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Jeu de société

La société s’apparente à une sorte de « jeu social » (Bernard Lahire). La comprendre, c’est l’améliorer. Et rentrer dans le détail des relations entre individus.

Jeu social. Expression peut-être trompeuse, floue, mais suffisamment large pour englober chaque aspect de la société. L’état de la société, c’est l’état des interactions entre les individus qui la composent. Des interactions parfois tendues et d’aucuns parlent de cultures incompatibles pour les interpréter, lorsque certaines parties au conflit sont liées à l’immigration. Ceux qui tiennent ce discours se fichent le doigt dans l’œil et fournissent au débat sa coloration xénophobe. Pas besoin de cultures différentes, pour que la société se crispe. Norbert Elias, dans son livre La Logique de l’exclusion, déroule une enquête sur l’Angleterre des sixties. Elle révèle les dessous sans chics de la discrimination. Le sociologue explique le comportement d’un groupe d’individus enracinés dans une zone géographique. Grâce à la mise au pas d’associations locales, le groupe monopolise les mécanismes du pouvoir. Il fait ainsi peser sa domination sur d’autres groupes, de migration plus récente. Et ainsi de suite. Migrations intra-anglaises, rien de très étranger. Stigmatisation à tout va et défilé de préjugés. Classes moyennes versus ouvriers. Ouvriers versus ouvriers. La raison de la méprise ? L’ancienneté. Etre présent sur les lieux depuis plus longtemps donne droit à une attitude de Jean-foutre. Au désir affiché de domination. Dans la France du XIXe siècle, les victimes de discrimination et de xénophobie étaient les savoyards, les bretons, accusés de répandre l’insalubrité partout où ils passaient. Au début du XXe siècle, à Paris, toute une bande de terrains vagues s’était constituée autour de la capitale. Appelée la « Zone » et habitée par une population pauvre issue du petit peuple parisien chassé par la spéculation immobilière, ou de paysans venus grossir les rangs du prolétariat urbain, via l’exode rural. La violence des rapports entre groupes sociaux n’a rien à foutre des questions de culture.

Les compétences professionnelles et leurs significations sociales peuvent aussi être source de tensions. Telles les tensions autour des ouvriers qualifiés et des ouvriers spécialisés dans la France industrielle du milieu XXe siècle. L’ouvrier qualifié est une première sous-classe, sorte d’aristocratie ouvrière gavée de compétences. La seconde, l’ouvrier spécialisé, est confinée à la spécialisation du geste. Un ouvrier, un geste, la spécialisation à prix cassé… Des rapports de force, basées sur ces compétences professionnelles, pouvaient, à l’occasion, déchirer cette classe ouvrière, loin d’être unitaire.

Les travaux d’Abdelmalek Sayad, sociologue du CNRS, ont approfondi la question de la discrimination. Sur les populations ouvrières, vient se greffer la condition immigrée. Aux discriminations ordinaires, se rajoute l’origine lointaine de l’individu, facteur supplémentaire, discriminations doublées. C’est là, que la condition immigrée apparaît intéressante.

A l’intérieur d’une société, c’est donc le jeu social qui fait loi. Plusieurs formes. Les rapports de force. C’est lorsque les individus s’arc-boutent sur leurs intérêts, aidés par des soutiens ou des conjonctures qui les maintiennent en position de force. Des rapports de solidarité, d’entraide, également. La famille, les amis. Les associations spécialisées. Le jeu social comprend aussi des rapports d’exclusion. Qui se produisent entre groupes sociaux qui souvent n’ont pas l’habitude de cohabiter et perçoivent l’autre comme une menace. Vu plus haut. Les groupes stigmatisés ont tout un panel de réponses. Renfermement, violence, soumission, sur-compensation etc.

Le compromis est une autre facette du jeu social. Se sentir écouté, donne envie d’écouter. Le fonctionnement des négociations collectives en France interpellent, à ce titre. Comme le note Thomas Breda, auteur d’une thèse sur le sujet, les termes de la négociation sont mal ficelés. Les participants à la négociation se matent en chiens de faïence, et la discrimination à l’égard du syndicaliste contribue à enfermer le processus dans un cercle vicieux.

Le jeu social, c’est un tout. Les tensions de la société ne sont pas réductibles à la culture des individus concernés. Elles sont le signe d’un matérialisme classique : les individus entretiennent des rapports sociaux, entre eux et par rapport aux choses qui les entourent. C’est à ce niveau qu’il y a lieu d’agir. Redonner aux individus les moyens d’action. De se concerter. Comprendre qu’au sein d’une société, tout est politique. Que la liberté n’a d’existence qu’implantée dans le cadre où elle s’exerce. Le cadre, c’est cette société, ces interactions. Une société pacifiée, pour autant qu’elle puisse l’être, c’est une société qui s’écoute. Où chacun a sa place, son temps de parole. Loin des stigmatisations, des discriminations, qui nuisent salement aux relations. Pas d’utopie ni de solution miracle, les relations entre individus sont complexes et le resteront. Faire société, c’est redonner sa considération à chaque composante, réattribuer la capacité à chacun de maîtriser son évolution, son parcours. Remettre le principe d’égalité sociale au centre des politiques. Pierre-joseph Proudhon écrit dans son livre Qu’est-ce que la propriété ? que « si l’égalité n’est pas absolue, elle n’est pas ». C’est un projet de société. Personne n’est naïf, l’égalité naturelle n’existe pas. Le philosophe libertaire lisait le concept d’égalité sous deux angles différents : naturel et social. L’inégalité doit induire la complémentarité. L’égalité sociale passe nécessairement par un soutien aux familles les plus démunies. Exemple, l’association Coup de pouce et ses ateliers d’accompagnement, soutenant des milliers d’élèves en difficulté. A creuser, étendre, répandre.

La société doit prendre conscience d’elle-même. Que rien ne se produit hors du jeu social. L’entremise des représentants peut handicaper la démocratie. Elus, nationaux ou locaux, développent des stratégies de répression face à la mobilisation populaire. Quand les gens du cru se mobilisent pour un projet, les élus adoptent une position ambigüe. Question de rapport social et de hiérarchie. Ils jettent le discrédit sur les individus forts-en-gueule. Ils détricotent la mobilisation en faisant du porte-à-porte pour parler à chacun, individuellement. En faisant pression. La pression par la subvention (Etat, municipalité etc.). Même sans brandir de menace, la pression est intériorisée par les acteurs d’une mobilisation populaire, quand ceux-ci sont liés à des associations. Il y a tant d’autres moyens de répression identifiés par les chercheurs. Cf. les travaux de Julien Talpin sur la mobilisation à Roubaix, entre autres. Cet éventail de la répression ne suffit pas à éteindre une mobilisation. Mais lui fout de sacrés bâtons dans les roues.

L’atténuation des tensions nait également de l’intensité des relations entre individus (Emile Durkheim). Combler les failles des sociétés, passe par ces étapes, ces étages et ces « façons de voir ». La politique, c’est le moyen d’organiser le vivre-ensemble. D’où la nécessité que chacun se la réapproprie. Les notions d’empowerment et de « community organizing » sont des outils utiles. Elles sont des formes d’organisation collective locale venues du monde anglo-saxon. Proche du milieu associatif. Elles partent du bas pour organiser la vie du quartier, du coin. Du bas vers le haut.

Florian Maroto

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