Le Festival de cinéma russe qui se déroule au cinéma Arlequin, jusqu’au 17 novembre, montre décidément qu’il y a un abîme entre les regards occidental et russe. Les héroïnes d’Ici, les aubes..., lorsqu’elles arrivent dans le village où elles seront responsables d’une batterie de DCA, sont déjà marquées par la guerre, par le massacre de leur famille ou la mort sur le front de leurs maris ou fiancés et ont mis entre parenthèses leur vie personnelle : elles devront se battre pour le droit à l’existence, la leur et celle de la patrie russe, indissociablement liées : l’invasion nazie en URSS a fait plus de 30 millions de morts (chiffre hallucinant), majoritairement chez les civils.
Leur mission, tranquille a priori (elles se trouvent à l’arrière du front), va se transformer en une course-poursuite haletante au milieu des forêts et des marais de Carélie, lorsque l’une d’elles découvre qu’un commando de soldats d’élite allemands, des « surhommes », ont été infiltrés pour faire sauter une voie ferrée indispensable au ravitaillement des troupes russes. Un groupe de cinq femmes et d’un homme, l’adjudant Vaskov, chef du poste, se charge de lui barrer la route, ou, du moins, de le retarder.
Le film nous offre alors, généreusement, plusieurs types d’intérêts : social, car, comme dans le film indien Lagaan, l’équipe reflète la diversité du pays, depuis la bourgeoise, fille de cadres du régime, ou la fille de juifs pauvres de Minsk, étudiante à Moscou, jusqu’à la paysanne de Sibérie, experte à repérer et interpréter des empreintes : divers flash back les resituent en effet dans leur contexte familial, rappelant par exemple les atrocités commises en Biélorussie par les Einsatzgruppen contre les Juifs. Psychologique, aussi, car leurs caractères s’opposent, depuis la bourgeoise hédoniste ou la paysanne naïve et timide jusqu’à celle qui ne jure que par le devoir et le règlement, de même que leurs réactions face à l’adjudant (qui rappelle Clark Gable !) ou face au danger (même si toutes se dévoueront à leur mission).
Mais, même si les moments humoristiques ne manquent pas, c’est surtout un film d’action haletant, et même épique, ainsi lors de la traversée du marais, avec ses trous de vase qui vont d’abord aspirer une botte, avant de se révéler funestes, et qui s’opère à l’aide de grandes perches qui rappellent la traversée de l’Eau Noire dans l’épopée de Gilgamesh. Le récit adopte un procédé classique (ainsi dans les western spaghetti) : inférieurs en nombre et armement, les Russes doivent ruser pour éliminer une partie des Allemands l’un après l’autre, avant la grande bataille finale ; mais cela ne nuit absolument pas à l’émotion, et, complètement identifié aux Russes et à leur mission, on compte avec angoisse, au fur et à mesure, les nazis éliminés.
C’est donc un film de guerre efficace, mais original, puisque les héros sont, presque tous, des femmes, dont la fragilité est accentuée par la jupe qui fait partie de leur uniforme. Ce n’était d’ailleurs pas le seul film du festival mettant en valeur le rôle des femmes dans l’Armée Rouge : La Bataille de Sébastopol, de Sergueï Mokritski, raconte l’histoire d’une tireuse d’élite, Ludmilla Pavlichenko, une Ukrainienne, qui défend elle aussi sa patrie russe contre l’agression nazie, bien loin d’un American Sniper qui présente les meurtres de civils, femmes et enfants, dans un pays vaincu et occupé, comme autant d’exploits.
Curieusement, les Chinois et les Russes ont éprouvé presque au même moment le besoin de faire un remake d’un de leurs grands films de guerre classiques : l’an dernier, c’était La Bataille de la Montagne du Tigre, de Tsui Hark ; Davletiarov, lui, a redonné une version du film de 1972, de Stanislav Rostotski. Dans les deux cas, il s’agit de transmettre la mémoire d’un épisode glorieux de la guerre antifasciste, contre les Allemands, ou contre les Japonais, aux jeunes spectateurs, en employant des techniques cinématographiques dernier cri (même si le cinéaste russe ne va pas jusqu’aux effets spéciaux et à la 3D), tout en s’inscrivant dans la tradition : ainsi, les hommes du commando allemand sont la plupart du temps filmés en marche, comme une force brutale et inexorable, et le visage recouvert d’un voile de camouflage, de même que Les Chevaliers Teutoniques d’Ivan le Terrible apparaissaient comme des monstres avec leurs immenses heaumes cornus.
Cela n’a pas empêché un spectateur, pendant le débat qui a suivi la projection, de poser la question de l’actualité du film permettant à Davletiarov d’insister sur l’importance de donner une vision russe de cette période, face à tous les soldats Ryan hollywoodiens ; de fait, le film arrive à point nommé, alors que les Occidentaux ont exclu les Russes des célébrations du 8 mai, et qu’un ministre polonais a prétendu que le camp d’Auschwitz avait été libéré par les Ukrainiens, pour remettre les choses en place : à l’époque soviétique, tous les Russes antifascistes, de la Sibérie à l’Ukraine, étaient unis dans la résistance ou dans l’Armée Rouge.
Mais on s’est aperçu que, au-delà de la polémique, un tel film pouvait soulever une émotion profonde même chez les Français : l’importance de la Deuxième Guerre mondiale pour les Russes trouve un analogue, a remarqué une jeune fille, dans celle de la Première Guerre mondiale pour les Français, avec ses longues listes de victimes sur le Monument aux morts du moindre village.
Peut-être trouvera-t-on que regarder ce film le soir du 13 novembre n’était vraiment pas d’actualité : au contraire, il nous rappelait la nécessité de la lutte contre le fascisme, sous toutes ses formes, que, dans cette lutte, les Russes sont toujours en première ligne, aujourd’hui en Syrie, contre Daesh, et que les civils russes ne cessent de payer un lourd tribut, comme, tout dernièrement, les 224 passagers de l’Airbus qui s’est écrasé dans le Sinaï, dont on devrait unir le souvenir à celui des 127 victimes d’hier.