« Lorsque dénoncer un crime est traité comme un crime, c’est que vous êtes dirigés par des criminels »
Edward Snowden
« Si vous n’avez pas suivi de près l’affaire Julian Assange/Wikileaks, tout ce que vous croyez savoir sur cette affaire est probablement faux ». Cette phrase, qui sert d’introduction à toutes mes interventions, n’a jamais été aussi vraie.
Jugez-en : la manifestation se déroule à Londres, le 2 septembre 2019, devant le ministère des Affaires étrangères du Royaume-Uni. Sur une estrade dressée pour l’occasion, Roger Waters, le co-fondateur du groupe Pink Floyd, et légende vivante de la scène musicale internationale, livre un mini-concert acoustique en solidarité avec Julian Assange, en interprétant notamment le célébrissime « Wish You Were Here » (J’aimerais que tu sois là). En temps « normal », un tel événement, people à souhait, aurait attiré l’attention de tous les médias, et les foules avec. Mais aucun média institutionnel n’en fera état, ni avant, ni pendant, ni après. Sans jeu de mots, le ton était donné, et il sera celui qui caractérisera toute la couverture médiatique occidentale de l’affaire Julian Assange depuis le déclenchement de la chasse à « l’homme de l’année 2010 » – et journaliste le plus primé du XXIe siècle. A part une intervention du Pape lui-même, c’est à se demander ce qu’il faudrait pour briser le mur de silence, ou d’indifférence calculée, autour du sort de Julian Assange et des enjeux posés par cette affaire. Que nenni. Fin mars 2021, celui-ci adressa une lettre à Julian Assange dans sa prison de haute sécurité à Londres. Le silence qui a suivi fut aussi assourdissant qu’un concert de Rock impromptu.
Mais commençons par le commencement : dans quelles circonstances un journaliste Australien, opérant en Europe, peut-il se retrouver, à cause de ses activités journalistiques, enfermé en préventif, dans une prison de haute sécurité, et en isolement, dans l’attente d’une extradition vers les Etats-Unis, pays dont il n’a jamais été sous la juridiction ? La réponse est simple, quoiqu’un peu longue : uniquement dans le cadre d’une opération punitive, menée par les plus hautes autorités politiques et judiciaires de plusieurs Etats, qui vont manœuvrer de manière concertée en recourant au lawfare (instrumentalisation de la loi) pour organiser l’enlèvement dudit journaliste sous couverture d’une procédure judiciaire émaillée du début à la fin d’irrégularités monstrueuses. Le version courte est celle-ci : dans la cadre d’un procès politique.
Sous un régime totalitaire, un procès politique peut donner lieu à un procès-spectacle où le « coupable » sera désigné à la vindicte populaire. Dans une « démocratie » et un « état de droit », un procès politique doit se dérouler dans l’ombre, le plus loin possible du regard de l’opinion publique. Il doit être relégué dans les confins de notre vision périphérique (« je crois que j’en ai entendu parler ») et doit être débarrassé de toute aspérité ou irrégularité qui attirerait l’attention, et « normalisé » au maximum. Ce qui donne généralement ceci (si vous n’avez pas suivi de près l’affaire Julian Assange) : « un sale type mégalo, misogyne et violeur, qui s’est acoquiné avec les Russes, a commis des crimes et mis des vies en danger par ses actions irresponsables. »
C’est ainsi que l’affaire de journalisme la plus importante de notre ère, qui aura des effets encore indéterminés – mais dont certains sont déjà mesurables – sur la liberté de la presse et notre droit de savoir, est réduite à un simple fait divers (et encore...). Pour être plus précis, et apparemment de façon paradoxale, l’affaire de journalisme la plus importante de notre ère a été réduite à un simple fait divers par... la presse elle-même, épaulée par les plate-formes de médias sociaux qui sont devenus, sous prétexte de combattre les « fake news », des acteurs à part entière et de plus en plus intrusifs dans le contrôle de la circulation de l’information.
Le 26 Juin 2021, le site d’information islandais Stundin s’est entretenu avec le témoin clé du Département de Justice états-unien contre Julian Assange. Dans cet entretien, le « témoin » – un ressortissant Islandais, escroc récidiviste en cavale, pédophile condamné et psychopathe diagnostiqué – admet avoir inventé ses accusations en échange d’une immunité du FBI. Mieux encore, le 6 octobre 2021, le même site annonce que le dit « témoin » a été arrêté et est incarcéré en Islande, dans une prison de haute sécurité (oh ironie...), depuis le 24 septembre. Et le 26 Septembre, le site Yahoo ! News « révèle » ce que d’aucuns savaient depuis longtemps, à savoir que la CIA a envisagé l’assassinat ou l’enlèvement de Julian Assange. Mais, selon une tradition bien ancrée des médias institutionnels, l’article est aussi parsemé de contre-vérités.
Que la journaliste d’investigation italienne, Stefania Maurizi, ait obtenu des courriels échangés entre des procureurs britanniques et suédois qui montrent une collusion pour faire traîner au maximum une non-affaire de « viol », vous n’en saurez rien. Pas plus que l’avocate Nikitina Georgopoulos a pu établir qu’en Grande-Bretagne l’affaire était frappée par une mesure administrative peu connue, une DSMA-Notice – une demande officielle adressée aux rédacteurs en chef de ne pas publier ou diffuser des articles sur des sujets spécifiques pour des raisons de sécurité nationale.
Depuis 2010, l’année de l’apogée médiatique de Wikileaks, nous avons assisté à un spectaculaire revirement des médias institutionnels qui ont non seulement abandonné l’organisation et son fondateur face aux représailles coordonnées de plusieurs gouvernements, mais ont aussi entrepris de réécrire l’histoire à leur convenance. Non, Wikleaks n’a jamais mis des vies en danger par des « publications irresponsables ». Non, Julian Assange n’a jamais été accusé de viol. Non, Wikileaks n’est pas une organisation de pirates informatiques, mais un site réservé aux lanceurs d’alerte. Non, Wikileaks n’a pas fait perdre Hillary Clinton (ou gagner Donald Trump, selon). Non, Wikileaks ne roule pas pour la Russie (une rapide recherche sur le site Wikleaks.org suffit pour s’en convaincre).
Pire encore, non contents de livrer une vengeance contre un journaliste atypique qui a ridiculisé la presse « mainstream » avec un travail et des révélations qui font pâlir encore aujourd’hui tous les « Consortium International de Journalisme d’Investigation » et leurs « Panama papers », « Paradise Papers », etc, aux effets proches de nuls, certains participeront activement à la campagne de désinformation. C’est ainsi que l’on verra apparaître le 27 novembre 2018 dans The Guardian un article inventé de toutes pièces et signé entre autres par Luke Harding (qui n’en est pas à sa première) où il est question de Julian Assange recevant à l’ambassade d’Equateur plusieurs visites d’un envoyé de Trump, Paul Manafort, et de plusieurs « Russes ». Il n’existe bien-sûr aucune trace de telles visites à l’ambassade le plus surveillée au monde à l’époque et si The Guardian a bien procédé à quelques retouches discrètes de l’article, celui-ci est toujours en ligne. Et on s’épuiserait à faire l’inventaire des commentaires lapidaires (« Le seule chose qui empêche Julian Assange de sortir de l’ambassade, c’est son orgueil. Il est peu probable que les Etats-Unis tentent de l’inculper »), ou insultantes (« Ce type est un véritable étron ») rédigés par des éditorialistes en vue contre un homme isolé et attaqué de tous parts par des forces extrêmement puissantes.
Le procès lui-même sera émaillé d’irrégularités, d’absurdités. Il sera supervisé par Lady Emma Arbuthnot dont le mari et le fils sont touchés par les révélations de WikiLeaks. Les audiences sont dirigées par une mystérieuse Vanessa Baraitser, dont on ne sait rien, qui ricane lorsque la défense prend la parole et lit des conclusions rédigées à l’avance. On verra les Etats-Unis changer trois fois leurs « accusations », comme s’ils n’étaient pas très sûrs de quoi Julian Assange serait coupable. A tel point que le premier jour du procès, Julian Assange sera « libéré » car les Etats-Unis ont abandonné leurs accusations initiales, et aussitôt arrêté de nouveau car les Etats-Unis ont présenté – hors délai, mais qu’importe – de nouvelles accusations.
On verra des ONG comme Amnesty International se voir interdire l’accès à la salle (une première en Occident, selon l’organisation). Et même Reporters Sans Frontières aura du mal à accéder – même par vidéo-conférence – au procès. Les audiences se dérouleront dans des salles quasi-vides, ou seront suivies à distance via des liaisons vidéo systématiquement défaillantes, inaudibles et indignes d’un appareil judiciaire moderne. Les avocats de la défense auront droit à une demi-heure pour interroger chaque témoin. Les avocats du Département de Justice des Etats-Unis auront quant à eux droit à quatre heures. Les documents présentés par la défense seront refusés. Ceux présentés par l’accusation acceptés. Et ainsi de suite.
Le 4 janvier 2021, un premier jugement sera rendu contre toute attente. Alors que la criminalisation du journalisme d’investigation fut entérinée ce jour-là, l’extradition elle-même sera refusée à cause de la santé mentale de l’accusé – état provoqué par le traitement infligé depuis dix ans et jugé incompatible avec une prison de haute sécurité étasunienne. Et si sa « libération immédiate » sera bien prononcée, il sera néanmoins aussitôt renvoyé dans un prison de... haute sécurité, car les Etats-Unis feront appel.
A moment d’écrire ces lignes, l’appel sera jugé fin octobre 2021.
Et comme si tout cela ne suffisait pas, on assiste à une collaboration active à cette censure des principaux médias sociaux. Une vidéo de 50 secondes pour présenter l’affaire Assange connaîtra une durée de vie de 30 minutes sur Tik-Tok (recommencer ne changera rien). Twitter et Facebook appliquent à l’évidence une « censure furtive » sur tout ce qui touche à Julian Assange ou Wikileaks, en réduisant au maximum la diffusion d’articles provenant de sources « non approuvées ». Des vidéo-conférences auxquelles participent des grands noms du journalisme d’investigation, du show-biz et de la politique reçoivent – contre toute logique – à peine quelques centaines de vues.
Mais si Julian Assange a bien été efficacement isolé du public par les grand médias, il n’est pas pour autant seul. Nominé 8 fois pour le prix Nobel de la Paix, il est soutenu par tous les journalistes d’investigation (il n’en reste plus beaucoup), tous les grands lanceurs d’alerte, toutes les ONG de défense de droits de l’Homme et de la presse, et une multitude de syndicats de journalistes – dont le Fédération Internationale de Journalistes, qui représente 650 000 membres. Le secrétaire général de cette dernière, Anthony Bellanger, a expliqué, dans le cadre d’un débat organisé à la Fête de l’Humanité, le 10 septembre 2021, que les grands patrons de presse se refusaient de couvrir l’affaire. Dont acte.
Julian Assange, et notre droit de savoir, est donc défendu par le métier mais combattu par la profession.
Mais pourquoi Julian Assange et Wikileaks et pas le Consortium International de Journalisme d’Investigation (basé à Washington et financé par le Fondation Ford et Open Society...) ?
Fondé par un informaticien australien doué, révolté par les injustices, les dérives et les abus de pouvoirs, WikiLeaks offrait aux lanceurs d’alerte un portail qui garantissait leur anonymat. En retour, WikiLeaks se chargeait de vérifier et garantir l’authenticité des documents et, de par leurs publications, démolissait à intervalles régulières tous les média-mensonges et « récits officiels ».
C’était simple, efficace, et gratuit. Et très dangereux pour les pouvoirs corrompus. Risquer d’être dénoncé « de l’intérieur », par des initiés, représente un véritable danger existentiel. La répression a été donc immédiate et à la hauteur de la menace perçue.
Mais les États-Unis prétendent exercer une « extraterritorialité » pour faire disparaître le journaliste le plus dérangeant du XXIe siècle. Alors, avec leurs complices étatiques, judiciaires et médiatiques, ils sont allés le chercher, là où il se trouvait. Et ils ont déjà annoncé qu’ils viendront chercher les autres, partout où ils pourront. Par « les autres », comprenez tous ceux qui oseront faire leur travail. Par « où ils pourront », comprenez partout où leur emprise s’étend. En France, par exemple, pays de l’affaire Georges Ibrahim Abdallah, certains seront peut-être un jour surpris d’apprendre jusqu’où elle s’étend.
Viktor DEDAJ