En 1995, après quatorze ans de socialisme, le peuple français rappelle au pouvoir un adepte du gaullisme : Jacques Chirac. Le nouveau président tient à souligner son appartenance à la lignée de l’ancien président Charles de Gaulle, notamment en ce qui concerne la diplomatie française au Moyen-Orient.
En avril 1996, au Caire, il proclame son ambition de faire de « la politique arabe de la France [...] une dimension essentielle de sa politique étrangère » et de lui donner « un nouvel élan, conformément à la vision de son initiateur, le général de Gaulle. »
Cependant, l’héritage de Chirac dans la région sera très éloigné de celui de son modèle, terni par des incohérences, des excès et des gaffes découlant de son opportunisme politique et du désir de satisfaire des intérêts trop nombreux et contradictoires.
Pro-Palestinien dans l’âme ?
Les prémisses étaient cependant encourageantes. Fasciné par les civilisations étrangères et ardent défenseur du dialogue entre les cultures à une époque dominée par l’adhésion de l’administration Bush Junior à la théorie du « choc des civilisations », Jacques Chirac nourrit depuis longtemps un intérêt culturel pour le monde arabe et noue des relations personnelles avec nombre de ses dirigeants.
Néanmoins, l’ancien maire de Paris a également de grandes ambitions politiques – et il est aussi extrêmement conscient de la sensibilité de la communauté juive française à la question israélo-palestinienne. Jacques Chirac déploie alors des efforts déterminés pour effacer l’image pro-arabe de ses débuts.
Ainsi, il prend soin de garder ses distances avec la direction palestinienne, refusant systématiquement d’accéder à la demande de rencontre du président de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) Yasser Arafat, qu’il qualifie de « terroriste » et de « voyou ».
« Bien que sa position officielle ne soit pas de soutenir un État palestinien, en secret, il [Chirac] le soutient » (Bernard Billaud, ancien secrétaire privé de Jacques Chirac).
Le président français martèle le message dans une interview accordée au journal israélien Yediot Aharonot le 15 août 1986, dans laquelle il déclare : « Il ne fait aucun doute que je ne ferai jamais rien qui puisse nuire à Israël [...] Je ne suis pas en faveur d’un État palestinien indépendant [...] Je pense que la question peut être réglée dans le cadre d’une solution négociée avec la Jordanie [...]. »
Et d’ajouter : « Si je n’ai jamais rencontré Arafat, ce n’est peut-être pas une simple coïncidence. Je suis l’un des rares hommes d’État à avoir rejeté le principe selon lequel l’OLP est le seul représentant légitime du peuple palestinien [...]. Un matin, j’ai appris à la radio que l’OLP avait ouvert un bureau à Paris et j’en étais très mécontent [...]. »
Au fond de lui cependant, Jacques Chirac serait sensible à la situation du peuple palestinien et partagerait sa colère et sa frustration. Son secrétaire privé alors qu’il était maire de Paris, Bernard Billaud, l’affirme : « Bien que sa position officielle ne soit pas de soutenir un État palestinien, en secret, il le soutient. »
En 1980, Chirac lui aurait confié, suite aux réactions indignées des partisans d’Israël face à sa rencontre à Paris avec le maire du Fatah, Abdul Jawad Saleh, expulsé par Israël de la Cisjordanie comme la plupart des maires élus à l’époque : « En continuant à allier exigences et intolérance, les juifs ressusciteront l’antisémitisme et Israël pourrait bien un jour être rejeté à la mer. Leur politique est irresponsable. Je commence franchement à trouver leur comportement insupportable. »
Rue Jacques Chirac à Ramallah, Cisjordanie occupée
En privé, il exprime sa désapprobation de la politique israélienne à plusieurs reprises au cours de cette période, notamment à l’occasion de l’annexion par Israël du plateau du Golan en 1981, qu’il qualifie d’acte de « piratage ».
Il ose exprimer plus publiquement ses pensées lors d’une interview donnée en novembre 1986 au Washington Times, dans lequel il blâme les dirigeants israéliens. « Ils sont bouleversés quand une bombe explose au mur des Lamentations, mais ils semblent oublier que ce que les Arabes voient, c’est qu’Israël pilonne les camps palestiniens et tue et mutile toutes sortes d’innocents », déclare-t-il.
« [Les Israéliens] appellent cela des représailles [...] Ainsi, quand [les Arabes] voient des pays occidentaux exercer des représailles contre la Libye ou la Syrie [...] pour des actes de terrorisme, ils remettent en question les motivations de l’Occident, car ils sont depuis de nombreuses années victimes du terrorisme à grande échelle. »
« Docteur Chirac »
Une fois élu président, Jacques Chirac opère un fort rapprochement avec Yasser Arafat, initié lors du Sommet antiterroriste de mars 1996, lorsqu’il réussit à éviter l’annulation de la rencontre entre le dirigeant palestinien et le président américain Bill Clinton, à la joie d’Arafat, qui se met à l’appeler « Docteur Chirac ».
Une grande complicité née entre les deux hommes, qui se rencontrent plus d’une trentaine de fois tout au long de leur carrière.
La première visite officielle de Jacques Chirac au Moyen-Orient en tant que président de la République en octobre 1996 cause d’ailleurs un quasi-incident diplomatique avec Israël. Non seulement le président français prononce un discours, depuis la Syrie, affirmant clairement le soutien de la France à un État palestinien et appelant à un retrait israélien des territoires occupés, mais une fois en Israël, il annule son discours à la Knesset et prononce dans une université du pays un discours semblable aux propos de son modèle Charles de Gaulle :
« La sécurité ne peut être garantie par la force. Si l’on ne tient pas parole, si les accords conclus ne sont pas respectés, il n’y aura pas de paix. Et s’il n’y a pas de paix, il n’y aura pas de sécurité », prédit alors Chirac.
« Tant que les Palestiniens ne peuvent pas gérer leurs propres affaires, tant qu’ils n’ont pas droit à la dignité comme tous les autres peuples [...], les frustrations et le ressentiment persisteront. Et nous connaissons tous les fruits amers qu’ils produisent. [...] Tel est le prix de la sécurité. »
Arrivé à Jérusalem le 22 octobre 1996, le président français fait un autre geste fort en marchant dans les rues de la vieille ville en compagnie de ses résidents palestiniens. Afin d’éviter toute légitimation de l’occupation israélienne de la ville, il refuse d’être accompagné par des représentants israéliens.
Néanmoins, la sécurité israélienne est omniprésente, ce qui gâche le plaisir de cet homme avide de bains de foule. « Cette situation est inacceptable [...] C’est une attitude qui explique beaucoup de choses », grommelle-t-il, ajoutant : « Ce n’est pas une démocratie. Cela n’aura aucun résultat. »
Lorsqu’un journaliste français est brutalement poussé par des agents de sécurité israéliens, Jacques Chirac s’emporte : « Do you want me to return to my plane and go back to France immediately ? This is not security, this is pure provocation ! », s’écrie-t-il.
Il ordonne alors de téléphoner au Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou pour protester contre cette situation et lorsque, arrivé à Sainte-Anne, une propriété religieuse de la vieille ville de Jérusalem appartenant à la France, il est informé que des tireurs d’élite israéliens sont postés à l’intérieur, le président explose : « Je ne veux pas d’hommes armés en France ! ».
Le retrait des soldats israéliens est salué par des exclamations enthousiastes : « Chirac a libéré Jérusalem ! ». Le chef de l’État français est accueilli comme un héros par la foule, et les journaux rapportent même que des parents palestiniens donnent alors à leurs nouveau-nés le nom de « Jakchirac ».
La popularité de Chirac grimpe en flèche, et ce à travers tout le monde arabe et musulman.
L’offre « généreuse » de Camp David
Cependant, Jacques Chirac n’est pas Salah ad-Din libérant Jérusalem des croisés et son désir de satisfaire toutes les parties rend sa position sur la question palestinienne ambivalente, voire de plus en plus favorable à Israël.
Lors des négociations de Camp David en juillet 2000, lorsque le statut de Jérusalem est officiellement examiné pour la première fois par les parties, le président français, comme la plupart des membres de la communauté internationale à l’époque, tombe dans « l’une des plus grosses fraudes israéliennes en matière de relations publiques ».
Les négociateurs israéliens parviennent en effet à présenter Yasser Arafat comme le responsable de l’échec du sommet en ayant rejeté ce que le président Clinton qualifie d’« offre généreuse d’Ehud Barak » – à savoir, un État palestinien composé de quatre cantons distincts dont les frontières, l’espace aérien et les ressources en eau seraient contrôlés par Israël, outre l’annexion de 9 % de la Cisjordanie et l’appropriation de facto de 10 % supplémentaires de terres de la vallée du Jourdain.
Le président américain Bill Clinton (centre), le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin et le président de l’OLP Yasser Arafat signent le 1er accord d’Oslo à Washington le 13 septembre 1993 (AP).
Ainsi, lorsqu’Arafat se rend à Paris au lendemain du sommet dans le but de rétablir la vérité et d’expliquer les importants compromis faits par les négociateurs palestiniens, la réponse du président français est sans équivoque.
« L’administration américaine ainsi que les opinions publiques aux États-Unis et en Europe ont eu le sentiment que Barak avait progressé par rapport aux positions qu’il avait précédemment défendues [...] alors que vous, en revanche, n’avez pas bougé de vos points de vue initiaux », rétorque le chef de l’État français.
Cette adhésion au discours israélien apparaît très clairement sur la question de Jérusalem – reconnue comme étant la principale cause de l’échec des négociations.
Chirac et l’Algérie : une histoire complexe
Lors d’une conversation téléphonique le 26 août 2000, Chirac dit au Premier ministre israélien Ehud Barak que « jamais Israël n’est allé aussi loin dans l’idée du partage de Jérusalem, c’est-à-dire bien au-delà de ses lignes rouges ».
Or, la position israélienne à Camp David est loin d’être « généreuse », insistant pour maintenir la souveraineté sur Jérusalem dans son ensemble, y compris le mont du Temple/Haram al-Sharif, et « offrant » comme substitut à Jérusalem-Est comme capitale palestinienne la ville cisjordanienne d’Abou Dis, coupée de la ville sainte par le mur de séparation.
Jacques Chirac s’implique personnellement dans les négociations, mais ses équipes à l’Élysée et au Quai d’Orsay travaillent sur des solutions qui ne peuvent satisfaire les Palestiniens, dans la mesure où elles impliquent une perte importante de souveraineté de leur part, en particulier sur le Haram al-Sharif. En septembre 2000, une conversation téléphonique entre Chirac et Arafat sur le sujet tourne presque à l’altercation directe.
Volte-face
Quelques jours plus tard, la deuxième Intifada éclate, provoquée par la visite d’une délégation menée par le chef du Likoud, Ariel Sharon, sur le Haram al-Sharif. Jacques Chirac condamne le geste de Sharon comme une « provocation irresponsable », ainsi que l’utilisation excessive de la force par Israël contre les Palestiniens. Cela marque le début d’une quasi-rupture dans les relations entre la France et Israël, qui s’approfondie avec l’élection de Sharon au poste de Premier ministre en février 2001.
La léthargie des dernières années de son mandat présidentiel vis-à-vis du conflit israélo-palestinien et des violations continuelles des droits des Palestiniens par Israël semble enterrer définitivement sa « politique arabe »
Cependant, suite à la mort, le 11 novembre 2004 à Paris, du dirigeant de l’OLP, alors principal sujet de discorde avec Israël, le président français semble désireux de normaliser les relations. À peine six mois plus tard, il reçoit officiellement Ariel Sharon à Paris, affirmant dans un entretien accordé à Haaretz que « l’État d’Israël est un grand ami ».
Le président français opère également un vaste rapprochement avec Washington, après une période de tensions.
Au cours des années suivantes, Jacques Chirac semble vouloir faire oublier ses années « pro-Arabes » en se conformant presque aveuglément aux politiques israélienne et américaine, s’abstenant de toute critique, comme lors de l’offensive de juin 2006 contre la bande de Gaza, qui tue plus de 300 Palestiniens.
La léthargie des dernières années de son mandat présidentiel vis-à-vis du conflit israélo-palestinien et des violations continuelles des droits des Palestiniens par Israël semble enterrer définitivement sa « politique arabe ». Au point que certains de ses détracteurs ont pu affirmer que ses initiatives dans la région visaient essentiellement à ressusciter la splendeur perdue de la France aux dépens des États-Unis et de ses partenaires européens dans la région.
Elodie FARGE
– Élodie Farge est rédactrice pour l’édition française de Middle East Eye depuis sa création en janvier 2015. Elle vit depuis plusieurs années au Moyen-Orient, où elle a été chargée de projets et développement pour des ONG locales de défense des droits de l’homme et chercheuse pour PASSIA (Palestinian Academic Society for the Study of International Affairs). Elle est l’auteure de France & Jerusalem. “Holy” Conquests, Colonial Encounters & Contemporary Diplomacy (PASSIA, 2015).
La source originale de cet article est Middle East Eye
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