J’ai volontairement laissé passer quelques jours avant de me prononcer sur le document connu comme étant L’Accord de El Rancho. Il fallait laisser décanter la vague de satisfactions ahurissantes et incompréhensibles et quelque peu forcées, des hyperboles flagorneuses ("Un texte majeur," "L’Accord du siècle") comme les critiques pas toujours adéquates. Au chœur national s’est tout naturellement et inévitablement joint celui de certains membres de la communauté internationale qui n’ont pas caché leur soulagement de convenance et, joignant le geste à la parole, leurs bourses se sont déjà déliées pour rassembler les 45 Millions de dollars nécessaires et qu’ils ont d’ailleurs calculés d’eux-mêmes, laissant de côté la responsabilité des instances haïtiennes qui ne croient sans doute pas nécessaire d’intervenir sur un sujet qui les échappe. Peu importe, apparemment, pour ces amis d’Haiti que cet accord viole notre Constitution. Ils le savent. Ils savent aussi que, chez eux, ni leur gouvernement, ni leur Parlement, leurs partis et la hiérarchie de leurs Églises catholique et protestante, sans compter leur opinion publique n’auraient accepté de tels accrocs. Mais à leurs yeux, ce sont là des considérations collatérales qui n’affectent pas l’essentiel.
Le moment d’accalmie inévitable créé les conditions permissives pour proposer à la nation le commentaire d’une femme politique responsable.
Avant tout, il me parait opportun de préciser, par écrit, ce que j’ai maintes fois réitéré lors d’interventions orales : notre abstention à ce fameux dialogue.
Le MOPOD a été contacté par la Conférence Épiscopale en vue d’une réunion d’information. Entre le 20 novembre et le 23 décembre, trois rencontres se sont déroulées avec une délégation présidée par Mgr Harris, la première au siège du PLH, les deux suivantes au siège de la Conférence Épiscopale. Dans les trois cas, j’ai fait partie de la délégation du MOPOD.
Lors du premier contact, Mgr Harris avait rappelé que, dans une Lettre pastorale publiée le 27 septembre, l’Église catholique avait proposé ses bons offices à la recherche d’une solution concertée en vue d’une sortie de crise. Deux jours après, l’Exécutif a répondu en précisant que toute discussion devrait porter sur la question du tiers du Sénat et sur les élections. Nous avons fait comprendre qu’un tel menu nous paraissait réducteur donc inacceptable pour nous, que d’autres sujets d’importance requéraient notre attention. Nous avions par ailleurs mis en garde l’Église contre une intervention dans un domaine dont elle ne semblait pas saisir la complexité. De toute manière, on ne saurait préciser, à l’avance et de manière unilatérale, les thèmes à aborder qui devraient faire l’objet d’une négociation préalable.
Ce qui se dégage de ces contacts dont chacun avait duré près de trois heures, c’est que, comme nous l’avons souligné, l’Église s’engageait dans une voie délicate en s’appuyant sur son prestige, et qu’elle risquait d’en faire les frais d’autant que, jusqu’en janvier, elle n’avait pas consulté tous les partis concernés. Selon le témoignage de Mgr Harris, elle avait contacté certains simplement par téléphone, et tous ne manifestaient pas un grand enthousiasme pour une rencontre élargie qui engloberait l’Exécutif. Lors de la dernière réunion du 23 décembre, les émissaires nous ont communiqué les trois thèmes qui devraient figurer au menu des discussions : gouvernance, élections, Constitution. Nous avons fait remarquer que tout en étant importants, ils n’étaient pas suffisants.
Lorsque Mgr Langlois a été élevé à la dignité cardinalice, le 12 janvier, je l’avais appelé au téléphone, dès le lendemain, pour lui exprimer ma respectueuse satisfaction, et celle de mon parti avait fait l’objet d’un communiqué. Nous avons évoqué les conversations avec les émissaires de la Conférence Épiscopale et je dois avouer que rien dans ses propos laissaient anticiper l’accélération des démarches qui, pour nous, n’étaient qu’à leur début.
Nous en étions là de nos contacts lorsque, le 20 janvier, j’ai reçu une lettre de Mgr Langlois, datée du 16, accompagnant un document de 10 pages intitulé Protocole de médiation dont il me demandait de produire des commentaires écrits, lesquels devaient parvenir à la Conférence Épiscopale avant midi. Je donne ces précisions de date, de jour et d’heure afin de bien mettre en évidence les étranges conditions qui ont entouré et justifié notre abstention. J’ai contacté le Coordonateur du MOPOD qui n’avait rien reçu de tel à ce moment là. J’ai donc adressé une réponse à Mgr Langlois dans laquelle j’ai souligné l’impossibilité de satisfaire sa requête dans le temps imparti. Je n’ai pas manqué de préciser, par ailleurs, qu’il me serait difficile d’accepter certaines dispositions du Protocole. Il m’a appelée au téléphone pour expliquer ces décalages et pour m’annoncer que la cérémonie d’acceptation et de signature du Protocole aurait lieu en deux temps, d’abord le mercredi 22, ensuite, de manière plus solennelle le vendredi 24. Je lui ai fait comprendre qu’il y avait peu de chance que je participe à de telles assises tant ce qui entourait l’initiative me paraissait relever d’un surprenant mache presse plutôt que d’une planification sérieuse et prudente. Ma formation chrétienne et mes connaissances de l’histoire de l’Église catholique à travers les siècles m’amenaient à comprendre que celle-ci disposait d’une expérience et d’une expertise particulières qui l’avaient toujours conduite à s’immiscer dans les affaires temporelles et politiques, mais avec circonspection, et pas toujours avec bonheur. En clair, je m’interrogeais sur le bien fondé de telles rencontres à ce rythme là et à ce moment là. Des commentaires suscités autour de l’initiative suggéraient que le nouveau Cardinal souhaitait se rendre à Rome pour son sacre auréolé d’un succès politique dans son pays natal. Je ne partage pas une telle interprétation anticipatrice de ses dispositions, mais il ne fait pas de doute que la perception du prestige sacré et quelque peu magique entourant désormais la situation du chef de l’Église Catholique a pesé sur l’acceptation collective de sa médiation et sur l’issue du dialogue, et pas seulement du côté des participants catholiques. En effet, peu de jours après la flamboyante cérémonie de Rome, un échec aurait fait le plus mauvais effet, et dans l’ambiance entourant les conversations et les propos recueillis, il se dégageait semble-t-il une sorte de consensus pour ne pas les faire capoter et, tout bien considéré, dans l’esprit des participants, il valait mieux un mauvais accord qu’un échec patent.
Pendant tout le déroulement des rencontres je me suis abstenue de toute intervention publique, malgré les sollicitations des medias. Maintenant que les jeux semblent faits il me parait opportun de formuler quelques commentaires sur le texte.
La nature du document.
En fait, je devrais dire trois documents car trois versions circulent à date. La première à m’être transmise de l’étranger est datée du 14 mars 2014 et comporte 13 Articles. La seconde porte étrangement la date du 15 février et en enserre 14. Enfin la presse locale a publié une troisième datée du 14 mars et elle aussi comporte 14 Articles, 2 réserves opposées par l’Exécutif, une par le parti Respè et 3 par le Sénat : Le Sénateur Desras, à travers une communication téléphonique accordée à Radio Caraibes le samedi 22 a prononcé 10 réserves. Ce troisième document indique les places destinées à la signature du Président, du Cardinal Langlois, du Président du Sénat et du Président de la Chambre des Députés. Je ne saurais me prononcer sur leur authenticité respective ou successive, car les trois ne comportent aucune signature physique, mais pour les deux premiers textes, 9 pages vierges sont prévues pour des paraphes éventuels d’une cinquantaine de participants. Sous réserve de la publication d’un document authentifié par des signatures et un nihil obstat (locution latine propre à l’Eglise catholique destinée à endosser ses publications et qui signifie rien ne s’oppose), on se contentera de considérer, par delà la forme incorrecte et quelque peu troublante, le contenu des textes et leur différence.
Une atteinte à l’état de droit
Le document, sous quelque forme que ce soit n’a aucune valeur normative, ne s’impose pas, et il engage, moralement et non juridiquement, ceux qui l’ont signé. Il sera facile de répéter cette dangereuse incongruité trop couramment utilisée et qui bouleverse les exigences de l’état de droit, à savoir, comme il est stipulé dans les textes, il s’agit d’un accord politique (et non juridique), comme si la première qualification dispensait de respecter les règles de droit. Dans ce cas, malheureusement, on a une fois de plus invoqué, pratiquement, la raison d’état, laxiste et délétère, qui est à l’opposé de l’état de droit, précis et coercitif. D’après les dispositions de la Constitution, du Droit parlementaire et des pratiques en usage que n’ont pas manqué de rappeler des parlementaires qui se sont prononcés, il eut fallu aussi l’approbation préalable des deux Assemblées de la Chambre des Députés et du Sénat. L’intervention annoncée de l’autorité d’un notaire (encore eut-il fallu le faire signer en sa présence), et sa publication éventuelle dans Le Moniteur, conféreront un label d’authenticité aux signatures, mais pas de validité juridique à l’ensemble.
Il est impropre de faire référence de manière générique à la Constitution et à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. La pratique normale exige des références précises sous forme de Visas. Les seules contenues dans le texte concernent l’Article 16 de la Constitution, d’ailleurs mal approprié, l’Article 122 sur le droit d’objection (mais il ne s’agit pas d’une Loi), et l’Article 125 sur la promulgation des Lois et Actes du Corps Législatif, sans souligner l’abstention systématique du Président à accomplir ce dernier devoir en des temps maintenant totalement caducs. On aurait souhaité voir figurer l’Article 150 qui stipule que ce dernier n’a d’autres pouvoirs que ceux prescrits par la Constitution, ce qui signifie, en termes d’orthodoxie de procédure, qu’il ne saurait conclure un Accord avec le Parlement appelé à contrôler l’action gouvernementale, ni même avec l’Église catholique avec laquelle l’Etat haitien peut en négocier un, mais par l’intermédiaire du Vatican. Il y a donc une confusion de titre qui souligne la caducité formelle du document. En ce qui concerne la Constitution, il est incongru de la mettre en exergue sous forme de Visa et de se réfugier sous son chapeau protecteur, alors que l’on s’apprête à violer ses principes et à mettre de côté la rigueur qui commande son utilisation.
Un chronogramme variable
Les signataires ont enfermé la mise en œuvre des obligations dans un carcan de 10 jours (l’Article 1 sur le gouvernement d’ouverture, l’Article 2 sur la séparation des pouvoirs, l’Article 7 sur le CT-CEP, l’Article 8 sur la révision). Dans la dernière version de l’Accord, l’expression jours ouvrables, équivalant aux jours francs qui est le terme idoine, est utilisée, mais l’Article 7 indique dix jours. Même s’il ne s’agit pas d’un texte de loi, le principe cardinal selon lequel la lettre prime l’esprit intervient pour souligner la légèreté au niveau de la rédaction qui réclame une certaine uniformité. Autre élément concernant la durée, on soulève dans le public que le point de départ devrait être la date de la dernière signature, celle du Président de la Chambre des Députés le mercredi 19. Malgré la dénégation orale de Mgr Harris, cette perspective jette un voile supplémentaire d’ombre dubitative sur la procédure utilisée qui ne semble pas obéir à une rigueur préalable mais à une improvisation au coup par coup.
Les exigences de la gouvernance
Les conclusions établies par les trois têtes de chapitre contenues dans le Protocole de médiation suscitent un ahurissement. Nous sommes loin de l’état de droit. Fallait-il un accord politique pour que l’on respecte la séparation des pouvoirs ? Fallait-il une injonction à l’Exécutif pour qu’il promulgue les lois votées et les Résolutions du Sénat ? Est-ce par pudeur ou par souci de ménager le représentant de l’Exécutif que l’on omet, parmi ces Résolutions, celle qui concerne la mise en accusation du Président devant la Haute Cour de Justice ? En même temps, on demande au Parlement de voter les projets déposés par l’Exécutif. Ce dernier avait-il anticipé le point d de l’Article 2 en publiant, en deux temps, les noms des membres de la CSCCA, ce qui l’avait fait passer pour un partenaire conciliant, presqu’agissant par bon cœur, qui accepte de faire des concessions alors qu’il aurait du accomplir ce qui était son devoir depuis 5 mois. En clair, les participants ont donné une prime à la non gouvernance.
Comble de renversement des obligations : selon l’Accord, il revient aux partis politiques, selon l’Article 3, de demander au CSPJ de s’enquérir de l’état d’avancement du dossier des frères Florestal, lesquels ont leurs avocats soutenus par des partis politiques ; l’affaire est devant le cabinet d’Instruction et, malgré les failles de l’accusation, les Florestal sont retournés en prison le 20 mars dernier, après la signature de l’Accord, comme une gifle soulignant son inanité. En même temps, toujours selon l’Article 3, le destin de ce même CSPJ est conditionné par un examen du cadre institutionnel de son fonctionnement par une Commission tripartite surgie ex nihilo du dialogue et investie de la capacité de décider du sort d’une institution de l’Etat établie par une Loi.
L’Article 6 consacré à l’indépendance et à la souveraineté égrène un certain nombre de tâches à accomplir par les parties signataires, mais la dernière version a fait sauter le point relatif aux trois juges contestés de la Cour de Cassation, car il aurait fallu préciser la responsabilité du Président qui les avait investis, malgré les avertissements du Sénat qui en avait élu d’autres ; cette anomalie rejaillit sur le CSPJ dont le Président est le Président de la Cour de Cassation qui n’est pas à sa place ni dans celle-ci ni à la tête du CSPJ.
L’Article 6 pt. a nous annonce le retrait planifié et ordonné de la MINUSTAH dans les cinq autres départements du pays. Se serait-elle déjà retirée dans cinq départements et lesquels et depuis quand ?
Cadre institutionnel
La grammaire, qu’elle soit commune, politique ou juridique a ses exigences et leur sens. Ainsi, les trois pouvoirs de l’Etat peuvent (il ne s’agit donc que d’une incitation, voire une invitation à laquelle il leur est loisible de ne pas répondre) procéder au retrait d’un maximum un de leurs membres et pourvoir à son remplacement au CTCEP (Article 7). On ne savait pas qu’un maximum pouvait concerner le chiffre un. Il eut été grammaticalement plus correct d’affirmer qu’ils peuvent, s’ils le veulent, déplacer seulement un membre.
Loi électorale
Était-il nécessaire de rappeler aux participants et aux rédacteurs de l’Accord les exigences élémentaires de la hiérarchie des normes et du parallélisme des formes, à savoir que seule une loi ou la Constitution peut modifier une loi votée par le Parlement et promulguée par l’Exécutif.
L’Article 12 placé sous le chapeau des Dispositions Spéciales et qui apparait dans deux versions de l’Accord (la deuxième et la troisième) confie au CTCEP le pouvoir d’amender un texte de loi, alors que ses membres ont juré de respecter la Constitution. Mais il est intéressant de souligner que dans la troisième version, une insistance attire l’attention. On pourrait dire afin que nul n’en ignore. En effet, on évoque à l’Article 12 concernant des amendements à apporter à la Loi électorale, ceux jugés irritants à supprimer ou à reformuler par les interlocuteurs mais que le Parlement n’aurait pas modifiés dans les dix jours. On parle, en particulier, mais pas dans l’Accord lui-même, des Articles 18, 18-1, 57-1, 66, 70-3, 90, 91,138, 139-1, 139-2, 139-3, 141-2, 169-2, 171, 171-1, 240. Lorsque l’on songe à la lenteur avec laquelle les parlementaires fonctionnent, on peut conclure à l’inanité du délai de dix jours. Alors, on a astucieusement trouvé la parade :
En conséquence, les parties conviennent que ces dits articles entrent automatiquement en veilleuse et l’organisme électoral est autorisé à y passer outre.
En d’autres termes, un organisme déjà contesté et dont on réclame la réforme, se voit investi par une entité politique, sans base légale, du droit d’amender un texte de loi. On se demande, perplexe, comment des parlementaires présents ont pu signer un tel hara-kiri. Le fait de faire des réserves ne suffit pas : ils ont endossé ce hold up effectué au détriment du pouvoir parlementaire.
Il est réconfortant que cet Article dont le contenu est largement diffusé ait fait l’objet des plus vives critiques, en particulier de la part des parlementaires. L’Exécutif a commencé à donner l’illusion de l’application de l’Accord. Un résultat de cette duperie est que les signataires lui ont fourni l’occasion de démontrer que, lui, il en respecte les termes, et de faire passer pour des concessions l’exécution d’engagements imposés par la Constitution.
Conclusion
Le destin de cet Accord n’est pas encore évident mais on peut avancer quelques hypothèses. La première est qu’une fois assoupis les échos du tam tam soulevé par sa publication et les emballements suscités, il sombrera, comme d’autres accords du même type avant lui, dans les tièdes replis de l’oubli collectif. Qui se souvient de l’Accord du 6 Avril 2004 créant un Conseil des sages rapidement phagocyté par le pouvoir en place ?
Une possibilité moins négative allongera sa survie car les plus zélés partisans commenceront à appliquer les dispositions les moins contraignantes ou les moins gênantes, comme par exemple, la mise en place de ce gouvernement d’ouverture, et déjà les traditionnelles combinaisons, supputations, marchandages et autres ambitions se manifestent sourdement en ce qui concerne les places disponibles ou convoitées.
En fait, la meilleure éventualité qui peut servir la nation est une tranquille hibernation de ce document qui ne passera pas à l’histoire comme une pièce essentielle mais comme une malheureuse péripétie, une de plus, de notre histoire passablement mouvementée. Il ne mérite ni d’arborer des lauriers, ni non plus, reconnaissons-le avec générosité, de sombrer dans une honteuse indignité.
C’était une erreur et il revient à ceux qui l’ont concoctée, à commencer par l’Église catholique, de le reconnaitre et de tirer les conclusions requises.
Madame Manigat Secrétaire Générale du RDNP
25 Mars 2014