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« Hollywood propaganda » : la fabrication du consentement au cinéma

« La politique étrangère américaine est ignoble car non seulement les États-Unis viennent dans votre pays et tuent tous vos proches, mais ce qui est pire, je trouve, c’est qu’ils reviennent vingt ans plus tard et font un film pour montrer que tuer vos proches a rendu leurs soldats tristes. » - Frankie Boyle, humoriste écossais

La publication d’Hollywood propaganda de Matthew Alford est assurément la bienvenue, tant les travaux récents sur le pouvoir idéologique du cinéma américain sont rares en français, a fortiori quand il est question de la politique étrangère des États-Unis et des guerres qui lui sont consubstantielles. Pour la première fois un ouvrage analyse de façon approfondie et documentée ce soft power au service de l’hégémonie américaine, passant en revue des dizaines de films sortis depuis le début des années 1990.

C’est en 2010 que l’universitaire britannique Matthew Alford publie Reel Power : Hollywood Cinema and American Supremacy (Pluto Press), qui paraît aujourd’hui – enfin ! pourrait-on ajouter – en France sous le titre Hollywood propaganda (Éditions Critiques), avec une préface inédite de l’auteur. Tout amateur de cinéma, quel que soit son degré d’exposition aux produits de l’industrie du divertissement américaine, apprendra beaucoup à la lecture de ce livre qui incite à se montrer plus vigilant à l’égard des somptuosités hollywoodiennes, y compris quand elles se présentent sous un jour humaniste, ou plutôt humanitaire.

Matthew Alford est un spécialiste des médias audiovisuels et des rapports entre pouvoir politique et industrie des loisirs. Dans Hollywood propaganda, il examine aussi bien des superproductions (Avatar, Transformers, Iron Man, Terminator Renaissance, La Chute du Faucon noir, etc.) que des longs-métrages aux budget moins faramineux (Les Rois du désert, Lord of War, La Mémoire dans la peau, Vol 93, Hôtel Rwanda…). Film de guerre, comédie, cinéma d’action, science-fiction, drame politique, l’auteur consacre un chapitre à chacun de ces genres, décortiquant la façon dont les œuvres représentent les actions des États-Unis dans le monde ainsi que leurs autorités civiles et militaires.

Alford applique à Hollywood le « modèle de propagande » exposé par Edward Herman et Noam Chomsky dans leur livre de référence sur les médias La Fabrication du consentement : de la propagande médiatique en démocratie (Éditions Agone, 2008 ; 1988 pour la première édition en anglais). Il utilise un grand nombre de sources, fournissant quantité de données et de citations éloquentes ; il a par ailleurs lui-même mené des entretiens avec des acteurs du secteur. Le visage du cinéma américain post-guerre froide dévoilé par Hollywood propaganda est loin du mythe séduisant cultivé par les petits soldats de l’impérialisme culturel.

Washington-Hollywood : loin des yeux, près du cœur

Selon la vision véhiculée par les médias dominants, Hollywood serait un bastion des idéaux de la gauche progressiste, avec un généreux contingent d’artistes « engagés » et de films « contestataires ». Alford, en analysant à la fois le fonctionnement interne et les productions de la « machine à rêves », montre que celle-ci est en fait profondément compromise dans la défense des intérêts des forces politiques et économiques les plus réactionnaires. Il étudie les mécanismes qui concourent à la diffusion massive d’un « cinéma de sécurité nationale », qui va bien au-delà des œuvres les plus manifestement chauvines.

On se moque volontiers en France de la multitude de drapeaux américains et des héros manichéens qui figurent dans beaucoup d’hollywooderies bêtement patriotiques, mais la lourdeur de tels procédés rend celles-ci peut-être plus inoffensives que des films qui approuvent la politique étrangère américaine et l’ordre établi de façon plus implicite et subtile, comme Le Pacificateur de Mimi Leder (1997), Treize Jours de Roger Donaldson (2001) ou Argo de Ben Affleck (2012).

Les spectateurs ignorent souvent que maints films et séries télévisées reçoivent le soutien direct du Pentagone ou d’agences gouvernementales – FBI, CIA, etc. –, sous la forme de conseillers, de prêt de matériel, de personnel, d’accès à des sites, d’entraînement, etc. En effet, comment par exemple faire un film de guerre sans char, avion, hélicoptère ou navire, même si le développement des images de synthèse a un peu assoupli cette contrainte ?… Le département de la défense ne met pas ses ressources à disposition sans contrepartie. Il exige un droit de regard sur le scénario et demande des modifications quand il estime que l’image qui est donnée de l’armée américaine n’est pas suffisamment positive. Cette seule pratique détermine fortement la nature des films qui voient le jour.

Les services de renseignement font de même pour monnayer leur appui à un projet. Matthew Alford donne plusieurs exemples de ce mélange des genres délétère, dont certains étonneront même les cinéphiles politiquement les plus lucides. Par des pressions plus ou moins subreptices, des œuvres comme L’Enfer du devoir de William Friedkin (2000), Windtalkers, les messagers du vent de John Woo (2002), La Recrue de Roger Donaldson (2003) et La Guerre selon Charlie Wilson de Mike Nichols (2007) ont été significativement altérées dans un sens – encore plus – favorable à l’establishment politique et militaire (et à la CIA dans le cas des deux derniers). L’auteur montre par ailleurs que certains films sont le produit de véritables partenariats entre les studios hollywoodiens et les structures de pouvoir qui définissent et appliquent la politique étrangère de Washington. Et cela ne concerne pas seulement les productions des deux chouchous du Pentagone Jerry Bruckheimer et Michael Bay…

Dans un livre publié l’année dernière, National Security Cinema : The Shocking New Evidence of Government Control in Hollywood (CreateSpace Independent Publishing Platform), Alford et son coauteur Tom Secker rendent compte de nouvelles recherches exploitant des archives auxquelles ils n’avaient pas eu accès auparavant. Ils ont ainsi pu établir de façon irréfutable qu’entre 1911 et 2017, au moins 814 films ont reçu le soutien actif du Pentagone, auxquels il faut ajouter 1 133 programmes pour la télévision. Et si on inclut comme il se doit les projets aidés par le FBI, la CIA ou la Maison Blanche, ce sont en fait des milliers de productions qui ont été patronnées – à des degrés variables – par l’État de sécurité nationale.

Des films comme ceux de la série Transformers (2007-…) – réalisés par Michael Bay, le tycoon néocon adepte du placement de produits –, Terminator Renaissance de « McG » (2009) ou La Chute du Faucon noir de Ridley Scott (2002) ont ainsi « bénéficié » de la coopération du département de la défense et, de fait, ils célèbrent explicitement l’armée. Mais Matthew Alford prouve, en étudiant scrupuleusement leur contenu, que l’idéologie néoconservatrice – exceptionnalisme et interventionnisme – se glisse également dans des œuvres moins mainstream, sans que le concours du Pentagone ou de la CIA soit nécessaire. À Hollywood, la mentalité impérialiste est en grande partie spontanée ; ceux qui y résistent sont marginalisés, voire attaqués, et ils rencontrent de multiples obstacles pour produire et montrer leurs films.

La bonne conscience impérialiste

Même des films qui se présentent comme critiques, progressistes et pacifistes adoptent souvent comme prémisses la bienveillance foncière des États-Unis et la nécessité d’un « droit d’ingérence ». À vocation humanitaire, cela va sans dire. Faisons au passage une observation élémentaire : l’ingérence est toujours commise par le fort contre le faible, jamais l’inverse. À Hollywood comme à Washington, on ne ménage pas ses efforts pour nous convaincre que de terribles menaces pèsent sur le monde et qu’il incombe à la superpuissance américaine d’intervenir pour nous en protéger. Par la violence d’État de préférence, la diplomatie et le droit international étant encore plus ennuyeux sur grand écran que dans les enceintes onusiennes.

Comme le note Jean-Michel Valantin dans Hollywood, le Pentagone et le monde : les trois acteurs d’une stratégie globale (Éditions Autrement, 2010), l’un des rares livres en français consacrés à notre sujet, le cinéma made in USA est très généreux dans le registre de la « production de menace ». Arabo-musulmans, Russes, extraterrestres, etc., il se trouve toujours de redoutables méchants pour venir piétiner les « valeurs » et le « mode de vie » du « monde libre ».

Dans les salles obscures comme dans les médias sous influence atlantiste – c’est-à-dire la plupart –, les États-Unis ne sont jamais directement responsables des conflits et troubles mondiaux. Ils se contentent d’y réagir. Et ainsi, à la question « Pourquoi nous détestent-ils ? », ces vils ennemis, Hollywood donne généralement la même réponse que George W. Bush après le 11 Septembre : pour nos libertés, pour notre démocratie. Prière de ne pas en douter et surtout de ne pas se poser davantage de questions. La menace est réelle et n’est pas de notre fait. Il faut la combattre par l’intimidation ou la violence. Point.

Les présupposés démentiels qui assignent aux États-Unis un statut de « nation indispensable » guidée par une « destinée manifeste » sont profondément ancrés dans l’industrie du cinéma, même chez des réalisateurs et scénaristes « de gauche ». Nourris par ce fantasme de grandeur altruiste dont on peine à constater les fruits dans le monde réel, les films s’écartent rarement de la certitude hallucinatoire selon laquelle l’Amérique est la championne du Bien ayant pour mission de défendre les innocents et de châtier les vilains partout dans le monde. Par chance, le complexe militaro-industriel a ce qu’il faut en magasin pour « administrer une violence vertueuse », selon l’expression opportune de Matthew Alford. Hollywood, c’est – trop souvent – la pensée de feu John McCain avec un habillage glamour.

Évidemment, au cinéma aussi il arrive que cela tourne mal et que les forces armées ou les agents de la CIA commettent des « erreurs » (généralement tactiques), des « bavures » (forcément individuelles) et provoquent des « dégâts collatéraux » (assurément regrettables), mais les intentions d’origine étaient pures et louables. De même, on nous montre à l’envi qu’il existe des brebis galeuses et des francs-tireurs incontrôlables – voire « déséquilibrés » – au sein des systèmes de pouvoir. Mais une fois que ceux-ci auront été neutralisés par les éléments intègres et honnêtes (à la fin du film), la bienveillance intrinsèque des États-Unis pourra de nouveau apparaître aux yeux de tous. En somme, la pureté des intentions américaines est malheureusement pervertie par la complexité et les aléas propres aux situations concrètes sur le terrain. Ce storytelling est aussi bien celui des néoconservateurs et impérialistes humanitaires – qui dominent le Parti républicain comme celui de Mme Clinton – que de la plupart des films traitant de sujets géopolitiques et militaires.

We are doing our best. Nous faisons de notre mieux. C’est la profession de foi washingtonienne par excellence. Combien de crimes et d’injustices ont été commis sous le couvert de cette déclaration auto-complaisante ?… Le secrétaire à la défense actuel, James Mattis, a bien exprimé ce catéchisme délirant : « Nous sommes les gentils. Nous ne sommes pas parfaits, mais nous sommes les gentils. Et donc nous faisons ce que nous pouvons. » (« Face the Nation », CBS, 28 mai 2017, cité par l’excellent William Blum ici).

Imprégnés de ce credo, des films récents comme Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow (2013), American Sniper de Clint Eastwood (2015) et 13 Hours de Michael Bay (2016) ont incarné une forme d’« impérialisme fataliste », sombre, et même dépressif pourrait-on dire. Dans ce cadre mental et politique étroit, non seulement les fondamentaux de la politique étrangère américaine ne font jamais partie du problème, mais en plus ils font figure d’unique solution. Partager le monde avec ces États-Unis-là, c’est comme partager une classe avec une brute paranoïaque qui prétend que ce sont les autres élèves qui la forcent à les harceler.

Tous les chemins doivent mener à Rome

Hollywood, s’inspirant là encore de Washington, a tendance à marginaliser, voire à ignorer, aussi bien les souffrances que le point de vue des non-Américains. Ainsi, dans les films, c’est généralement la sécurité des États-Unis qui est menacée, alors qu’ils ont l’armée la plus puissante de la planète et n’ont pas eu de guerre sur leur territoire continental depuis plus de 150 ans. De toute façon, par synecdoque quasi systématique, les États-Unis, c’est le monde. Les autres pays sont soit soumis, soit ennemis ; on accorde à certains le privilège de n’être qu’insignifiants. Comme l’écrit Alford, « c’est monnaie courante à Hollywood de partir du principe que les étrangers ne comptent pas, que les ennemis des États-Unis sont implacablement mauvais, et que la puissance américaine est par définition désintéressée et bonne. »

Hollywood propaganda montre à quel point il est exceptionnel qu’un film issu des grands studios adopte, même temporairement, la perspective de personnages étrangers – sauf quand ceux-ci sont fortement occidentalisés, c’est-à-dire américanisés –, et a fortiori de victimes de l’impérialisme. Au mieux, dans les productions les plus « humaines », on voit des soldats (ou des agents secrets) américains souffrir… de faire souffrir. Le spectateur est ainsi invité à avoir de l’empathie pour les bourreaux les plus sensibles, les suppliciés n’étant que des faire-valoir d’arrière-plan servant à mettre en lumière la noble douleur des stormtroopers de Washington. Malgré son effroyable force et la brutalité de ses méthodes, sachez que l’Empire a un petit cœur qui bat, il est fondamentalement décent sous son armure. Certes, il massacre et dévaste, mais ça ne le laisse pas tout à fait indifférent.

Même s’il peut être « douloureux » pour les cinéphiles d’y penser, ce tropisme américano-centrique est également celui qu’ont adopté les films qui sont considérés comme les meilleurs sur la guerre du Vietnam : Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino (1978), Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (1979), Platoon d’Oliver Stone (1986), Full Metal Jacket de Stanley Kubrick (1987), Outrages de Brian De Palma (1989). Cela dit, il n’y a eu aucune œuvre de cette trempe sur les guerres ultérieures des États-Unis ; Hollywood a accompli la prouesse de devenir à la fois plus médiocre cinématographiquement et moins critique politiquement. Précisons que dans sa trilogie sur le Vietnam, après Né un 4 juillet (1989), Oliver Stone a quelque peu rééquilibré son approche avec Entre ciel et terre (1993), dans lequel c’est une Vietnamienne qui a le statut de personnage principal ; néanmoins, une grande partie du film repose sur sa relation amoureuse avec un soldat américain.

En examinant des films plus récents qui ont été présentés comme des satires du militarisme belliqueux des États-Unis, tels que Les Rois du désert de David O. Russell (1999), Team America, police du monde de Trey Parker (2004) ou Jarhead, la fin de l’innocence de Sam Mendes (2005), Alford expose les limites que le système hollywoodien assigne à la critique de la politique étrangère américaine. De façon générale, peu d’œuvres ont envisagé de façon conséquente que pour éviter que les boys dépriment après avoir massacré des Vietnamiens ou des Irakiens, il pourrait être pertinent de commencer par ne plus les envoyer ravager des pays étrangers.

Résumons. Les principaux partis pris d’Hollywood quand il est question de l’action des États-Unis dans le monde sont : l’Amérique est fondamentalement bienveillante ; elle n’est pas irréprochable mais elle doit assumer le fardeau de l’hégémonie sous peine de laisser le champ libre à de dangereux ennemis ; les menaces sont réelles et indépendantes des agissements de Washington ; les politiques d’apaisement sont inefficaces ; les solutions non-violentes aux tensions et conflits sont naïves, voire irresponsables ; le recours à la violence d’État est donc regrettable mais nécessaire ; la souffrance physique et psychologique des « nôtres » a plus de valeur que celle des étrangers ; il y a des brebis galeuses au sein des systèmes de pouvoir mais les institutions sont par essence légitimes et bonnes, leur pervertissement ne peut être que temporaire.

Un soft power qui tape dur sur les cerveaux

Le cinéma est un art si populaire et prévalent qu’il aurait été surprenant que le pouvoir ne s’y intéresse pas. Alford explique en détail pourquoi il est justifié de qualifier Hollywood d’« industrie politisée ». Il reproduit une déclaration de Darryl F. Zanuck, le nabab qui a fondé la 20th Century Fox : « Si vous avez quelque chose qui mérite d’être dit, faites-lui revêtir les atours scintillants du divertissement et vous aurez un marché à disposition […] sans divertissement, les films de propagande ne valent pas un clou. » Ces propos ont été inspirés par un contexte particulier (1943), mais le principe s’applique aussi en « temps de paix », cette notion étant à fortement relativiser dans le cas des États-Unis, qui cultivent un état de guerre perpétuel, avec une profusion de conflits et d’ingérences plus ou moins ouverts (sur ce point, lire le remarquable livre de William Blum, Les Guerres scélérates : les interventions de l’armée américaine et de la CIA depuis 1945 – Éditions Parangon, 2004 ; on peut prendre connaissance de larges extraits de la version anglaise sur le site de l’auteur).

L’industrie du divertissement assume une partie de l’endoctrinement/endormissement des masses. Le cinéma, comme la télévision, est un redoutable outil de fabrication du consentement par la séduction et l’émerveillement. Dans sa production prééminente, il cible particulièrement les classes populaires et moyennes inférieures, les « minorités », les jeunes. Hollywood est très souvent aux dominés ce que le New York Times et le Washington Post sont aux dominants (Le Monde en France). Sauf que l’élite adopte assez naturellement l’idéologie qui lui profite… Cela dit, elle a besoin, d’une part, de se convaincre régulièrement que la vérité et la justice ont le bon goût de s’ajuster à ses intérêts matériels, et d’autre part, qu’on lui fournisse des arguments pour justifier sa place dans la hiérarchie sociale. À Hollywood, la vision du monde promue par les dominants se trouve traduite dans une forme audiovisuelle attrayante, destinée à un large public, avec des messages généralement simples et réconfortants, ou fatalistes (« les choses sont comme elles sont et ne peuvent pas être autrement »).

C’est un élément plus connu mais il mérite d’être rappelé : Hollywood fonctionne en environnement hautement capitaliste, l’industrie du cinéma est dirigée par une poignée de grands studios – les majors – qui souvent appartiennent eux-mêmes à des conglomérats. La concentration du secteur, déjà extrême, va de nouveau s’accroître en 2019 avec le rachat par Disney de la 20th Century Fox (pour 71,3 milliards de dollars). Quoi de plus normal que la souris alpha veuille manger tout le fromage… À noter que les studios bénéficient de copieux avantages fiscaux, ce qui atteste que le cinéma revêt une importance stratégique pour le pouvoir central. On comprend dès lors qu’Hollywood reste modéré dans ses occasionnelles critiques contre celui-ci. Et que le traitement des sujets économiques et sociaux dans les films subisse un « cadrage » similaire à celui qui s’exerce quand il est question de politique étrangère.

De même que les milliardaires qui possèdent les grands médias sont spontanément peu enclins à ce que s’y répandent des points de vue et des analyses qui pourraient nuire à leurs affaires et à leur statut, les conglomérats qui dominent Hollywood sont faiblement disposés à ce que leurs filiales fabriquent des films critiquant de façon substantielle le pouvoir politique et économique. Alford montre que lorsque des œuvres « dangereuses » parviennent malgré tout à voir le jour, elles rencontrent souvent des difficultés au stade de la distribution et de la promotion. Ce fut le cas par exemple pour Redacted de Brian De Palma (2007), une charge viscérale contre la guerre en Irak, qui a été pilonné aux États-Unis par les commentateurs des médias mainstream et n’a été projeté que dans quinze salles sur tout le territoire. Il arrive même que des films soient sabotés par les studios qui les ont produits – ou par leur maison-mère – afin de restreindre leur exposition au public.

Le mythe d’un Hollywood progressiste

Quelles que soient les velléités progressistes de certains scénaristes, réalisateurs, producteurs et acteurs, Alford prouve qu’ils sont entravés par un système câblé pour favoriser la suprématie mondiale des États-Unis, le recours fréquent à la violence d’État et le pouvoir des grandes entreprises américaines. Sous un verni parfois irrévérencieux et iconoclaste, Hollywood promeut de manière écrasante le statu quo.

La petite dose de critique qui survit ici et là est neutralisée par le gros de la production et par ses propres limites. Hollywood propaganda met en évidence que des « films engagés » comme Hôtel Rwanda de Terry George (2004), Avatar de James Cameron (2009) ou même le documentaire Fahrenheit 9/11 de Michael Moore (2004), valorisent en fait des visions alternatives tièdes de la politique américaine. À Hollywood, la critique s’arrête toujours « à temps ». Les changements radicaux en matière politique, économique ou sociale sont présentés comme impossibles ou dangereux.

Alford nous invite à nous demander ce qu’accomplissent concrètement les richissimes vedettes connues pour leurs « convictions » à part se donner une image avantageuse auprès de la petite-bourgeoisie intellectuelle. En effet, George Clooney, par exemple, soutien officiel de Barack Obama puis d’Hillary Clinton, n’a-t-il pas facilité avec d’autres stars « de gauche », par ses actions ultra-médiatisées mais politiquement indigentes sur le Darfour, la partition du Soudan, laquelle était un objectif majeur des stratèges de Washington et de Tel-Aviv (sur le sujet, lire cette interview de Michel Raimbaud, ex-ambassadeur de France au Soudan) ?

Angelina Jolie, elle aussi célébrée pour ses engagements humanitaires, n’est-elle pas la scénariste et réalisatrice d’un film, Au pays du sang et du miel (2011), où les Serbes sont représentés comme des terroristes, égorgeurs et violeurs en série ? Ce qui avait incité le cinéaste Emir Kusturica à qualifier Hollywood, dans le quotidien serbe Blic, de « plus grande usine de mensonges » (23 janvier 2012). Et d’ajouter : « Ils font des films cons qui sont souvent des armes de propagande. Un de ces films est celui qui a été réalisé par l’intelligente, mais très naïve, Angelina Jolie. » Aussi ne faut-il pas s’étonner que celle-ci ait cosigné avec Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’OTAN, une tribune publiée dans le Guardian pour célébrer les accomplissements de l’Alliance atlantique et appeler celle-ci à devenir « un leader » de la défense des droits des femmes dans le monde. On se pince pour y croire mais il ne semble pas que ce soit de l’humour noir. Les dizaines de milliers de femmes qui sont mortes sous les bombes de l’OTAN ont en plus été privées du « droit » d’admirer Angelina Jolie dans sa dernière publicité pour le parfumeur Guerlain.

Que dire par ailleurs de ces soirées « caritatives » qui ont pour objectif de lever des fonds au profit… des soldats israéliens ? Comme on peut le constater ici, de nombreuses célébrités et décideurs de l’industrie du divertissement y participent avec enthousiasme. La dernière en date, qui s’est tenue à Los Angeles le 2 novembre 2017, a permis de récolter 53,8 millions de dollars pour les nécessiteux de Tsahal. Rappelons qu’Israël reçoit déjà dix millions de dollars par jour de la part des États-Unis (voir cet article pour les détails). Parmi les stars hollywoodiennes qui soutiennent cette initiative, on compte Arnold Schwarzenegger, Robert De Niro, Barbra Streisand, Sylvester Stallone, Antonio Banderas, Mark Wahlberg, Liev Schreiber, Gerard Butler…

Comme si cela ne suffisait pas, le lobby pro-israélien tire à vue dès qu’un film lui semble insuffisamment amène à l’égard de l’État hébreu. Comme le raconte Alford, même une œuvre très (très) modestement critique comme Munich de Steven Spielberg (2006) n’a pas trouvé grâce aux yeux des organisations sionistes. Gageons qu’on peut encore attendre longtemps avant qu’un film grand public favorable – même timidement – à la cause palestinienne ne parvienne à s’extraire des entrailles d’Hollywood.

Chiffres à l’appui, Alford montre que l’opposition franche aux guerres américaines les plus fraîches a été très faible dans le microcosme du cinéma. On ne peut donc qu’être d’accord avec l’acteur et réalisateur Tim Robbins lorsqu’il avait déclaré à l’hebdomadaire The Nation : « Vous parlez de la gauche à Hollywood, mais où diable se cache-t-elle ? » (5 avril 1999). Comme la courageuse Susan Sarandon, son ancienne compagne, Tim Robbins fait partie des très rares vedettes du grand écran réellement antiguerre et progressistes. Même Jane Fonda est rentrée dans le rang.

Dans son avant-propos à Hollywood propaganda, l’historien et politologue Michael Parenti fait cette remarque judicieuse : « L’essentiel du processus de contrôle idéologique se fait implicitement. » Le grand dissident américain – trop méconnu en France – précise ensuite que « les formes de contrôle social les plus répressives ne sont pas toujours celles que nous vouons consciemment aux gémonies, mais celles qui s’insinuent d’elles-mêmes dans le tissu de notre conscience afin de ne pas être remises en cause, et qui sont alors acceptées comme faisant partie de la nature des choses. Il y a sans doute des progressistes et des gens de gauche à Hollywood qui ne se sont toujours pas rendu compte à quel point ce qu’ils entreprennent sert la cause des pouvoirs en place. »

L’inculcation d’une histoire US friendly

Générant un déluge de productions prétendant relater des événements réels, Hollywood fabrique de fait de l’histoire. Par son exportation massive, cette pléthore de récits (films, téléfilms, séries et documentaires) a un impact considérable sur le monde entier. Ce qui pose plusieurs problèmes – c’est un euphémisme – car l’histoire ainsi produite est à la fois américano-centrée, pro-américaine et, comme on le mesure en lisant Matthew Alford, structurellement inféodée aux pouvoirs politique, économique et militaire. Un cinéma aux ordres ne peut enfanter qu’une histoire aux ordres.

Comme le fait justement remarquer Pierre Conesa dans Hollywar : Hollywood, arme de propagande massive (Robert Laffont, 2018), il n’y a ni ministère de l’Éducation nationale ni manuels d’histoire aux États-Unis ; le cinéma a donc largement assumé les fonctions d’élaboration et de propagation d’un récit national, d’une histoire commune. Profitons-en pour dire que le livre de Conesa, même s’il porte plus spécifiquement sur les processus de « fabrication de l’ennemi » et les biais racistes dans des films de consommation courante, a eu le mérite de rouvrir un peu le débat sur un sujet occulté par les grands médias français, tout acquis à la fascination pour l’Amérique et son cinéma.

Le peuple américain lui-même aurait un intérêt politique, intellectuel et moral à s’émanciper d’Hollywood, qui s’arroge fréquemment un mandat contestable : le rassurer sur la puissance et la dignité de son pays, lui (re)donner confiance et fierté en celui-ci. Car, comme l’écrit Laurent Aknin dans Mythes et idéologie du cinéma américain (Éditions Vendémiaire, 2012), la production dominante s’efforce à la fois de rendre compte et de conjurer « l’angoisse intérieure d’un pays qui se sent ou se perçoit sur le déclin : la peur de la chute. » Un déclin bien réel et… souhaitable. Reste maintenant à assurer une dissolution la plus pacifique possible de l’hégémonie américaine, le danger étant que les empires qui sentent la suprématie leur échapper surenchérissent souvent dans la bellicosité.

L’urgence de se libérer d’Hollywood est encore plus pressante pour les autres peuples. Quand l’information internationale dans les médias dominants et l’enseignement de l’histoire (notamment récente) à l’école sont défaillants – ce qui est le cas en France –, les luxueuses fictions d’outre-Atlantique tendent là aussi à tenir lieu de références en matière d’éducation historique. Ainsi, les grands événements mondiaux, en particulier les guerres et les affrontements géopolitiques, sont vus à travers le prisme enjôleur d’Hollywood. De nombreuses personnes ont un rapport à l’histoire, aux relations internationales et aux pays étrangers largement conditionné par les films et séries qu’elles ont vus.

Hollywood simplifie souvent à l’extrême, écrase les nuances, voire désinforme. Matthew Alford estime à juste titre que la moindre des choses serait de ne pas mentir et falsifier l’histoire quand on prend la responsabilité de la raconter. Or, puisant dans les travaux historiques les plus rigoureux, il montre que la plupart des films qui traitent d’événements réels pratiquent de sérieuses déformations pour ennoblir la politique étrangère des États-Unis ainsi que les autorités politiques et militaires. Comme le raconte Pierre Conesa dans Hollywar, le film Argo est par exemple un bijou de travestissement pro-américain de la vérité historique. Sans réelle surprise puisque Ben Affleck était, de façon consentante, sous forte influence de la CIA. Sur le pouvoir de l’agence de renseignement au sein de l’industrie du divertissement, il faut lire le livre remarquablement documenté et argumenté de l’universitaire américaine Tricia Jenkins, The CIA in Hollywood : How the Agency Shapes Film and Television (University of Texas Press, 2016 pour la seconde édition, revue et actualisée).

Ainsi, comme le cinéma américain s’exporte très efficacement – les accords internationaux qui ont permis cela sont un sujet en soi –, l’histoire hollywoodisée influe sur les représentations et opinions des spectateurs partout sur la planète, y compris chez les peuples victimes de l’impérialisme. Une forme d’histoire globale ultra-rudimentaire aux couleurs de la bannière étoilée s’impose par la fascination et la répétition. Les images chatoyantes, les récits haletants et « l’évidence » cinégénique de l’héroïsme américain séduisent même des esprits qui se croient immunisés contre les gros sabots idéologiques.

Les facteurs matériels sont là encore déterminants. Quel autre pays a les moyens de faire autant de reconstitutions historiques de grande ampleur, en particulier des films de guerre, a fortiori quand ceux-ci nécessitent l’emploi de… matériel militaire made in USA ? Quand on ne sait rien ou pas grand-chose sur la Somalie et l’opération militaro-humanitaire « Restore Hope » (1992-1993), il est à craindre que La Chute du Faucon noir ne vienne occuper le vide en fournissant des images frappantes et des « informations ». De même pour La Guerre selon Charlie Wilson avec l’opération secrète de la CIA qui a consisté à fournir des armes aux moudjahidin en Afghanistan – dont les futurs talibans – dans les années 1980 pour chasser l’Armée rouge et renverser le gouvernement prosoviétique de Kaboul. Alford expose précisément les « erreurs » historiques commises dans ces deux films.

S’il y avait une pluralité de films (en particulier non-américains) facilement accessibles sur ces mêmes sujets, les distorsions hollywoodiennes seraient moins gênantes. Mais ce n’est pas le cas, loin de là. Les quelques films russes qui traitent de la guerre d’Afghanistan sont handicapés par des moyens bien inférieurs et une exportation à l’étranger très réduite. Quant à la cinématographie somalienne, elle est malheureusement inexistante, et pour cause… Pis, la plupart des films dont l’action se déroule – en partie ou entièrement – en Somalie proviennent d’Hollywood. Même si elle n’est pas exhaustive, la liste proposée par Wikipédia donne une idée du déséquilibre.

À notre connaissance, il n’existe pour l’instant qu’un seul long-métrage de fiction sur la guerre en Libye : 13 Hours du faucon lourdaud Michael Bay, qui aurait dû être nommé pour le Pentagone d’or 2016 du meilleur film de propagande néoconservatrice.

Quelques objections aux thèses d’Hollywood propaganda

Examinons brièvement les principales objections susceptibles d’être adressées aux analyses développées par Matthew Alford. Celui-ci fournit évidemment des éléments de réponse supplémentaires dans son livre. Nous excluons volontairement les critiques qui reposeraient sur une contestation de la nature impérialiste des États-Unis ou sur une apologie de leur politique étrangère. Let’s be serious.

Objection 1 : « Dans tous les pays qui ont une cinématographie, il y a des films de propagande ». Il est indéniable qu’il existe des productions françaises, britanniques, japonaises, russes, chinoises, israéliennes, etc., qui présentent de façon avantageuse la politique étrangère et les autorités des pays en question. Mais, en règle générale, ceux-ci s’exportent beaucoup moins que les films américains, ils sont davantage à usage interne (ce qui n’est assurément pas une excuse). Compte tenu du statut de superpuissance des États-Unis et du fait qu’Hollywood a un impact mondial avec lequel aucune autre cinématographie ne peut rivaliser pour l’instant, il est intellectuellement et politiquement légitime de porter une attention appuyée à la production culturelle états-unienne. Notons une tendance révélatrice : dès qu’émerge un film russe, chinois ou iranien critiquant le « régime » de son pays d’origine, il a de bonnes chances de sortir dans les salles françaises et d’être encensé par les médias dominants.

Objection 2 : « C’est avant tout du divertissement, les spectateurs savent faire la part des choses, ils ne prennent pas ces films au sérieux. » Il convient certes d’être prudent sur la question de la réception. Il n’est pas aisé d’évaluer les effets de la propagande – plus ou moins grossière et « sincère » –, celle-ci pouvant d’ailleurs susciter un rejet du message chez des publics récalcitrants. Selon leur condition socio-économique, leur orientation politique, leur structure psychologique, leurs dispositions émotionnelles, leurs capacités cognitives, leur rapport au cinéma, etc., les spectateurs reçoivent différemment les contenus auxquels ils s’exposent. Les voir comme de passives éponges à propagande serait erroné. Mais, comme avec les discours médiatiques, il faut tenir compte des effets d’imprégnation et d’accoutumance. Et aussi de cadrage : des façons de dire et de représenter en marginalisent d’autres par accumulation, répétition ; des manières de montrer l’histoire et de formuler les grands enjeux en étouffent d’autres. Bref, des rapports de forces s’exercent et tendent à réduire le spectre du pensable, de l’imaginable, à restreindre le champ du possible (intellectuel, politique, artistique). Par ailleurs, la faiblesse actuelle des mouvements antiguerre, anti-impérialistes et progressistes en France n’est-elle pas un indice de la force de frappe du dispositif de propagande euro-atlantiste ?

Objection 3 : « Même si un film contient de la propagande discutable, on peut trouver du plaisir à le voir. » Cet argument est tout à fait recevable. On peut en effet apprécier La Chute du Faucon noir pour la virtuosité de la mise en scène de Ridley Scott, pour sa maîtrise du rythme et de la dramaturgie. On peut même estimer que le réalisateur d’Alien (1979) et de Blade Runner (1982) est un génie intermittent du septième art. Il est recevable de considérer que les premiers devoirs d’un film sont cinématographiques, et pas politiques, historiques ou moraux, mais une œuvre qui a un contenu ou du moins des implications relevant fortement de ces aspects doit – aussi – être évaluée sur ce plan-là. Insistons : cela n’empêche pas de pouvoir goûter les caractéristiques proprement cinématographiques d’un film politiquement douteux, voire ignoble. Pour prendre des exemples extrêmes, on peut trouver un intérêt au Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl (1935) ou à Naissance d’une nation de D. W. Griffith (1915) sans pour autant se muter subrepticement en nazi ou en adepte du Ku Klux Klan. Cela dit, les artistes devraient avoir une responsabilité morale et intellectuelle, notamment vis-à-vis des faits et de la vérité du monde réel. Et l’excellence s’atteint en art lorsque l’œuvre est pleinement accomplie, à tous les niveaux, et donc aussi politiquement.

L’aveuglement d’une critique américanisée

Hollywood propaganda révèle en creux le degré d’endoctrinement des critiques et des journalistes hexagonaux, à qui il devrait revenir d’informer sur tout ce dont Matthew Alford parle. La rareté des travaux (notamment universitaires) jette aussi une lumière crue sur l’américanisation avancée de la société française. La plupart des critiques de cinéma, aveuglés par leur fascination pour Hollywood – voire pour Washington –, sont dans le déni quant à la portée idéologique de certains films, à plus forte raison quand ils les apprécient. Même si elle boude un peu depuis le 8 novembre 2016, date de l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, l’intelligentsia française est si acquise à l’hégémonie américaine qu’elle a contracté une incapacité à reconnaître et à nommer l’impérialisme, même quand il saute aux yeux.

La réception d’American Sniper de Clint Eastwood constitue un bon exemple. Ce film sur le « sniper le plus redoutable de l’histoire militaire des États-Unis » a reçu un très bon accueil public et critique. On a pu observer l’habituelle dérive promotionnelle des discours médiatiques sur le cinéma (voir ces deux articles d’Acrimed pour des études de cas : Avatar ; Star Wars 7). American Sniper a atteint trois millions d’entrées en France et, à quelques rares exceptions près, les commentaires ont non seulement été favorables, mais en plus le contenu idéologique et politique du film a été totalement occulté ou relativisé. Or, comme nous pensons l’avoir montré dans cet article, American Sniper est un film humainement abject faisant l’éloge d’un criminel de guerre sociopathe.

Lors de ce débat animé par Frédéric Taddeï dans son ancienne émission sur Europe 1 (15 mai 2018), Pierre Conesa n’a pas pu faire entendre à Jean-Baptiste Thoret, critique et historien du cinéma, que le film de Clint Eastwood posait de sérieux problèmes historiques, moraux et politiques. L’état de déni dans lequel se trouve Jean-Baptiste Thoret, pourtant très bon connaisseur du cinéma américain, est symptomatique. Au-delà du biais américanophile, on touche peut-être là aux limites de la « politique des auteurs » et de l’esthéticisme dans le rapport au cinéma. Ajoutons que Le 15 h 17 pour Paris (2018) a confirmé la fauconisation de Clint Eastwood, aggravée par une forme de mysticisme patriotico-religieux.

La fragilité des exceptions

Le propos de Matthew Alford n’est pas de condamner en bloc toute la production cinématographique américaine, dont le gros ne traite pas de la politique étrangère de Washington. Il cite par ailleurs quelques exceptions et montre que des réalisateurs comme Oliver Stone et Paul Verhoeven sont parfois parvenus à faire exister un point de vue réellement critique au sein du système. Cela dit, ce sont justement… des exceptions, qui ont d’ailleurs tendance à se raréfier. Et elles existent en général contre Hollywood, après un combat parfois éprouvant avec les puissantes forces de la normalisation culturelle.

Paul Verhoeven – qui, il faut le préciser, est Néerlandais – n’a pas pu tourner aux États-Unis depuis 2000 et il apparaît très compliqué de pouvoir réitérer son tour de force de Starship Troopers (1997), un film de science-fiction grand public dans lequel il développait une habile satire de l’impérialisme et du militarisme. Un chef-d’œuvre à tout point de vue. Quant à Olivier Stone, son Snowden (2016) a été très difficile à produire : il a dû faire appel à des financements européens et effectuer une grande partie des prises de vue en Allemagne. Le budget était si serré que lorsque sa mère est décédée, il n’a pas pu se permettre d’interrompre le tournage pour se rendre aux États-Unis afin d’assister aux funérailles.

Toujours sur le valeureux Edward Snowden, le remarquable Citizenfour (2014) de la documentariste américaine Laura Poitras constitue aussi une exception. Mais il ne peut être considéré comme un film émanant d’Hollywood. À propos de documentaires, ceux d’Oliver Stone sont presque toujours attaqués par les médias dominants. Étant donné qu’ils prennent l’ordre établi à rebrousse-poil, ce n’est guère surprenant. Le cinéaste a ainsi consacré trois films à Fidel Castro, Comandante (2003), Looking for Fidel (2004) et Castro in Winter (2012), reposant essentiellement sur des entretiens réalisés avec l’ancien dirigeant cubain. South of the Border (2009) et Mon ami Hugo (2014) portaient sur Hugo Chávez. Il faut aussi mentionner la très zinno-chomskyenne série documentaire en dix épisodes Une autre histoire de l’Amérique (2012-2013) et le courageux Conversations avec Monsieur Poutine (2017), une interview fleuve du président russe en quatre parties.

Oliver Stone est en train de nous faire oublier la sortie de route de World Trade Center (2006) et celle, moins fâcheuse, de W. : l’improbable président (2008). Dans notre intérêt à tous, souhaitons-lui maintenant de parvenir à réaliser le film sur les dernières années de Martin Luther King dont il a le projet depuis longtemps.

L’existence d’un long-métrage comme Secret d’État (2014) est également à porter au crédit d’un Hollywood alternatif ; dommage qu’avec son film suivant, American Assassin (2017), Michael Cuesta soit tombé dans le pire du cinéma de sécurité nationale. Concernant l’admirable Che de Steven Soderbergh (2008-2009), Matthew Alford et Tom Secker montrent dans leur livre déjà cité que ce film en deux parties consacré à Che Guevara peut difficilement être intégré au corpus hollywoodien. En effet, étant donné que le financement et la production étaient largement franco-espagnols et que les préachats venant de l’étranger couvraient 54 des 58 millions de dollars du budget, la propre indépendance créative de Soderbergh a pu s’affranchir dans une ample mesure de l’influence économico-idéologique d’Hollywood.

Il ne s’agit donc pas de dire que tout est à jeter dans le « cinéma américain », mais que le contenu politiquement et socialement pertinent est considérablement marginalisé. Les œuvres qui s’écartent de la ligne oscillant entre néoconservatisme et impérialisme humanitaire sont très peu nombreuses. De plus, si Alford porte délibérément son attention sur les cas les plus flagrants, il faut aussi tenir compte des innombrables allusions et remarques favorables au credo washingtonien qui sont disséminées ici et là dans les films et les séries. L’idéologie dominante, elle, ruisselle bel et bien.

Combattre l’impérialisme et son cinéma

Matthew Alford nous incite à sortir de la passivité, voire de la complicité, à l’égard des canonnières mentales du cinéma hollywoodien. Et il fournit pour cela beaucoup d’arguments et de faits convaincants. Hollywood propaganda stimule la vigilance et l’esprit critique, il nous encourage à avoir un rapport exigeant avec les films, à lutter contre l’apathie, la fascination et le mensonge. Il s’agit d’une extension au septième art du cours d’autodéfense intellectuelle prescrit par Chomsky. Une telle démarche devrait aussi faire partie de tout enseignement du cinéma digne de ce nom. Cela pourrait en outre profiter à la liberté des cinéastes et à la qualité de leurs œuvres.

On ne peut se libérer d’un impérialisme sans se libérer de sa composante culturelle. Hollywood est la continuation de la politique de Washington par d’autres moyens. Il revient au peuple français de se défendre contre cette offensive, sans oublier bien sûr de regarder en face « son » propre cinéma…

« Un médium aussi important et populaire que le cinéma devrait se sentir davantage responsable d’une culture. » - Arthur Penn, réalisateur américain

Laurent Dauré

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Viktor Dedaj

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