« J’ai entendu hurler des hommes que l’on torturait, et leurs cris résonnent pour toujours » - Henri Alleg, dans « La Question »
Henri Alleg est mort mercredi en France à l’âge de 92 ans. Sous la plume de Charles Silvestre, nous lisons ce bref rappel du parcours de ce révolutionnaire hors pair : « Connu sous le nom d’Henri Alleg, qu’il avait pris lors de son passage dans la clandestinité pendant la Guerre d’Algérie, Harry Salem est mort le 17 juillet à Paris. Dans son livre La Question qui reste un document majeur sur la torture, il avait témoigné sur les sévices qu’il avait subis, en 1957, entre les mains des parachutistes français. Il faut imaginer la scène : Alleg recroquevillé contre le mur, à moitié groggy. Le para a fait le « boulot » : gégène, étouffement par l’eau, brûlures... : « Vous pouvez revenir avec votre magnéto [générateur d’électricité], je vous attends : je n’ai pas peur de vous. » (1)
« Journaliste depuis 1950, Alleg connaît son Algérie où depuis longtemps, selon les moeurs coloniales, on torture dans les commissariats et les gendarmeries jusqu’à de petits délinquants qui ne veulent pas « avouer ». A l’automne 1955, un an après le déclenchement de l’insurrection, le 1er novembre 1954, il plonge dans la clandestinité quand le quotidien Alger républicain, dont il est le directeur, est interdit et le Parti communiste algérien (PCA), dont il est membre, dissous ». Le 12 juin 1957, les parachutistes l’attendent au domicile de Maurice Audin. Celui-ci, jeune assistant en mathématiques, lui aussi militant du PCA, a été arrêté. Il mourra le 21 juin, sous la torture. Le scandale de sa « disparition » aura vraisemblablement sauvé du pire son camarade.(...) Jérôme Lindon, qui dirige les Editions de Minuit, publie l’ouvrage en février 1958. La Question fait l’effet d’une bombe : soixante mille exemplaires vendus en quelques semaines. Le non-dit qui, en dépit des premières révélations, continuait de régner sur la torture, vole en éclats. La sortie a été précédée d’une plainte au procureur de la République dont l’Humanité publiera le texte - aussitôt censuré ». (1)
« Son peuple, s’il en faut un, sera le peuple algérien, celui du cireur de chaussures qui l’appelait « rougi » pour ses taches de rousseur. Le moindre geste de fraternité humaine fait fondre ce petit bonhomme aux yeux rieurs, qui raconte des histoires à n’en plus finir : juives ? arabes ? anglaises ? parisiennes ? Ce croisement des origines et des cultures, hors de toute domination de classe et de « race », c’est très exactement l’idée qu’il se fait de l’Algérie et au nom de laquelle il honnit le colonialisme. (...) Il signera, en 2000, l’Appel des douze « pour la reconnaissance par l’Etat français de la torture », aux côtés de Germaine Tillion, d’une idéologie pourtant sensiblement différente, parce que le texte indique bien que « la torture est fille de la colonisation ». Jusqu’au bout, il avait poursuivi sa recherche éperdue d’un monde d’hommes libres, égaux, et associés - qu’il identifiait au communisme. (...) Endurci par son combat, Henri Alleg avait mis les mains dans le cambouis de l’histoire. D’autres se flatteront d’avoir les mains pures. Mais, pour reprendre une formule de Péguy, on peut se demander s’ils ont jamais eu des mains... » (1)
La torture en Algérie a accompagné la colonisation
On pourrait croire que la torture fut une singularité dans la guerre. En fait, il n’en fut rien. Perfectionnée au fil de l’histoire coloniale de la France et dans ses compagnes vietnamiennes, malgaches et autres, elle devint graduellement une science exacte en Algérie. Depuis la conquête coloniale, lit-on sur l’Encyclopédie Wikipédia, la torture est un procédé courant des forces de l’ordre en Algérie qui l’utilisent pour terroriser les populations autochtones. Cette pratique qui a été utilisée tout au long de la présence coloniale en Algérie, d’abord pour obtenir des informations sur les emplacements de silos à grains lors de la conquête coloniale, puis pour briser les grèves, meurtrir des suspects, instruire les affaires pénales les plus ordinaires et terroriser les indigènes, s’inscrivait avant tout dans une démarche de haine et de déshumanisation. » (2)
« Dans un article de 1951, publié par L’Observateur, Claude Bourdet avait déjà dénoncé ces pratiques au moment des procès de 1951-52 de l’Organisation spéciale (OS), en s’interrogeant : « Y a-t-il une Gestapo en Algérie ? ». Près de 80 plaintes pour torture et arrestations arbitraires sont déposées lors de ces procès, tenus à huis clos, toutes classées sans suite (...) Dès 1949, le gouverneur général Naegelen rédige une circulaire interdisant l’usage de la torture et des sévices par les services de police, mais ne parvient pas à se faire obéir. Jusqu’en 1955, l’armée est indemne de ces accusations. Utilisée en Indochine, la torture devient progressivement une arme de guerre à part entière, théorisée et légitimée dans le cadre d’une doctrine de la « guerre contre-révolutionnaire », en particulier par le colonel Trinquier, le capitaine Paul-Alain Léger, le colonel Marcel Bigeard et le général Jacques Massu en tant que moyen de poursuivre une guerre asymétrique. Selon l’historien J.-Ch. Jauffret : « Le dérapage commence à partir du moment où les Ponce Pilate de la IVe République, toujours parfaitement informés de tout ce qui se fait en Algérie, laissent aux militaires l’initiative, en vertu de la loi d’urgence de 1955 et de celle des pouvoirs spéciaux de 1956. » (2)
Parlant du choc à la lecture du livre, Johan Hufnagel écrit : « Le livre d’Henri Alleg, décédé mercredi, dans sa bibliothèque par hasard. (...) Je ne me souviens plus pourquoi mon père ou ma mère m’avaient glissé ce livre à lire. Il devait y avoir une raison. Sans doute une « actu ». Il y avait alors plein d’occasions de lire La Question. On recommençait à parler de la torture en Algérie à propos de Jean-Marie Le Pen. Celui qui alors était patron du FN débutait son ascension politique. Ou peut-être était-ce de retour d’un voyage en Algérie, un peu plus tôt, où j’ai vu, dans un cinéma de la Casbah, La bataille d’Alger, de Gilles Pontecorvo. Dans ma mémoire, il y a une association logique entre les destins d’Ali la Pointe et ceux d’Henri Alleg et de Maurice Audin. Ces destins finissent toujours par remonter, même trente ans après, même au milieu de souvenirs un peu flous, à chaque fois que l’on parle de guerre insurrectionnelle, de torture... Comme si la bataille d’Alger était la mère de toutes les batailles du XXIe siècle. La Question est plus qu’un geste, c’est un passage de témoin, un message. Un serment. Mais je me souviens encore de ce coup de poing dans la gueule, de la violence des mots et des coups, et surtout de ce que certains sont prêts à endurer pour leurs idées, du prix qu’on est prêt à payer « pour le simple droit de rester un homme ».(3)
Les regrets de Alleg : les tortionnaires ne seront pas jugés
Comme on le sait un solde de tout compte, une loi d’amnistie a été votée le 31 juillet 1968 en confirmation des deux décrets du 22 mars 1962 couvre l’ensemble des infractions commises en Algérie. Cette loi prévoit dans son article 1 que « Sont amnistiées de plein droit toutes infractions commises en relation avec les événements d’Algérie. Sont réputées commises en relation avec la guerre d’Algérie toutes infractions commises par des militaires servant en Algérie. ». Cette loi empêche les victimes de poursuivre au pénal, mais théoriquement pas au civil, bien que cette interprétation de la loi ait été remise en cause par divers juristes, dont William Bourdon. Celui-ci estime que cette loi « s’oppose aux principes du droit international selon lesquels l’amnistie ne peut être accordée aux auteurs de violations des droits de l’homme les plus graves tant que les victimes n’ont pas obtenu justice par une voie de recours efficace »
Parlant de son désir de vengeance, Henri Alleg, dans un dernier édito en mars 2012 à l’Association Acca (Agir contre le colonialisme aujourd’hui, combattants de la cause anticoloniale). s’en défend : « Je ne dis pas que je n’ai jamais eu une volonté de vengeance qui seule les apaise. Il n’y a qu’une fois où j’ai ressenti une vraie volonté de vengeance : je me suis dit : « Si je peux, je les tuerai ». C’est sous la torture. (...) j’ai regretté d’avoir eu une telle réaction, parce que je me considère comme un être civilisé ». (4)
Henri Alleg demande justice pour les milliers de torturés pour certains morts de mort violente : « Je pense qu’il faut sanctionner le crime et durement. Mais, personnellement, la vengeance ne m’intéresse pas. (...) On a bien fait de rechercher les tortionnaires des camps de concentration, les fascistes et les nazis. Or, en France, parmi les tortionnaires connus de la Guerre d’Algérie, aucun n’a été sanctionné, aucun n’a été condamné et, bien plus encore, ils ont été promus, ils ont reçu des décorations. L’image de Bigeard, pour ne parler que de lui, c’est celle d’un « brav’ p’tit gars, bien de chez nous » devenu général. Il a pourtant associé son nom à ce qu’on appelle « les crevettes Bigeard ». Pour Massu, c’est la même chose. Ce sont des gens honorés et officiellement, on considère qu’ils ont fait - comme on dit - leur « devoir ». Mais j’ose dire que, au contraire, dans une histoire de France encore à écrire, on considérera ces gens comme faisant partie d’une catégorie de personnages - ils n’étaient pas seuls - qui ont sali le renom de la France. (...) » (4)
Pour sa part, Germaine Tillion, conseillère technique au cabinet de Soustelle, raconte son entrevue avec Parlanges, le général commandant les Aurès et chargé de la pacification et des SAS chères à Soustelle. Ecoutons-la : « Lorsque je lui ai raconté comment les officiers « maniaques » torturaient des « réputés suspects », j’ai compris la méthode qu’il pratiquait au regard profondément ironique qu’il m’a « accordé ». Je me souviens encore de ses mains de garçonnet, sans cesse en mouvement, lorsqu’il parlait avec une évidente satisfaction de toutes les façons possibles d’égorger un homme. » (5) (6)
Où en sommes-nous actuellement cinquante ans après ?
Comme on le sait, la première action de De Gaulle fut d’absoudre définitivement les militaires et la police qui ont fauté. Souvenons-nous : à côté du sinistre Aussaresses qui revendique haut et fort l’assassinat d’une vingtaine de personnes dont Larbi Ben M’hidi, il y eut tout de même des hommes qui ont dit non à la torture ; le cas le plus connu est celui de Jacques Paris de Bollardière, compagnon de la Libération qui a été condamné à soixante jours de forteresse et relevé de son commandement. Je suis sûr que les milliers d’Algériens et d’Algériennes torturés à l’instar de Louisette Ighilahriz, demandent uniquement justice..
Peut-on alors continuer à ignorer ce passé qui ne passe pas des deux côtés ? L’Acca cité plus haut résume la situation et plaide une relecture commune du passé commun : « Cinquante ans ont passé depuis la fin de la Guerre d’Algérie, Radios, télés, journaux, magazines, en ont fait très largement écho, mais on attend toujours et sans doute faudra-t-il attendre longtemps encore une publication officielle signée par les dirigeants de notre pays qui tire les conclusions de ce qu’a été une guerre si longue, si coûteuse et si cruelle à la fois pour l’Algérie et la France. En ce qui les concerne, un demi-siècle après la signature des Accords d’Evian, le silence reste la règle. Et pourtant, il y a tant de questions qui attendent des réponses ! Cinq à six cent mille Algériens, parmi lesquels un nombre considérable de femmes et d’enfants sont morts, pas seulement au combat, mais massacrés de sang-froid dans leurs villages, assassinés par des légionnaires, parachutistes et autres forces « spécialisées » dans la répression, mais aussi par de simples soldats du contingent, souvent mobilisés contre leur gré. Du côté français, près de 30.000 hommes sont tombés. » (7) (8)
« A ces chiffres terribles, il faudrait ajouter le nombre impressionnant de blessés, souvent handicapés pour la vie et celui, incalculable, des victimes marquées psychologiquement et pour toujours par ce qu’ils ont vécu et ne peuvent oublier. Et pourtant, il n’est que d’interroger nos compatriotes, femmes et hommes, jeunes et plus vieux, qu’ils aient vécu à l’époque de la guerre ou qu’ils aient été trop jeunes encore pour y avoir participé d’une façon ou d’une autre, pour se rendre compte de leur immense soif de connaître la vérité sur la guerre, sur les raisons de son déclenchement, de sa durée, de sa cruauté, entraînant malversations de toutes sortes, utilisation habituelle de la torture lors des interrogatoires, exécutions sommaires, viols et d’une façon générale, dans tous les cas, crimes toujours conclus juridiquement par des « ordonnances de non-lieu » et, pire encore, par l’attribution de décorations et de promotions aux assassins. Cette soif de savoir la vérité touche en particulier les plus jeunes, ceux des écoles, des lycées, des universités qui ont, avec raison, le sentiment que tant qu’elle continuera à être cachée, France et Algérie ne pourront pas réellement « tourner la page de la guerre », assurer la paix et la fraternité entre leurs peuples alors que leurs relations économiques, culturelles, politiques et humaines exigent, chaque jour davantage, un tel rapprochement. » (7) (8)
Pour avoir dénoncer la torture, pour s’être battu pour la condition humaine, Henri Alleg ira rejoindre le Panthéon des justes qui ont fait de la dignité humaine leur sacerdoce. On ne peut que se sentir proche d’un Henri Alleg plutôt que de ces révolutionnaires de la vingt-cinquième heure qui ont rendu exsangue le pays. Assurément, Henri Alleg mérite mille médailles et l’Algérie gagnerait en estime à honorer ces Algériens de coeur qui au plus fort du brasier ont défendu la condition humaine « La vie d’un homme, la mienne, compte peu. Ce qui compte, c’est l’Algérie, son avenir. Et l’Algérie sera libre demain. Je suis persuadé que l’amitié entre Français et Algériens se ressoudera », a déclaré Fernand Iveton, peu avant d’être guillotiné. Il faudrait rendre justice sans détour d’une façon franche à tous ceux qui - sans être des indigènes au sens de la colonisation - et dans l’ombre au péril de leur vie, ont cru à l’indépendance de l’Algérie.
La liste est longue. Les hommages sont tardifs, parcimonieux et non dénués d’arrière-pensée. Il y eut des « Justes » qui ont donné le meilleur d’eux-mêmes qui furent considérés eux-mêmes comme des traîtres. Ces Français, dont certains revendiquent leur algérianité, toute leur algérianité, rien que leur algérianité à l’instar du couple Chaulet, de Daniel Timsit et de tant d’autres qui se sont battus et ont mis en jeu leur vie pour l’indépendance du pays. L’Algérie d’aujourd’hui doit regarder son histoire en face, ceci sans renoncer à demander « la vérité et la justice » pour combattre le solde de tout compte qui laisse des plaies béantes qui attendent d’être guéries. » (9)
Chems Eddine Chitour