirigeants qui bradent à tour de bras la majeure partie des biens publics puissent crier à qui veut les entendre leur attachement à l’identité nationale ! Au nom de la « performance », érigée en nouveau fétiche de l’action publique, l’état procède par glissements successifs à la privatisation de larges pans du secteur public tout en imposant une gestion de moins en moins démocratiques des institutions ( hôpitaux, universités, justice etc...). Comme le soulignent Laurent Bonelli et Willy Pelletier (1), on est face à un "État manager", un État de plus en plus réduit dans sa surface mais de plus en plus renforcé dans ses structures de commandement. L’État Providence est mort de sa belle mort.
Tous les acquis que les travailleurs ont arraché aux démocraties libérales grâce à leur lutte et à la pression qu’exerçait le camp socialiste sur le "monde libre" se réduisent comme une peau de chagrin. L’union Européenne qui, à un certain moment, a semblé constituer un contre-pouvoir face à l’hégémonie impériale s’est transformée en outil coercitif au service du capitalisme financier. La crise grecque est la preuve que ce conglomérat hétérogène n’est politiquement qu’une coquille vide. Aujourd’hui, l’état a jeté bas son masque d’arbitre et de médiateur pour assumer pleinement son rôle, celui de liquidateur de la nation au profit des finances mondiales.
Mais alors à quoi servent toutes ces crises d’hystérie nationalistes et toute cette islamophobie démentielle qui traverse l’Europe sinon à camoufler tant bien que mal la déstructuration de la nation. cette logique contradictoire mais terriblement efficace du pompier pyromane est une caractéristique fondamentale de la stratégie néo-libérale.
Empires disloqués, nations éclatées, voilà l’orientation que le néo-libéralisme veut imposer au sens de l’histoire. Le capital a horreur des frontières comme il a horreur des solidarités. Lorsqu’on parle de la mondialisation il faut entendre par là une mondialisation de la fragmentation. Si le libéralisme a désintégré la famille patriarcale, le néo-libéralisme s’en prend lui à la famille nucléaire. Aujourd’hui, cette dernière est en train d’éclater et l’unité de survie se réduit à l’individu.
En Amérique du Nord, 20% de ce qu’on appelle des foyers ne comportent plus qu’une personne vivant seule. Nous nous trouvons en présence d’une société fragilisée à force d’être atomisée, une société faite d’individus désorientés, sans attaches historiques ni perspective d’avenir, étrangers les uns aux autres, englués dans leur ego, confondant l’avoir avec l’être, taillables et corvéables à merci. Dans le monde du travail, avec la généralisation des délocalisations, les syndicats et les partis de gauche lâchent prise et les travailleurs se retrouvent extrêmement diminués face à l’agressivité des entreprises. A la stabilité de l’emploi dans les années soixante, s’est substituée peu à peu l’instabilité comme régime d’organisation du travail. Le précariat affecte actuellement plus de 40% des salariés des secteurs public et privé. D’un autre coté la stimulation de la concurrence entre les travailleurs au sein de l’entreprise casse toute forme de solidarité. Les travailleurs, jadis unis collectivement contre les patrons, se divisent entre eux. Cette situation d’incertitude engendre l’individualisme, car la vie d’un précaire ne relève en dernière instance que de lui-même. Ce dernier est obligé de se gérer en tant qu’entreprise obéissant aux lois de l’offre et de la demande, de la compétitivité et de la concurrence déloyale (excusez le pléonasme). La loi du marché a investi toutes les instances de la société : capitalistes entre eux, capitalistes contre travailleurs, salariés contre salariés se déchirent de plus belle dans une jungle ou l’homo économicus a définitivement eu raison de l’homo politicus.
A l’opposé du "laissez faire" libéral, le néo-libéralisme, pour Christian Laval, est plus qu’une nouvelle politique économique, c’est une nouvelle normativité politique et morale qui s’impose : une normativité politique et morale apolitique et amorale. L’opposition économie libérale et démocratie libérale s’est totalement estampée pour laisser libre cours à la dictature de l’économique érigé en système de valeurs. Dans cette logique entrepreneuriale et consumériste, on assiste à l’irrémédiable dissolution du sujet moral et politique.
Nous voilà retombés dans la prima naturæ de Hobbes , cet état de nature où l’homme est mû par l’instinct et les passions, menant une vie fondée sur la lutte, la concurrence, la compétition et la guerre de tous contre tous. Si la prima naturæ refait surface c’est pour la simple et bonne raison que le contrat social garant de la paix entre les hommes et modérateur des passions est définitivement rompu. La finalité de "l’utile" supplantant les finalités qui l’ont précédée se présente comme l’ultime consécration de la modernité.
L’intérêt libéré de toute contrainte s’impose comme une fin en soi. Pour la première fois dans l’histoire contemporaine les rapports de domination se présentent presque à visage découvert, dédaignant de se camoufler derrière un masque idéologique. C’est peut-être dans ce sens qu’il faut interpréter l’affirmation de Fukuyama annonçant la mort des idéologies. A cet état de nature vient se greffer un darwinisme social justifiant les inégalités par le recours à l’argument de la sélection naturelle.
Notre époque, prise dans les tourments des intérêts marchands contradictoires, assiste, impuissante, au dépérissement des valeurs qui ont su depuis des millénaires préserver tant bien que mal la survie de l’espèce. Dans cette société déshumanisée, nivelée par la valeur marchande, la réification, au-delà de la force du travail, s’empare de l’intégrité du corps qui, ultime désagrégation, éclate en morceaux vendus à la sauvette sur les marchés israéliens, étasuniens et autres.
Fethi GHARBI
1) http://www.monde-diplomatique.fr/2009/12/BONELLI/18585