Pour paraphraser Max Weber (2), il s’agit de diffuser le plus largement et le plus rapidement possible « l’esprit du capitalisme » par le biais de la séduction et de la subornation. Pour ce faire, le niveau de consommation de biens et services (consommation de masse) doit être augmenté grâce à la redistribution des gains de productivité (production de masse) et à l’action d’un État « bienveillant ».
Le rôle de l’État apparaît déterminant si bien que certains qualifient cette période de « capitalisme régulé » inspiré par Keynes. Ainsi, l’État canaliserait le capitalisme pour en éviter les travers les plus importants. Au contraire, je pense que l’État est en permanence au service du système et les phases fordiste et développementaliste n’échappent pas à la règle. Ceci en contradiction avec la pensée dominante qui présente ces périodes comme des victoires des opprimés sur les nantis.
Dans ce contexte, l’État inscrirait son intervention dans le cadre de l’ajustement structurel fordiste (ou fordiste-périphérique au Sud) voulu par le système. L’État-providence au Nord et l’État développementaliste au Sud seraient les artisans façonnant les structures sociétales selon les plans déterminés par le système de domination, d’exploitation et de contrôle.
Au cours de cette phase, la classe moyenne apparaît comme un paramètre majeur du changement structurel et de l’évolution du capitalisme industriel. Son développement est soutenu par L’État-providence au Nord et l’État nationaliste-clientéliste au Sud.
La crise du fordisme et du développementalisme sera l’occasion d’un changement de version du système d’exploitation pour laquelle la classe moyenne devient inutile et même coûteuse car elle obère les possibilités de profit du capitalisme financiarisé. En conséquence, grâce à l’État devenu malveillant, l’euthanasie progressive de la classe moyenne s’imposera. Ainsi, le bâton succèdera-t-il à la carotte.
Le miroir aux alouettes de la classe moyenne en Afrique et au Sud en général
Après les indépendances, les dirigeants africains ont mis en œuvre des stratégies de développement nationalistes – clientélistes centrées sur l’élargissement du marché intérieur. Il s’agissait à la fois de renforcer la cohésion nationale, de stabiliser le climat politique et de répondre aux attentes des populations qui souhaitaient bénéficier d’un surcroît de bien-être par rapport à la période coloniale. La croissance des effectifs de la Fonction publique, le développement de l’industrie de substitution des importations, la mise en œuvre de politiques de « nationalisation » du capital et de l’emploi ont assuré l’apparition et l’essor progressif d’embryons de classe moyenne (3). La période développementaliste va donner un avant-goût ensorceleur du fordisme aux populations du Sud pour les convaincre d’adhérer au système. Cette adhésion poussée par l’État modifiera progressivement les structures de la société jusqu’à les rendre enclines à se soumettre à une nouvelle version du système d’exploitation.
L’évolution de la classe moyenne en Afrique : l’exemple de la Côte d’Ivoire
« À la date de l’indépendance, la Côte d’Ivoire offrait l’image d’un pays sous-développé : son produit intérieur brut s’élevait à 142,6 milliards de francs CFA soit 41 214 francs CFA par habitant (4) ». Sous l’égide de son Président, Félix Houphouët-Boigny, la Côte d’Ivoire a mis en œuvre un modèle de développement nationaliste – clientéliste. Le modèle était « nationaliste » dans le sens où il visait l’auto-centrage du développement par le biais de l’expansion du marché intérieur et de la production nationale, par l’accroissement du bien-être des nationaux, en faisant provisoirement appel à des ressources externes tant financières qu’humaines. Le modèle était aussi « clientéliste – patrimonialiste » « (au sens de Max Weber) qui combine le clientélisme (caractérisé par des rapports de dépendance générant un échange entre individus ou groupes qui contrôlent des ressources inégales mais complémentaires) et un mode de gestion des ressources collectives ou publiques qui tend à rendre indistinctes les frontières entre bien public et bien privé, entre domaine de la fonction et domaine personnel (5) ».
Les propos suivants du Président, tenus en 1980, résument bien l’ambition ivoirienne : « je voudrais affirmer que la Côte d’Ivoire reste fidèle au libéralisme économique qui n’exclut nullement l’harmonisation nécessaire à un développement équilibré. Elle respecte les clauses du Code des investissements. Si elle accepte le libre rapatriement des capitaux et des bénéfices, elle veillera, sans défaillance, à ce qu’une partie des bénéfices soit obligatoirement réinvestie dans le pays. Les investissements doivent tenir compte des besoins prioritaires de la nation. La Côte d’Ivoire ne procèdera pas à des nationalisations. Mais l’État peut négocier le rachat de certaines entreprises quitte à les rétrocéder aux nationaux. La Côte d’Ivoire n’est pas un pays socialiste, mais ambitionne de réaliser le social le plus hardi – les faits le prouvent éloquemment – nous restons en cela fidèles à la déclaration qu’au nom du Parti et du pays j’ai faite il y a vingt ans et je le répète : nous n’avons pas de terres à redistribuer mais à mettre en valeur, des industries à nationaliser mais à créer, du commerce à étatiser mais à organiser (6) ».
« Le modèle de développement ivoirien, au caractère libéral et ouvert officiellement affirmé, devait présenter trois étapes successives : le capitalisme privé étranger, le capitalisme d’État, avant la relève par le capitalisme privé national, encouragé par un processus de rétrocession. La stratégie industrielle retenue était la substitution des importations. La politique industrielle s’est appuyée sur l’État et les intérêts français dont les profits étaient garantis par le code des investissements promulgué en 1959 et par la protection du marché interne (7) ».
Il s’agissait, pour l’État, de susciter l’apparition d’une classe « motrice », moyenne et supérieure, qui puisse prendre en main le développement national. À cette fin, l’État a mis en œuvre une stratégie multiforme notamment fondée sur :
• l’éducation – formation : « en 1960, l’État consacrait 22% de son budget à la formation ; cette proportion passait à 33% en 1973, pour atteindre 54,9% en 1983 (8) ».
• l’ivoirisation du capital et de l’emploi (et particulièrement des cadres) par la relève des étrangers dans la fonction publique, dans le secteur de l’immobilier et des PME et dans les grandes entreprises (le plus souvent filiales de sociétés transnationales) ainsi que par l’extension de l’appareil d’État et du secteur public (9).
« L’appareil d’État sert de précurseur, de trait d’union et de tremplin à l’intégration des nationaux aux postes économiques. L’État joue le rôle d’agent moteur, créant les conditions de l’accès aux participations économiques, ne se substituant jamais à l’initiative privée là où elle existe, et toujours de manière à ce que ces initiatives soient compatibles avec les orientations du passé. La promotion des nouvelles initiatives tend à se faire dans des secteurs réservés (10) ».
Ainsi, grâce à l’action publique, les classes moyennes émergent. Par exemple, « avec un effectif de 78 000 emplois en janvier 1978, l’Administration est le premier employeur du pays. Comme le secteur parapublic représente pour sa part 61 000 emplois (y compris les sociétés d’économie mixte) c’est près de 40 % de l’emploi moderne qui est, directement ou indirectement, contrôlé par l’État (11) ». De même, dans son étude sur l’emploi en Côte d’Ivoire, Françoise Binet dénombre, en 1978, 4 832 patrons d’entreprises à Abidjan dont 41,2 % sont ivoiriens (12). Ces chiffres traduisent l’émergence et la densification progressive de classes moyennes salariées et entrepreneuriales au cours des Vingt Glorieuses (ou du “ miracle ivoirien ”), aussi marquées par un taux de croissance du PIB réel d’environ 7 % par an en moyenne, une performance qui a engendré l’entrée de la Côte d’Ivoire dans la catégorie des pays à revenu intermédiaire selon la classification de la Banque mondiale. Dans les années 1970, la Côte d’Ivoire bénéficie du niveau de vie le plus élevé d’Afrique de l’Ouest.
Le tournant se situe au début des années 1980 avec la chute des cours internationaux du cacao et du café, principales exportations de la Côte d’Ivoire.
A partir de 1981, s’ouvre la période de l’ajustement. En raison de l’intangibilité revendiquée de la parité du franc CFA vis-à-vis du franc français, l’ajustement sera tout d’abord désinflationniste (en termes réels), puis, en 1994, il comportera la dévaluation de 50 % du CFA. Les mesures d’abaissement de la dépense publique, de réduction des effectifs de la Fonction publique, la privatisation, la disparition pure et simple d’entreprises publiques ou d’entreprises liées à l’industrialisation par substitution des importations vont se traduire par un appauvrissement de la majorité de la population avec un creusement des inégalités. En considérant l’indice du PIB réel par habitant égal à 100 en 1980, sa valeur n’était plus que de 79,7 en 1988 (13). La réduction des emplois publics grossit les rangs du secteur informel et inverse le flux de l’exode rural : « en ce début des années 1990, nombre d’autochtones, montés dans les villes car ayant bénéficié du programme gouvernemental de 1978, dit d’ivoirisation de la Fonction publique, sont forcés de revenir dans leurs villages d’origine suite à la suppression de nombreux emplois administratifs (14) ». Ces populations, appartenant à la classe moyenne « ajustée », « compressée », sont victimes d’un déclassement. On assiste à « l’extension de la pauvreté et à l’accroissement des inégalités (15) ». L’augmentation de la pauvreté, qui en « 2008 a atteint un seuil critique de 48,9 % contre seulement 10 % en 1985 (16) », traduit le fait que la classe moyenne se paupérise.
En Côte d’Ivoire, de l’Indépendance à la fin des années 1970, la classe moyenne s’est constituée dans le cadre du modèle nationaliste – clientéliste mis en œuvre par Félix Houphouët-Boigny. Cette classe a vu ses rangs s’éclaircir progressivement avec les programmes d’ajustement structurel néolibéraux. On observe cette même dynamique sous d’autres cieux.
Une évolution similaire dans d’autres pays du Sud
En Amérique Latine, l’exemple de l’Argentine révèle que la période des ajustements a délité la classe moyenne nombreuse qui s’était constituée auparavant. En effet, jusqu’à la fin des années 1970, « l’Argentine était une société relativement bien intégrée – tout au moins si on la compare aux autres pays d’Amérique Latine – caractérisée par une vaste classe moyenne, résultat d’un processus de mobilité sociale ascendante dont la continuité n’avait jamais été remise en cause (17) ». A partir des années 1980, la classe moyenne se délite. « On observe notamment l’entrée dans le monde de la pauvreté d’individus issus de la classe moyenne : il s’agit des « nouveaux pauvres » dont le nombre a cru de 338 % entre 1980 et 1990 (18) ». Cette tendance s’est poursuivie, si bien qu’en janvier 2002, le Président argentin nouvellement élu, Eduardo Duhalde, révélait « qu’en 2001, la classe moyenne [avait] perdu 730 000 argentins, venus grossir les rangs des 15 millions de pauvres, soit 40 % de la population du pays (19) ». A cette occasion, le Chef de l’État déclarait : « la classe moyenne est détruite (20) ».
En Asie du Sud-Est, de 1970 à 1995, les pays émergents ont enregistré une forte croissance économique, si bien que l’on a parlé de « miracle ». Au cours de cette période, une classe moyenne essentiellement urbaine a progressivement émergé. La grave dépression de 1997-1998 a fortement influé sur « la classe moyenne des pays du Sud-Est asiatique [qui] a payé le prix fort de cette crise : de nombreuses personnes ont perdu simultanément leur emploi et les économies de plusieurs années (21) ». Le phénomène tend à se poursuivre avec la crise actuelle. En Corée du Sud par exemple, la crise actuelle (2008) « évoque celle de 1998. Du coup, les jeunes se ruent vers les sociétés d’État, où les emplois sont plus stables. En une décennie, la classe moyenne coréenne a diminué de 10 %. Beaucoup forment aujourd’hui une nouvelle classe de pauvres (22) ».
En Afrique, en Amérique Latine, en Asie, la phase développementaliste conduite par l’État s’est accompagnée de l’émergence et du développement d’une classe moyenne. La crise du développement ouvre la porte au néolibéralisme qui balaie ladite classe devenue inutile.
Au Nord, le fordisme, l’État-providence et la classe moyenne
Au Nord, le système fordiste de la production et de la consommation de masse allié à l’État-providence, dans le cadre de régimes « démocratiques », ont densifié les classes moyennes pendant la période des Trente Glorieuses (23).
Par exemple, en France, après la Deuxième Guerre mondiale, la forte croissance, l’augmentation des revenus, les politiques keynésiennes, l’action de l’État-providence, les prestations et la législation sociales renforcent la classe moyenne. Entre 1945 et 1975, le pouvoir d’achat progresse de 4,3 % en moyenne annuelle. Ainsi, la classe moyenne se densifie-t-elle, mais de façon différenciée. La classe moyenne salariée passe de 13 % de la population active en 1954, à 37 % en 1975, tandis que, parallèlement, la classe moyenne « indépendante (24) » régresse lentement à un peu plus de 15% de la population active. Au total, la classe moyenne représente plus de 52% de la population active en 1975.
C’est avec « le gaullisme que la classe moyenne salariée va trouver pour la première fois un régime politique qui la place au centre de sa conception de la société. En inscrivant la France dans le mouvement de la grande croissance qui entraîne les pays industriels en faisant de l’augmentation des revenus en particulier des salariés du privé un des objectifs de sa politique et par conséquent en favorisant l’augmentation de la consommation et en faisant du cadre archétype du modèle social la République gaullienne fonde sa stabilité sur la classe moyenne salariée et crée un modèle social nouveau adapté aux conditions économiques des années 1960 comme évolution de la société française (25) ».
Outre le développement de la fonction publique notamment dans les domaines de la santé et de l’éducation, l’État facilite l’accroissement de la classe moyenne grâce à sa politique économique et sociale.
Dans la majorité des pays, le capitalisme « régulé » a grossi la classe moyenne. La crise multidimensionnelle de la fin des années 1970 va changer la donne en ouvrant la voie au néolibéralisme destructeur de la classe moyenne.
Le tournant des années 1980
Au Nord, depuis le début des années 1980, on assiste à « l’euthanasie » de la classe moyenne constituée pendant les Trente Glorieuses (26). Aux États-Unis, « s’il existe un point sur lequel les années 1980 ont réussi à créer un accord (de toute façon a posteriori) entre des économistes de différentes tendances, c’est précisément sur la diminution quantitative de la classe moyenne : « the big squeeze » de l’économie intérieure située au niveau des revenus intermédiaires, la mobilité vers le bas des « cols blancs », les dumpies (downwardly mobile professionals selon la définition de Business Week) ont remplacé les yuppies plus connus du début des années 1980 (27) ».
La tendance au délitement a été masquée, jusqu’à la crise des « sous-primes », grâce à « un accès au crédit excessivement laxiste » qui « a permis à une grande partie des ménages moins nantis de maintenir un niveau de vie aisé » et qui « a généré ce qu’on pourrait appeler une “ fausse classe moyenne’ ”aux États-Unis (28) ». En Allemagne, selon une étude scientifique récente de l’institut DIW, au cours des dix dernières années, « les classes moyennes se sont « rétrécies (29) » car elles sont « les perdantes des transformations qu’a subi la répartition des revenus au cours de la dernière décennie (30) ».
En France, la dynamique d’atrophie des classes moyennes est moins perceptible, en raison de l’existence initiale d’un État-providence renforcé et de sa plus lente destruction. Louis Chauvel montre que, pendant les Trente Glorieuses, l’ascenseur social a permis à un grand nombre de jeunes, issus du milieu agricole ou ouvrier, d’accéder à la classe moyenne qui s’est développée rapidement au cours de cette période (31). C’était l’âge d’or de la classe moyenne en France. Mais, à partir du début des années 1980, la situation se détériore progressivement. « Sans nier l’importance des difficultés des classes populaires et de ceux qui font face à la marginalisation sociale, c’est au tour des catégories centrales de la société d’expérimenter une forme de précarité civilisationnelle (32) ».
Au Sud comme au Nord, la dynamique des classes moyennes semble suivre une chronologie caractérisée par une période de croissance, prolongée par une phase de décroissement selon une courbe en U inversé.
Quels déterminants de la dynamique cyclique des classes moyennes ?
La courbe en U inversé montre que l’on assiste, dans le temps, à une montée des classes moyennes suivie de leur décrue. Une explication de cette trajectoire pourrait se situer dans le rôle contradictoire des classes moyennes dans les étapes du processus de façonnage de la société par le système. En effet, à un moment donné, les classes moyennes apparaissent comme un facteur essentiel de l’ajustement puis elles deviennent un obstacle à sa poursuite.
Dans tous les cas, il apparaît que l’évolution de la classe moyenne est intimement liée à l’intervention de l’État au service du système. L’État intervient directement ou se désengage, décide de (dé)règlementer et de légiférer pour promouvoir ou enrayer le développement de la classe moyenne.
L’État est toujours instrumentalisé pour servir les intérêts du système qui peuvent coïncider avec ceux de la classe moyenne à un moment donné et en diverger à une autre période. En cas de convergence d’intérêts, l’action de l’État favorise la densification de la classe moyenne, en cas de divergence, il organise l’euthanasie de la classe moyenne jugée inutile, hostile et coûteuse pour le système.
La classe moyenne « alliée » dans la phase du capitalisme industriel
Dans certaines circonstances, la classe moyenne apparaît comme un facteur positif de par son impact sur l’offre et sur la demande. Par exemple, au cours de la période des Trente Glorieuses, la classe moyenne (intégrant une bonne partie de la classe ouvrière) a largement participé au bon fonctionnement du système fordiste, caractérisé par la production de masse et la consommation de masse. Pour son développement, le capitalisme industriel avait besoin d’un grand marché ainsi que de capacités productives résidentes pour l’approvisionner.
La classe moyenne a tenu un rôle important dans la création et le soutien de la demande tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Grâce à un pouvoir d’achat en progression régulière, elle a consommé des quantités croissantes de biens et services standardisés, mais elle a aussi accepté de payer un prix plus élevé pour la « qualité », ce qui a stimulé l’investissement pour l’innovation, la différenciation et la commercialisation de nouveaux biens et services (33).
Du côté de l’offre, certains considèrent la classe moyenne comme un vecteur important de l’entrepreneuriat et de l’innovation des petites entreprises. La classe moyenne s’est aussi constituée à partir de la main-d’œuvre qualifiée dont les entreprises et l’État (l’État-providence) avaient besoin pour leur développement. Grâce à l’effort d’éducation – formation, ladite classe a fourni le capital humain nécessaire tout en permettant à une masse d’individus issus de milieux modestes de rejoindre ses rangs. Au total, « la classe moyenne apparaît comme la source de tous les intrants requis pour assurer la croissance en termes d’économie néoclassique – idées nouvelles, accumulation du capital physique et accumulation du capital humain (34) ».
Ainsi, les Trente Glorieuses ont-elles scellé un compromis temporaire entre la classe moyenne, essentiellement salariée, et le capital industriel. La superposition géographique des aires de production et de consommation était un élément décisif du compromis. Grosso modo, ce qui était essentiellement produit au Nord était consommé au Nord. Ce faisant, la fraction de la valeur ajoutée à laquelle les capitalistes renonçaient dans le processus productif, pour la verser sous forme de salaire direct et indirect, revenait dans leur escarcelle lors de l’achat des biens et services par les salariés. En d’autres termes, le salaire était à la fois un coût et un vecteur de profit pour l’entreprise. La coïncidence géographique de la production et de la consommation engendrait un cercle vertueux conduisant au développement autocentré.
Dans une certaine mesure, on a constaté la mise en place de compromis similaires dans les pays du Sud, au cours de la période du nationalisme – clientéliste, notamment caractérisé par l’industrialisation par substitution des importations. En Côte d’Ivoire, par exemple, le compromis initiateur de la classe moyenne était fondé sur la redistribution de la rente agricole issue des filières cacao-café, sur le développement du secteur industriel ainsi que sur les apports d’aide extérieure. Le capital international récupérait la rente par le biais des importations et de la production nationale qu’il assurait majoritairement.
Lorsque le système change de version, les rôles sont redistribués en fonction de l’impératif de maximisation de l’exploitation à long terme. Le passage du capitalisme industriel au capitalisme financiarisé provoque l’obsolescence de la classe moyenne dans sa configuration antérieure.
La classe moyenne « ennemie » du capitalisme financier
La survenance d’une série d’événements va graduellement modifier le contexte de l’économie mondiale : la fin du système de taux de change fixes en 1971, les chocs pétroliers de 1973 et de 1979, la stagflation, la crise de la dette des pays du Sud en 1982, la chute du mur de Berlin et l’implosion du bloc soviétique. L’évolution va permettre l’accélération et l’approfondissement de la mondialisation néolibérale, financière et économique.
Le capitalisme se financiarise et la production industrielle est relocalisée principalement sur le continent asiatique qui dispose d’une main d’œuvre à très bas salaires. La désindustrialisation frappe les pays du Nord (36), mais également les pays du Sud (37) qui avaient, dans le cadre du nationalisme – clientéliste, adopté des stratégies d’industrialisation par substitution des importations.
Le libre-échange permet d’inonder les marchés de produits à bas prix qui concurrencent (de façon déloyale ?) les productions nationales, révélant leur défaut de « compétitivité ». (Re)devenir compétitif (38) implique l’abaissement des coûts de production directs et indirects. Cette démarche passe par la réduction des salaires réels, des avantages sociaux et, plus généralement, des dépenses « clientélistes » (assimilées à de la corruption) et des dépenses liées à l’État providence (présentées comme inéquitables, car essentiellement corporatistes).
Sous prétexte de concurrence, il s’agit de rehausser les profits. Pour ce faire, il convient d’ajuster les structures économiques et sociales nationales aux règles du « laisser-faire » – « laisser passer », étendu à l’ensemble de la planète. « Parmi la population, comme les pauvres le sont trop et que les riches sont exemptés (39), c’est sur la classe moyenne que reposera l’essentiel de la charge de l’ajustement (40) ».
Ainsi, la classe moyenne devient « l’ennemie » du capitalisme financiarisé car son existence injustifiée – puisque sous d’autres cieux, des populations assurent les mêmes tâches à moindre coût – réduit les profits. Le capitalisme dénonce le compromis conclu précédemment et fait procéder à l’euthanasie de la classe moyenne parasite. Pour ce faire, l’intervention de l’État, guidée par les élites politiques complices, apparaît indispensable.
La classe moyenne produite ou détruite par l’État
L’intervention de l’État est impérative pour assurer le développement de la classe moyenne ou son euthanasie, car c’est lui qui légifère, règlemente, incite, réprime, contrôlant ainsi, plus ou moins directement, une large part de la production et de la redistribution des richesses. L’État prend et donne, fait et défait, tricote et détricote.
Par le biais de la loi, du secteur public, de la fiscalité – redistribution, l’État façonne, corrige et adapte la structure sociale nationale. Les élites politiques (issues du suffrage universel en démocratie) assurent la direction de l’État, proposent et votent les lois. Ce sont donc lesdites élites politiques nationales qui portent la responsabilité de la densification ou de l’éclaircissement de la classe moyenne.
Durant la phase ascendante du U inversé, le compromis entre le capital et la classe moyenne autorise les élites politiques à œuvrer en sa faveur. L’État intervient pour assurer un bien-être accru par la loi et la réglementation, pour créer des emplois, pour mettre en place des services publics de qualité, ce qui a pour effet de densifier la classe moyenne tout en permettant au capital de se valoriser pleinement. On assiste à la construction de l’État-providence et de l’État nationaliste – clientéliste.
Au cours de cette phase, dans les pays du Sud, une bonne partie du surplus dégagé sur le territoire national, principalement sous forme de rente (agricole, minière, énergétique), est mobilisé par l’État et distribué sur place. C’est la période des « Pères de la nation » (Houphouet-Boigny, N’Krumah, Nasser...).
Au Nord, le fordisme permet la croissance autocentrée, génératrice de surplus largement redistribué. Sur le plan politique, le climat est relativement serein. Les élites politiques fondent leur discours sur les concessions, obtenues ou à négocier avec les capitalistes (41) au profit de la classe moyenne essentiellement. De ce fait, la classe politique opérationnelle, bien que soumise au système, se trouve relativement en phase avec l’électorat.
Au cours de la phase descendante du cycle, qui coïncide avec la divergence des intérêts du capital et de la classe moyenne, l’État, instrument du système, devient malveillant. Au Nord comme au Sud, la phase de « séduction » ayant porté les fruits attendus, les États vont mettre en œuvre des politiques néolibérales afin de démanteler l’ensemble des acquis. L’échelonnement dans le temps sera différent : plus rapide au Sud qu’au Nord. Les élites politiques opérationnelles (42) instrumentalisées adapteront leur discours mettant en avant l’inéluctabilité de ce nouvel ajustement structurel, suivant en cela l’expression de Margaret Thatcher : « There is no alternative ». Dans le même temps, le système va forcer le jeu de la démocratie de connivence (44).
L’étude de la dynamique des classes moyennes révèle que les élites politiques, l’État et les institutions sont instrumentalisés par le système global d’exploitation de domination et de contrôle.
Les élites, l’État et les institutions au service du système
Dire que les élites, l’État et les institutions sont instrumentalisés par le système, ne signifie pas qu’ils soient tous composés d’agents inféodés audit système. En effet, il existe des personnes ou des groupes sincères souhaitant mener des actions favorables à la majorité de la population (au bien commun) et en apparence contraires aux intérêts du système. S’il laisse faire ou même encourage ce type d’actions, cela signifie qu’au moins à terme, lesdites actions le serviront. Dans le cas contraire, le système empêchera, par tous les moyens, ces activités.
1. Les développements qui suivent s’inspirent largement de : Bernard Conte, « Les classes moyennes en Afrique et dans le monde : une dynamique cyclique ? », communication au Congrès des Etudes africaines en France, Recherches et débats : réinventer l’Afrique ?, Atelier : Les classes moyennes en Afrique : entre visibilité et invisibilité socio-économiques, CEAN - IEP de Bordeaux, Université de Bordeaux, 6-7-8 septembre 2010 ; et de Bernard Conte : « L’émergence des classes moyennes en Afrique. Un phénomène éphémère ? », Afrique contemporaine, 2012/4 (n° 244), p. 115-115. DOI : 10.3917/afco.244.0115. URL :https://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2012-4-page-115.htm
2. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1905.
3. Dans ce document, nous considérons que la classe moyenne est la partie de la population située entre la classe riche et la classe pauvre. Nous employons indifféremment le singulier ou le pluriel : la (ou les) classe moyenne, sans donner une définition précise des contours de ladite classe.
4. Bernard Conte, La division internationale du travail et le développement interne : le cas de la Côte d’Ivoire, Thèse de doctorat d’État, Université Toulouse I, 1984, p. 206.
5. Bernard Conte, La Tiers-Mondialisation de la planète, Presses universitaires de Bordeaux, Bordeaux, 2009. p.71.
6. Félix Houphouët-Boigny, « Rapport de politique générale au VIIème congrès du PDCI-RDA », Fraternité Matin, 01/10/1980.
7. Bernard Conte, Clientélisme, ajustement et conflit, op. cit. p. 5.
8. Bernard Conte, La division internationale du travail et le développement interne : le cas de la Côte d’Ivoire, op. cit. p. 359.
9. Ibidem, p. 321-376.
10. Bonnie Campbell, « Quand l’ivoirisation secrète une couche dominante », Le Monde diplomatique, novembre 1981.
11. République de Côte d’Ivoire, Ministère du plan, Plan de développement économique social et culturel, 1981-1985, Abidjan, 1982, p. 744.
12. Bilan national de l’emploi en Côte d’Ivoire, Ministère des relations extérieures, Etudes et documents, n° 47, Paris, mai 1982, p. 132.
13. Jean-Paul Azam, La faisabilité politique de l’ajustement en Côte d’Ivoire (1981 – 1990), (version révisée n°3) études du Centre de développement, OCDE, Paris, 1994, p. 71.
14. « Cote d’Ivoire, compétition capitaliste aigüe autour de la répartition de la rente issue de l’exploitation des ressources naturelles », La lettre de mouvement communiste, n° 15 ; janvier 2005, http://www.mouvement-communiste.com/pdf/letter/LTMC0515.pdf consulté le 19 août 2010.
15. Denis Cogneau et Sandrine Mesplé-Somps, L’économie ivoirienne, la fin du mirage ? Dial, Paris, Document de travail DT/2002/18, Décembre 2002, p. 88.
16. Afrik.com, « Côte d’Ivoire : la pauvreté atteint le seuil critique de 48,9 % », 6 janvier 2009,
http://www.afrik.com/breve15294.html consulté le 19 août 2010.
17. Gabriel Kessler, « L’expérience de paupérisation de la classe moyenne argentine », Cultures & Conflits, 35, 1999, http://www.conflits.org/index173.html Consulté le 17 juillet 2010.
18. Idem.
19. Latinreporters.com, « Argentine : le péroniste Eduardo Duhalde, 5e président en deux semaines », http://www.latinreporters.com/argentinepol020102.html , consulté le 1er août 2010.
20. Idem. Le délitement de la classe moyenne s’observe aussi au Brésil, cf. par exemple : Larissa Morais, « La classe moyenne brésilienne », Jornal do Brasil, 12 mai 2004, traduction Elizabeth Borghino pour Autres Brésils, http://www.autresbresils.net/spip.php?article73 consulté le 8 août 2010.
21. Geneviève Brunet, « Crise des pays émergents. De bons élèves lourdement punis », L’Hebdo, http://www.hebdo.ch/crise_des_pays_emergents_de_bons_eleves_lourdement_38467_.html consulté le 1er août 2010. Voir aussi : John Evans, "Impact social de la crise asiatique." Le Monde diplomatique, mai 1998, pp. 3.
22. Alain Wang, « Asie : la crise frappe les classes moyennes », », Courriercadres.com http://www.courriercadres.com/content/asie-la-crise-frappe-les-classes-moyennes 19 mars 2009, consulté le 2 août 2010.
23. Pour l’Europe, voir par exemple : Régis Bigot, Patricia Croutte, Jörg M, Guillaume Osier, “ Les classes moyennes en Europe ”, Cahier de recherche du CREDOC, Credoc, Décembre 2011, N°282.
24. La classe moyenne indépendante est constituée de « petits patrons de industrie, du commerce ou de agriculture, des travailleurs indépendants, artisans ou assimilés et les membres des professions libérales, avocats, médecins, vétérinaires etc. », Serge Berstein, « Les classes moyennes devant l’histoire ». In : Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°37, janvier-mars 1993. Les classes moyennes. pp. 3-12. https://doi.org/10.3406/xxs.1993.2638 citation. p.8.
25. Serge Berstein, art.cit. p.12.
26. Cf. Bernard Conte, La Tiers-Mondialisation de la planète, op. cit.
27. Christian Marazzi, « Middle-class confusion de terme, confusion de concept », Collectif d’analyse politique, http://cap.qc.ca.edu/a-la-redecouverte-du-concept-de-classe/les-classes-moyennes/middle-class-confusion-de-terme-confusion-de-concept/ Première publication en juillet 1994, Mise en ligne le lundi 7 juillet 2003, consulté le 2 août 2010.
28. Marc-André Gagnon, « La “ fausse classe moyenne ” piégée », Le journal des alternatives, http://www.alternatives.ca/fra/journal-alternatives/publications/archives/2009/vol-15-no-8-mai-2009/article/la-fausse-classe-moyenne-piegee 30 avril 2009, consulté le 2 août 2010.
29. « Elles constituent désormais moins des deux tiers de la société », Cf. note suivante.
30. Cidal, « L’érosion des classes moyennes se poursuit en Allemagne », Centre d’information et de documentation sur l’Allemagne, Paris, http://www.cidal.diplo.de/Vertretung/cidal/fr/__pr/actualites/nq/2010__06/2010__06__17__Mittelschicht__pm,archiveCtx=2070292.html , publié le 17/06/2010, consulté le 4 août 2010. L’étude est disponible à cette adresse :http://www.diw-berlin.de/documents/publikationen/73/diw_01.c.357505.de/10-24-1.pdf
31. Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, Paris, Seuil, 2006.
32. Louis Chauvel, « Classes moyennes, le grand retournement », Le Monde, 3 mai 2006. p. 24.
33. Kevin Murphy, Andrei Shleifer et Robert Vishny, “Income Distribution, Market Size and Industrialization,” Quarterly Journal of Economics, (août 1989), p. 537-564.
34. Homi Kharas, The emerging middle class in developing countries, Working Paper n° 285, Paris, OCDE, Development Centre, janvier 2010, p. 7. Traduction de l’auteur.
35. Cf. Bernard Conte, « Côte d’Ivoire : du clientélisme ‘éclairé’ au clientélisme ‘appauvri’ », Strategic-Road.com, 19/04/2003, http://www.strategic-road.com/pays/pubs/cote_divoire_clientelisme_txt.htm consulté le 27 août 2010.
36. « [En France], de 1997 à 2007, la part de l’industrie dans le PIB est passée de 18,4% à 12,1% et les emplois industriels ont diminué de 2 millions en trente ans », Pascal Salin, « Faut-il craindre la désindustrialisation ? », La Tribune, 10/03/2010.
37. « L’ajustement structurel a contribué, contrairement à ce que laisse entendre le FMI, à la désindustrialisation de l’Afrique », Joseph Stiglitz, « L’Afrique doit compter davantage sur elle-même », Les Afriques, 08/02/2010, http://www.lesafriques.com/actualite/joseph-stiglitz-l-afrique-doit-compter-davantage-sur-elle-5.html ?Itemid=89?articleid=22104 consulté le 26/08/2010.
38. La compétitivité devient obsessionnelle. Cf. par exemple : T. Biggs, M. Miller, M. Otto, C. et G. Tyler, "Africa Can Compete ! Export Opportunities and Challenges for Garments and Home Products in the European Market," World Bank - Discussion Papers 300, World Bank. 1996.
39. Les riches sont les seuls censés produire de la croissance, il faut les protéger, par exemple grâce à un « bouclier » fiscal.
40. Bernard Conte, « Le oui irlandais débloque l’Europe ordolibérale », Contre Info.info, 10/10/2009, http://contreinfo.info/article.php3?id_article=2835 consulté le 27/08/2010.
41. Le système est disposé à accorder la majorité des concessions, car elles vont dans le sens de la bonne marche du fordisme et du nationalisme – clientéliste.
42. Par « opérationnelle » nous entendons la classe politique exerçant ou susceptible d’exercer le pouvoir.
43. Il s’agit des fruits attendus par le système : destruction des valeurs traditionnelles (solidarités, famille...), individualisme exacerbé, consumérisme, libertarisme, endettement, etc. Plus généralement, le système estime que la société est mûre pour le passage à l’étape suivante.
44. À propos de la démocratie de connivence (ou des copains), voir : Bernard Conte, « La démocratie de connivence et l’anéantissement de la France », 2016, http://blog-conte.blogspot.com/2016/01/la-democratie-de-copinage-et.html
LGS :Ici, le blog de Bernard Conte