À travers les cinq continents, Salgado cherche à retrouver le monde à son aurore, l’harmonie entre la nature et ses habitants, animaux ou humains : le visage d’un esquimau Nénète semble fait du même parchemin que les peaux de rennes qui l’habillent et garnissent sa tente ; en Papouasie, l’homme grimpant sur un tronc allongé semble une floraison naturelle de l’arbre ; une aigrette amazonienne se découpe de profil sur un trou de verdure qui épouse sa forme ; les alignements de manchots antarctiques prolongent les sillons d’érosion qui s’étendent en face d’eux...
Chaque photo offre un punctum, selon le terme de Barthes dans son étude sur les émotions spécifiques que procure la photo, La Chambre claire : l’oeil est attiré sur-le-champ par un détail, un effet de lumière, un cadrage, qui fait de l’image une expérience poétique. Certes, la magie n’opère pas toujours : les mesas du territoire jivaro ont été trop banalisées (je me souviens, sur ce sujet, d’une très belle exposition à Castelnaudary). De fait, il faudrait inverser le sens de la visite, commencer par l’Océanie, l’Arctique, l’Amérique du Nord, puis passer à l’Afrique et finir par l’Amazonie.
En effet, l’émotion est surtout là, dans une vue du Nyiragongo, volcan cité par Lumumba, dans son discours d’investiture et de réappropriation du territoire congolais, tel qu’Aimé Césaire le réécrit dans Une Saison au Congo : "nôtre, le lac et la forêt.
Nôtre, Karissimbi, Nyiragongo (...),
montagnes montées de la parole même du feu" ;
ou dans une photo d’un troupeau de boeufs, au milieu des vapeurs du levant, qui, avec leurs cornes en forme de luth, semblent une épiphanie solaire.
Mais le secteur le plus dense est celui du pays que Salgado connaît vraiment et dans lequel sa propre culture peut le mieux s’investir : l’Amazonie et le Pantanal. D’une photo à l’autre, on feuillette un livre d’images qui semblent faites pour illustrer “ Le Chant général ”, (déjà magnifiquement mis en musique par Mikis Théodorakis), où Pablo Neruda décrit la naissance de l’Amérique (du Sud), de sa végétation et de ses animaux, avant de raconter l’histoire des hommes et de leurs luttes, d’abord contre les Espagnols, puis contre les multinationales des États-Unis, telles les sinistres Anaconda Copper ou United Fruit.
Les photos de fleurs et d’arbres chantent le poème “ Végétations ” :
"Utérus vert, américaine
savane séminale, cave épaisse,
une branche naquit comme une île,
une feuille fut forme de l’épée,
une fleur fut éclair et méduse,
une grappe arrondit son résumé,
une racine descendit dans les ténèbres."
Les aigrettes et aras en plein vol (belle photo d’oiseau dont la forme des ailes est reproduite, inversée, par l’arbre voisin) suggèrent le vers initial de “ Arrivent les oiseaux ” :
"Tout était envol sur notre terre."
La panthère qui vient boire, ses mouchetures se confondant avec celles de la végétation, et qui nous darde un regard intense, évoque “ Quelques animaux ” :
"le puma court dans la frondaison
comme le feu dévorant
tandis que brûlent en lui les yeux
alcooliques de la forêt."
Mais les images les plus poétiques sont sans doute celles des caïmans, celle surtout où l’on croit voir les lumières d’une ville la nuit, alors qu’en se rapprochant on distingue les yeux phosphorescents d’une multitude de caïmans, et on se récite :
"C’était la nuit des caïmans,
la nuit pure et pullulante
de museaux sortant de la vase,
et des marais somnolents
un bruit opaque d’armures
retournait à l’origine terrestre."
Puis, viennent les hommes : le Groupe de chamans fait naître toute sorte d’idées : on peut lui superposer mentalement la photo d’un quelconque G8, et on se dit : ah ! si seulement on pouvait expédier nos dirigeants au fin fond de la jungle amazonienne et les remplacer par ces vieux sages au grave visage tanné ! Plus jeunes, hommes et femmes montrent une humanité libre, au corps heureux de se mouvoir dans son élément naturel.
Cependant, ces photos ne sont pas sans poser problème : comment se fait-il que les mêmes tribus (ou presque) que Lévi-Strauss décrivait dans les années 30 comme réduites à quelques groupes résiduels d’Indiens misérables et affectés de toute sorte de maladies soient devenues ces Indiens aux corps brillants de santé, vivant en communautés organisées ? L’exposition, ici, pourrait devenir contre-productive : pourquoi s’inquiéter pour ces populations qui semblent si bien s’en sortir ? Il est vrai que, selon Wikipédia, la population indienne "non assimilée" est remontée de 350000 individus en 1991 à 700000 en 2000. On aurait aimé avoir plus d’informations sur ces peuples.
D’autant plus qu’en ce moment, ces mêmes Indiens de l’Amazonie se mobilisent contre la politique de Dilma Rousseff et le projet de Belo Monte, barrage gigantesque qui doit noyer de vastes surfaces et entraîner le déplacement de 20000 Indiens. On peut trouver sur Internet la pétition du Cacique Raoni, un de ces Indiens Metuktire à labret spectaculaire, qui semblent vivre, sur les photos de Salgado, dans un Eden hors du temps.
Ces menaces qui pèsent toujours sur l’Amazonie jettent une ombre sur les superbes images de l’exposition ; leur rappel n’aurait pourtant fait que rendre leur beauté plus émouvante. Cette décontextualisation explique peut-être qu’on se sente un peu gêné dans la dernière section, où Salgado nous présente son projet de reforestation du secteur qui entoure sa fazenda familiale , dans le Minas Gerais, au sud-est du Brésil (que penser de la photo où on le voit offrir l’édition de luxe de son exposition à Lula ?).
Certes, on ne peut que se féliciter de voir des hectares de terre morte, usée par l’agriculture intensive, revivre et reverdir ; on pense au film de Coline Serreau Solutions locales pour un désordre global, et à la démonstration de l’association Kokopelli, qui oppose la terre morte, friable et grise de l’agriculture intensive, aux mottes denses et grasses, grouillantes d’insectes, de l’agriculture biologique. Mais quelle commune mesure avec les surfaces menacées en Amazonie, notre "poumon vert" ?
On peut donc regretter que Salgado coupe son exposition de la réalité présente ; il aurait pu en faire une plate-forme de soutien aux peuples menacés. Mais le titre, Genesis, annonçait un tout autre concept : nous faire rêver à la beauté des origines et d’une vie authentique selon la nature ; "vivre dans la beauté", c’est la sagesse des peuples traditionnels de l’Amérique, du Nord au Sud, (comme celle du film de Sorrentino, La Grande Bellezza), et cette devise cible justement ce qui nous manque le plus dans notre société : alors, ne boudons pas notre plaisir.