« Gouverner, c’est faire croire » - Machiavel
« Le XXIème siècle sera religieux ou ne sera pas », citation apocryphe dementie par Malraux lui-même mais qui ne cesse d’être ressassée depuis voilà plus ´d’un demi siècle . En 2008, Nicolas Sarkozy n’a pas hésité à nous la resservir toute crue au moment où l’Occident se trouvait pris dans le tourbillon de son choc des civilisations(1), une citation devenue la tarte à la crème de tous et de n’importe qui, chacun y apporte, comme dans les auberges espagnoles, tout ce qu’il souhaite trouver. En vérité, le spirituel chez l’auteur de « La metamorphose des Dieux » est aux antipodes du « retour du religieux » sous sa forme fondamentaliste et identitaire. Mais la pensée de Malraux n’est pas la première à avoir été corrompue. Il faut dire que l’art de la perversion constitue une constante dans la réthorique d’une intelligentsia à la dérive.
Cette manie du hold-up intellectuel tendant à vider de sa substance toutes formes de pensées subversives s’inscrit dans ce que Gramsci nomme : « guerre de position », une guerre où le culturel se présente comme l’outil décisif de domination dans la société post-industrielle. L’hégémonie s’étant substituée à la coercition, elle soumet sans violence les masses consentantes tenues en laisse par une société civile fortement structurée mais viscéralement réformiste. Dans cette guerre des tranchées, protégée par ses fortifications idéologico-culturelles, la droite, détentrice privilégiée du logos, demeure inébranlable. Sarkozy n’a pas manqué de le souligner à sa manière : « Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées... » (2)
Il est vrai qu’à la différence des régimes fascistes de l’entre-deux-guerres, les dominants préfèrent aujourd’hui gouverner en manipulant les esprits. Les trente glorieuses, fruit paradoxal de mesures socialisantes prises par les états les plus libéraux de la planète, ont cédé la place dès les années soixante dix à l’autocratie du marché. Ce retour en force de la loi de la jungle déguisée en démocratie libérale n’a cessé de rogner voilà plus de trente ans et jour après jour tous les acquis démocratiques et tous les contre-pouvoirs. Les peuples, envoûtés par de pseudo-valeurs, assistent impuissants au dépérissement du Politique et à la montée fulgurante d’une ploutocratie vorace. Cependant tous les raffinements de cet art de la mystification cèdent systématiquement la place à la coercition dès que l’Occident "s’ouvre" sur le monde extérieur. Richard Hofstadter considère qu’historiquement la paranoïa est une composante psychologique essentielle de la politique étasunienne (3). Depuis des siècles, affirme-t-il, antimaçonnisme, anticatholicisme, antisémitisme, anticommunisme n’ont cessé d’exacerber l’imaginaire de la droite américaine. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale un délire paranoïaque s’empara des étasuniens à l’instigation du sénateur McCarthy. Les communistes furent frappés d’anathème et une véritable chasse aux sorcières gagna le pays. En vrai stalinien, McCarthy n’arrêta pas pendant plusieurs années de persécuter des milliers de personnes et d’instaurer une atmosphère de suspicion causée par ce qu’on appela alors "la peur rouge". Mais le délire persécutif finit souvent par se transformer en délire mégalomaniaque. ; « Je crois que Dieu a présidé à la naissance de cette nation et que nous sommes choisis pour montrer la voie aux nations du monde dans leur marche sur les sentiers de la liberté » affirmait le président Wilson au lendemain de la première guerre mondiale. Sans trop s’attarder sur la valeur euphémique d’un tel discours, il importe de souligner que ce messianisme outrancier remonte bien loin. Au beau milieu du 19ème siècle, au moment de l’annexion du Texas et au moment de l’irréversible conquête de l’Ouest apparaissait la « manifest Destiny », une idéologie de « droit divin » tout à fait anachronique justifiant cette expansion coloniale en lui conférant un caractère providentiel (4). C’est ce puritanisme conquérant qui présidera en fin de compte au destin impérialiste des Etats-Unis. Cet exceptionnalisme américain qui pour s’illustrer a toujours besoin d’un ennemi extérieur tout aussi exceptionnel, préfère évoluer au sein d’un espace mythique où l’ange du Bien et l’ange du Mal se livrent à un combat à mort. Un manichéisme sanctifiant l’interventionnisme américain et jetant l’opprobre sur l’ennemi extérieur qu’on doit éradiquer de manière on ne peut plus radicale : bombes atomiques lancées gratuitement sur le Japon, Agent Orange et Napalm déversés sur le Vietnam ou encore uranium appauvri empoisonnant irréversiblement le sol irakien... Autant de traitements de choc nécessaires à la purification de l’espèce. Depuis plusieurs années cette vision du monde se trouve renforcée par l’alliance des protestants évangéliques et des néo-conservateurs. La paranoïa semble de nouveau obséder la classe politique étasunienne qui après en avoir fini avec le communisme s’invente aujourd’hui un nouveau Satan et part en croisade contre « l’Axe du Mal ».
Or ce « style paranoïaque », stratégie agressive et pérenne d’une paradoxale « république de droit divin » ne concerne en fait que l’altérité. Les peuples occidentaux quoiqu’échappant à la coercition n’en subissent pas moins une violence symbolique tout aussi dévastatrice. Dominer par la mystification au lieu de la violence, c’est là toute la magie du système pervers-narcissique ; faire de sa victime, une victime consentante ignorant qu’elle est victime. Loin du fascisme qui piétine la loi pour s’imposer, le pouvoir pervers narcissique préfère mystifier sa proie pour mieux l’abuser, tout en restant dans les limites de la légalité. Cette manipulation des masses trouve son explication dans l’histoire même de l’économie capitaliste. Pour le philosophe Bernard Stiegler, le productivisme tout autant que le consumérisme sont à l’origine de la déresponsabilisation et de l’infantilisation des individus. Cela a commencé au 19ème siècle avec la prolétarisation des artisans qui ont ainsi perdu tout leur savoir-faire au profit de la machine et de son propriétaire. Avec l’automatisation, la prolétarisation aujourd’hui tend à se généraliser. Le consumérisme est venu ensuite compléter ce long processus "d’acculturation" en procédant à la rupture de la transmission intergénérationnelle, portant ainsi un coup fatal au processus d’individuation. En effet, la société postindustrielle perçue communément en tant que milieu propice à l’exacerbation de l’individualisme repose en réalité sur une politique de massification à outrance, une politique de dépersonnalisation totale. Cette grégarisation systématique de la société envoûtée qu’elle est par l’attrait de la divine marchandise plonge les individus dans une sorte de dipsomanie inassouvissable. Leur soif ne sera ainsi jamais apaisée en raison de la rapide caducité des objets qu’ils sacralisent. Sans sublimation et sans interdits, guidés essentiellement par leurs pulsions, ils n’atteindront jamais la jouissance promise, frustrés par un manque toujours renouvelé à cause du rythme infernal de l’obsolescence programmée des produits du marché (5). Or cet état de frustration permanent est si nécessaire à la bonne marche du système au point que quelqu’un comme Ivan Illich n’hésitera pas à avancer que dans l’économie néocapitaliste "le taux de frustration doit toujours rester supérieur au taux de croissance". Bien que cela paraisse paradoxal, cette civilisation consumériste souffre d’une faim chronique entretenue et aiguisée par les médias. Ces derniers ont un effet fondamentalement narcissique. A travers ses divers écran, le spectateur régresse comme par enchantement vers un univers pré-œdipien où s’opère la captation du désir savamment orchestrée par le marketing. Addiction et frustration se relaient et modulent cet homme nouveau, l’homo consumeris : un être infantilisé, coupé de son histoire et de son environnement, compulsif, attaché au superflu, dépourvu de tout sens critique et viscéralement apolitique. Les techniques du neuromarketing ayant ainsi fait leurs preuves ne manqueront pas de contaminer la sphère politique. Quoi de plus naturel lorsqu’on sait que l’état providence a vécu. Le politique totalement asservi par l’économique, réduit au rôle subalterne de courtier au service des multinationales,n’aura aucun scrupule à se servir de tout l’arsenal rhétorique mis au point par le marketing.
Cependant, le cercle vertueux consommation/production qui a fait les beaux jours des trente glorieuse s’est subitement rompu. En effet, le recul du capitalisme productif dans les pays occidentaux à partir des années 70 a totalement renversé la vapeur. Un retour vers le capitalisme sauvage de la fin du 19ème siècle, amorcé au Chili et en Argentine pendant les années soixante dix finira par s’imposer en Occident sous Thatcher et Reagan à partir des années quatre vingt. Les trente glorieuses, trente ans de trêve, trente ans d’illusions, au bout desquelles le système n’a pu résister à retrouver sa vraie nature. Le capital s’emploiera alors à rafler la totalité ou presque de la plus-value au détriment du monde du travail voué ainsi à une précarisation sans précédent. Entre 1979 et 2005, aux États-Unis, les salaires horaires de 80 % des personnes travaillant dans le secteur privé (mis à part les cadres) n’ont augmenté que de 1 %, alors que leur productivité s’est accrue de 60 %. Pendant ce temps, les revenus des ménages les plus riches (1 % de la population) ont augmenté de 228 %. Le PIB américain a plus que doublé, la part du revenu national accaparé par les profits des grandes sociétés n’a jamais été aussi élevée depuis 64 ans, alors que celle des salariés a sombré à son niveau le plus bas depuis 1929. Le développement anomique du néolibéralisme menace ainsi l’ensemble de la planète d’un chaos innommable. En effet, toute dynamique de précarisation des conditions de travail et de vie de la population conduit toujours, après un certain seuil, à l’effondrement de la cohésion sociale, voire à l’affrontement. Or malgré une dégradation constante des conditions de travail et de vie depuis plus de trois décennies en Occident, le seuil d’une révolte ne semble pas avoir été atteint alors que le monde tout autour est mis à feu et à sang. En effet, malgré les bouleversements socio-économiques qu’impose le règne absolu de la flexibilité et de la mobilité du capital dans les pays développés : Dumping social, chômage chronique, intérims, contrats à durée déterminée, les salariés, dressés les uns contre les autres, ont de moins en moins conscience d’appartenir à un groupe social homogène. La compétitivité n’est plus alors l’apanage des états ou encore des entreprises, elle s’empare également du travailleur à travers l’individualisation du salariat et la démolition méthodique des solidarités et des protections sociales. Dans cet univers darwinien, l’effritement social et le chacun pour soi enferme de plus en plus les gens dans la solitude de leur égo. C’est sans doute la première fois dans l’histoire que le social se trouve totalement et parfaitement encastré dans l’économique comme le souligne K. Polanyi (6). La dérégulation du marché s’étend alors insidieusement au social et au culturel qu’elle soumet à ses lois propres. Face m.maux problèmes sociaux qui s’accumulent, livrés à eux-mêmes, de plus en plus d’individus plongent dans le déni de soi ou au contraire dans la paranoïa, ce qui se traduit par une augmentations des suicides dans les entreprises et par une multiplication des crimes immotivés.
La stratégie de la frustration, pierre angulaire du consumérisme donne la main en ce début de millénaire à la stratégie de la tension. Toutes les techniques rodées par le marketing pour susciter le manque s’emploieront à susciter la peur. L’utopie néolibérale ayant épuisé toutes ses déceptions, renonce aux vertus de "la main invisible" et replonge dans la barbarie de ses origines. Tout ce que la ploutocratie ne parvient plus à obtenir grâce aux lois du marché, elle se l’accapare par la violence. Il suffit pour cela de déshumaniser, de barbariser tous ceux qu’on veut dominer ou détruire. Les foules occidentales, manipulées par les médias, apeurées, totalement grégarisées, consentent à tout. Mystification des uns et persécution des autres, telle est la politique de la peur suivie par l’Empire depuis quelques décennies. Dans son livre "Les armées secrètes de l’Otan", l’historien Daniéle Ganser met à nu cette stratégie machiavélique née avec la guerre froide. De 1960 à 1985 des dizaines d’attentats visant des civils ont semé la mort à travers toute l’Europe occidentale. Parmi les plus meurtriers, on cite celui de la gare de Bologne en 1980 ou encore celui de Barbant en Belgique en 1985. Tous ces crimes ont toujours été imputés aux groupuscules d’extrême gauche. Il a fallu attendre les années 90 pour que le président du conseil italien Guilio Andreotti reconnaisse que l’OTAN, avec l’aide du Pentagone de la CIA et du MI6 étaient les commanditaires de ces attentats en Italie et en d’autres pays européens. Des groupes armés recrutés parmi l’extrême droite, les fascistes et les nazis commettaient ces forfaits sous fausse bannière dans le but de discréditer les partis communistes en Europe. Tous les moyens étaient bons pour contenir le péril rouge. Mais la guerre d’usure engagée par le monde libre ne s’arrêta pas là (7). Poursuivant l’œuvre ébauchée par les britanniques avec l’installation de l’état wahhabite saoudien à la tête de l’Arabie, les Etats-Unis, en scellant le pacte de Quincy en 1945, annoncent une offensive tous azimuts contre l’union soviétique et contre toute politique nationaliste, souverainiste et socialisante dans le monde arabe. La stratégie de la guerre sous fausse bannière s’amplifie et ébranle tout le Proche-Orient. En effet l’instrumentalisation du wahhabisme et du panislamisme des frères musulmans a réussi après un demi siècle d’efforts soutenus à transformer une virtualité en réalité. Des milliards de dollars sont déversés pour créer et entretenir l’extrémisme religieux. Or, des organisations terroristes telles qu’Al-Qaida ou Daesh n’auraient jamais été montées avec autant de facilité n’étant ce désordre de fin de règne de la modernité. Elles s’emparent d’une quête du sens d’une jeunesse désemparée pour la transformer en arme de destruction massive au service d’un fondamentalisme insensé. Cette régression identitaire qui fait tache d’huile et se répand même dans les pays européens est ce cri de détresse lancé à la figure d’une civilisation marchande à l’agonie. Les grands récits, surtout celui du progrès sous ses différentes formes ayant échoué, le monde s’est trouvé enlisé dans l’immobilisme de la postmodernité. Désabusé, chaque groupe social replonge dans les tréfonds de sa mémoire en quête d’une quelconque transcendance. En fait, le monde est pris dans le tourbillon d’une grande crise qui n’est pas seulement économique, une crise beaucoup plus violente et beaucoup plus dangereuse que celle de 1929, une crise du sens. La financiarisation de l’économie, loin d’être la cause directe du marasme actuel, ne constitue en fait qu’une fuite en avant face à une crise structurelle de l’économie réelle. Le capitalisme productif en modernisant ses moyens de production par l’introduction de la robotique et de l’informatique a mis hors circuit une grande partie des travailleurs. Il a pour ainsi dire scié la branche sur laquelle il était assis. Les investisseurs, face à la réduction de leur part de la plus-value, ont préféré délocaliser ou alors se tourner tout simplement vers la spéculation financière. Ils ne font en fait qu’ajourner la crise par toutes sortes de subterfuges qu’offre l’économie fictive. Or, la production n’a jamais été aussi florissante. En effet, le marché se trouve face à une contradiction insurmontable : d’un côté, une mise à mort du travail avec son cortège de centaines de millions d’actifs réduits au chômage et à la précarité, de l’autre, un capitalisme productif qui pour compenser la baisse du taux de profit croule sous le poids de la surproduction. Le mondialisme de la marchandise, phase ultime de l’accumulation capitaliste, semble s’enliser n’ayant plus de possibilités d’extension. A vouloir être le tout du monde, le capital s’étouffe, étranglé par les limites du monde qu’il vient de dévorer. Incapable de reconnaître sa stérilité, il invente la chimère du crédit et de l’endettement, s’adonnant ainsi à une autophagie délirante. La crise de 2008 n’a finalement servi à rien et l’automate poursuit inexorablement sa course insensée vers l’inconnu.
Fethi Gharbi