Alors que le Festival de Cannes sélectionne de plus en plus de films de femmes, comme le réclame la galaxie féministe, on s’attendrait à ce que le film projeté en ouverture ne suscite que des réactions enthousiastes. Or, au rebours, il essuie des tirs groupés justement du côté féministe. On serait tenté de s’en réjouir, cela montrerait qu’il ne suffit plus d’être une réalisatrice femme pour être considérée comme un génie et palmée. Las ! Cela montre plutôt le rétrécissement de la vie culturelle cannoise, puisque la polémique sur le film est purement féministe. En effet, les arguments des critiques sont bien souvent extra-cinématographiques et, sous prétexte de féminisme, se réduisent en fait à du commérage people sur les deux protagonistes du film. Maïwenn a giflé quelqu’un qui disait du mal de quelqu’un qui a été accusé de violences sexuelles dans le cadre de l’opération Balancetonporc : la voilà donc ostracisée par les féministes. Johnny Depp, lui, a été accusé par son ex-femme de violences sexuelles : après des années de verdicts favorables à l’acteur, et d’appels, la justice conclut à un non-lieu – mais il suffit d’avoir été accusé par une femme pour être lynché. A Cannes, et ailleurs, on est en plein maccarthysme. Mais où est le cinéma dans tout cela ?
C’est pourquoi on aurait plaisir à dire du bien du film. Malheureusement, il faut avouer que les arguments cinématographiques des vrais critiques sont justifiés, tous plus un, dont, curieusement, personne ne parle.
Commençons par celui-ci , l’âge du capitaine : conformément au credo féministe, une femme ne perd pas de sa séduction la cinquantaine venant. Maïwenn n’hésite donc pas à jouer à 47 ans le rôle d’une femme qui, dans le cours de l’histoire, a de 25 à 30 ans. Certes, elle a la quasi cinquantaine triomphante ; mais l’histoire du couple Louis XV-Jeanne du Barry en est dénaturée : dans la réalité, le Roi avait 35 ans de plus que la Comtesse, alors que le couple Maïwenn-Depp paraît plutôt équilibré. Toujours pour la vraisemblance historique, on pourrait ajouter que la beauté insolente de Maïwenn est on ne peut plus éloignée des canons classiques du XVIIIe siècle, au point d’en être choquante.
Mais, bien sûr, Maïwenn reconstruit le personnage à sa façon, qui n’est du reste pas la sienne propre, mais suit les nouveaux canons, qui s’imposent depuis déjà au moins 1989 et La Petite Sirène des studios Disney : les héroïnes aujourd’hui ne doivent plus être douces et romantiques, mais rebelles, insolentes, garçonnières. Cela se manifeste par exemple par le choix d’une robe blanche, contraire aux usages (ainsi, dans L’Insoumise, de 1938, Bette Davis se rend au bal en robe rouge, couleur scandaleuse pour une jeune fille). Bien sûr, Jeanne se moque de l’étiquette de la Cour, sourit de façon provocante alors que, devant le Roi, elle devrait baisser les yeux, et, surtout, ridiculise les curieuses révérences à l’envers qui permettent de quitter le roi sans jamais lui tourner le dos. Sofia Coppola avait conçu sa Marie-Antoinette sur ce modèle, Maïwenn récidive avec sa Jeanne du Barry. Du reste, elle s’inspire aussi de Sissi en faisant courir sa Jeanne, tout échevelée, pour faire irruption au Conseil du Roi, et annoncer, non qu’elle est enceinte (comme Sissi), mais que la Dauphine a enfin daigné lui adresser la parole.
Et c’est avec ces arguments que Maïwenn veut nous présenter Jeanne comme une fille du peuple (sans pour autant reprendre son nom roturier de Jeanne Bécu), éprise de justice et d’égalité, tant, dans l’idéologie politiquement correcte, on saute allégrement du sociétal au social. Pour cela, Zamor, le négrillon offert par Louis XV à sa favorite, va jouer son rôle : Jeanne prend son parti contre les méprisantes filles du Roi ; elle en fait son page, puis un courtisan accompli (la réalité semble beaucoup moins favorable à la du Barry : le négrillon était en fait son jouet).
En fait, la seule « politique » de Jeanne, c’est son bon plaisir, l’épanouissement de sa sensualité , dans le luxe comme dans la luxure : elle est censée vivre un grand amour avec Louis XV, en dehors de toutes les contraintes de l’étiquette, et fondé sur un respect et une tendresse mutuels (on rit, quand on pense à la lubricité de Louis XV !). On est en plein conte de fées quand la pénible voix off nous dit : « Et ils auraient pu vivre de longues années de bonheur ensemble », si la maladie n’avait tragiquement mis fin à leurs amours...
La maladie, mais aussi l’Histoire : on attendait Maïwenn à l’épisode célèbre de la guillotine : « Encore une minute, Monsieur le Bourreau », mais il est seulement raconté par la voix off, qui ajoute un « jugement de l’Histoire » ni chair ni poisson ; sans pour autant critiquer le jury populaire, elle regrette qu’il n’ait pas reconnu en Jeanne du Barry la fille du peuple et que même Zamor ait témoigné contre elle. Et, en même temps, on voit une petite lumière rejoindre le ciel !
Mais l’argument le plus sérieux contre ce film, c’est que, plutôt que du cinéma, c’est une suite de « tableaux vivants », qui illustrent les diverses étapes de la vie de Jeanne, essentiellement, bien sûr, sa vie à la Cour : la rencontre de son mari-proxénète, le Comte du Barry, la première nuit avec le Roi, sa présentation officielle à la Cour, ses démêlés avec les filles du Roi, puis avec la jeune Marie-Antoinette, etc : toutes les anecdotes bien connues (en tout cas depuis les enquêtes du commissaire Le Floch, de Jean-François Parrot) défilent, de façon tristement linéaire.
La mode du biopic sévit depuis bien longtemps, elle a donné tout ce qu’elle pouvait donner, en particulier une anecdotisation de l’Histoire, qui n’est jamais envisagée que de façon individuelle, par les yeux de son héroïne (s’il s’agissait d’un héros, on ne pourrait pas se contenter de sentiments). Selon la plus pure tradition hollywoodienne, les épisodes ainsi illustrés sont un frivole maquillage de l’Histoire, à laquelle on ne donne jamais pour enjeu que des valeurs anachroniques (démocratie, féminisme, rebellitude), ignorant totalement les luttes économiques et sociales réelles de chaque époque.