Il y a un paradoxe Eric Hobsbawm : dans une Grande-Bretagne où le marxisme est un souvenir lointain, l’historien le plus respecté et admiré du pays fut membre du Parti communiste anglais de 1936 à sa mort, le 1er octobre 2012.
Né (l’année de la Révolution bolchevique !) à Alexandrie dans une famille juive, Hobsbawm grandit à Vienne puis, de 1931 à 1933 à Berlin, que la famille quitte pour l’Angleterre après avoir connu les premières persécutions antisémites. Étudiant brillant au King’s College de Cambridge, il obtient un doctorat d’histoire qui lui permet d’enseigner à l’université de Londres à partir de 1947. Hobsbawm est membre du groupe des historiens du Parti communiste de 1946 à 1956. Ce groupe éclate suite à l’invasion des chars soviétiques à Budapest : alors que Christopher Hill et E.P. Thompson quittent le parti, Hobsbawm choisit d’y rester, « le coeur lourd », parce qu’il se sent lié à l’espoir d’une révolution mondiale.
Pour les étudiants de ma génération, son àˆre des révolution (The Age of Revolution), publié en anglais en 1962 et constamment réédité depuis, permit une compréhension radicalement nouvelle du XIXe siècle. Il en alla de même pour L’àˆre du capital (The Age of Capital) en 1975. L’à‚ge des extrêmes, le court XXe siècle, 1914-1991 (The Age of Extremes) n’aurait pas été publié en France sans l’initiative du Monde Diplomatique. Ce livre, un des deux ou trois meilleurs qu’il ait écrits, survint en effet dans un contexte d’hostilité totale au communisme, à une époque où, par ailleurs, l’historiographie française était dominée par François Furet, ancien communiste devenu furieusement antimarxiste.
En 2011, Hobsbawm publie Marx et l’histoire (How to Change the World : Marx and Marxism, 1840-2011), où il souligne le besoin de réflexion et de pratique marxiste à la lumière de la crise bancaire des années 208-2010.
Lorsqu’on lit Hobsbawm (y compris ses textes sur le jazz, « une musique à laquelle on ne peut pas répondre », disait-il), on est frappé par son extraordinaire esprit de synthèse et sa culture encyclopédique. Comme disaient ses congénères étudiants à Cambridge, « Y a-t-il quelque chose qu’Eric ne connaisse pas ? » Mais ce qui, peut-être, faisait sa force intellectuelle, c’était ce qu’il appelait son « perchoir », le lieu d’où il observait le monde, à savoir l’Europe centrale de la montée du nazisme qui conditionna ses idéaux politiques et son intérêt pour l’histoire de la classe ouvrière. Hobsbawm fit sa première lecture de Marx - et devint communiste - dans le Berlin de la République de Weimar, alors qu’il était adolescent et que ses parents venaient de mourir de tuberculose.
En 1940, comme d’autres camarades communistes, il tente d’intégrer les services de renseignements. Il est bien sûr fermement éconduit. Il intègre alors un régiment de sapeurs, « une unité très prolétaire » à ses yeux. L’intellectuel surdoué va y apprendre concrètement que le monde ne se réduit pas aux collèges de Cambridge.
Dans les années cinquante, il convoite un poste dans l’université où il fut étudiant. Dans le contexte de la Guerre froide, ses idées font obstacle à son recrutement. Ses idées, mais aussi, peut-être, ses thèmes de recherches. On a fini par oublier que son premier ouvrage publié en 1959, Primitive Rebels (Les Primitifs de la révolte dans l’Europe moderne, 1963) traitait des sociétés secrètes rurales et des formes de culture millénaristes dans l’Europe méridionales. Il écrira sur ces problèmes pratiquement jusqu’à sa mort.
Moins connu et plus anecdotique, un livre écrit en 1975 avec l’actuel président de la République italienne, l’ancien communiste Georgio Napolitano : Intervista sul PCI (The Italian Road to Socialism). Mais personne n’est parfait. En 1978, il publie le texte très perturbant d’une conférence prononcée devant quelques militants marxistes : " The Forward March of Labour Halted ? " (La marche en avant des classes laborieuses est-elle interrompue ?) dans lequel il avance que le rôle de la classe ouvrière dans la société n’est plus déterminant malgré la vigueur de l’action syndicale. Il estime alors que les classes ouvrières européennes ne peuvent plus à elles seules assumer le rôle de transformation sociale assigné par Marx. Il soutient ensuite Neil Kinnock, chef d’un Parti travailliste très mal en point, au point qu’on le surnomme alors le « marxiste favori de Kinnock ». Un étrange soutien, au détriment de Tony Benn, leader de la gauche du parti. Il n’aura, par la suite, que mépris pour le " New Labour " de Tony Blair qu’il qualifiera de « Thatcher en pantalons ».
Il se reconnaissait dans cette phrase d’E.M. Forster qui disait se situer « légèrement de biais par rapport à l’univers ».
Bernard GENSANE
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