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« Nous croulons sous les documents »

Entretien de Julian Assange au journal Der Spiegel 2015

Entretien de Julian Assange avec Michael Sontheimer du journal Der Spiegel, 20/07/2015, ambassade d’Équateur à Londres

SPIEGEL : M. Assange, WikiLeaks est de retour – avec la publication de documents prouvant la surveillance du gouvernement français par les Etats-Unis, la publication de câbles diplomatiques saoudiens, et la publication de documents prouvant la surveillance massive du gouvernement allemand par les services secrets américains. Quelles sont les raisons de ce retour ?

Assange : Oui, WikiLeaks a publié beaucoup de documents ces derniers mois. Nous avons publié sans arrêter, mais parfois il s’agissait de documents qui ne concernaient pas l’Occident et les médias occidentaux - des documents sur la Syrie, par exemple. Il faut prendre en compte qu’il y avait, et qu’il y a toujours, un conflit avec le gouvernement américain qui a s’est ouvertement déclaré en 2010 après que nous ayons commencé à publier divers documents américains classifiés.

SPIEGEL : Par quoi cela s’est’il traduit pour vous et pour WikiLeaks ?

Assange : La conséquence a été une série d’affaires judiciaires, de blocages, d’attaques dans les médias, etc. WikiLeaks a été coupé de plus de 90 % de ses financements à cause d’un blocus bancaire. Ce blocus s’est déroulé de manière totalement extrajudiciaire. Nous avons attaqué en justice et obtenu gain de cause devant les tribunaux, de sorte que les gens peuvent à nouveau nous envoyer des dons.

SPIEGEL : Quelles difficultés avez-vous eu à surmonter ?

Assange : Il y a eu des attaques contre notre infrastructure technique. Et notre personnel a dû subir une réduction de salaire de 40 %, mais nous avons réussi à continuer à fonctionner, sans avoir à licencier personne, ce dont je suis assez fier. Nous sommes devenus un peu comme Cuba, nous devions chercher des moyens de contourner ce blocus. Divers groupes, comme la fondation allemande Wau Holland, ont collecté des dons pour nous pendant le blocus.
SPIEGEL : Qu’avez-vous fait des dons que vous avez reçus ?

Assange : Ils nous ont permis de financer de nouvelles infrastructures, qui étaient nécessaires. Je publie au sujet de la NSA depuis près de 20 ans maintenant, je suis au courant de la surveillance de masse de la NSA et du GCHQ. Nous avions besoin d’un système de soumission de documents de nouvelle génération afin de protéger nos sources.

SPIEGEL : Est-ce en place maintenant ?

Assange : Oui, il y a quelques mois, nous avons lancé un système de soumission de nouvelle génération et l’avons également intégré à nos publications.

SPIEGEL : On peut donc s’attendre à de nouvelles publications ?

Assange : Nous croûlons sous les documents en ce moment. Sur le plan économique, un défi pour WikiLeaks est de réussir à augmenter nos ressources en proportion de la quantité de matériaux que nous avons à traiter.

SPIEGEL : A la création de WikiLeaks il y a neuf ans, on pouvait lire sur le site : “Le but est la justice. La méthode est la transparence”. Cette idée date des Lumières, au XVIIIe siècle. Mais face à la brutalité de certains régimes politiques et de grandes entreprises sans scrupules, ce slogan n’est-il pas trop idéaliste ? La transparence peut-elle suffire ?

Assange : Pour être honnête, je n’aime pas trop le terme transparence ; le verre froid et inerte est transparent. Je préfère parler d’éducation et de savoir, qui sont plus humains.

SPIEGEL : Le travail de WikiLeaks semble avoir évolué. Au début, WikiLeaks se contentait de publier des documents secrets. Récemment, vous avez commencé à fournir également des éléments de contexte pour ces documents.

Assange : Nous l’avons toujours fait. J’ai personnellement rédigé des milliers de pages d’analyse. WikiLeaks est une gigantesque bibliothèque des documents les plus persécutés au monde. Nous donnons asile à ces documents, nous les analysons, les diffiusons, et en obtenons d’autres. WikiLeaks compte aujourd’hui plus de 10 millions de documents et d’analyses associées.

SPIEGEL : Est-il toujours prohibé de fait au personnel du gouvernement américain et de l’armée américaine de consulter votre bibliothèque ?

Assange : WikiLeaks est encore un objet tabou pour certains secteurs du gouvernement. Des pare-feu ont été mis en place. Tous les employés du gouvernement fédéral américain ainsi que leurs prestataires ont reçu un e-mail stipulant que quiconque lit quoique ce soit provenant de WikiLeaks, y compris sur le site du New York Times, doit immédiatement supprimer le document de son ordinateur et se signaler. Se purifier et se confesser. C’est une nouvelle folie McCarthiste.

SPIEGEL : Que savez-vous de votre lectorat ?

Assange : Pas grand-chose, nous ne les espionnons pas. Mais ce que nous savons, c’est qu’un grand nombre de lecteurs viennent d’Inde, suivie de près par les États-Unis. Nous avons également un certain nombre de lecteurs qui font des recherches sur des personnes. La sœur se marie et quelqu’un veut enquêter sur le marié. Ou bien quelqu’un négocie un contrat commercial et cherche des informations sur son partenaire potentiel ou un bureaucrate à qui il doit parler.

SPIEGEL : Est-ce que WikiLeaks a modifié ses manières de coopérer avec les journalistes et les médias au fil des ans ?

Assange : Nous utilisons beaucoup plus les contrats qu’avant.

SPIEGEL : Pourquoi ?

Assange : À cause de quelques mauvaises expériences, principalement à Londres. Nous avons maintenant des contrats avec plus d’une centaine de médias dans le monde entier. Cela nous donne un point de vue unique sur les médias mondiaux. Nous avons constitué divers consortiums de journalistes et d’organisations médiatiques à différents niveaux, dans le but de maximiser l’impact des révélations de nos sources. Nous avons maintenant six ans d’expérience avec les médias d’Europe, les médias américains, les médias indiens, les médias arabes et nous voyons ce qu’ils font avec le même matériel. Leurs résultats sont incroyablement différents.

SPIEGEL : Edward Snowden a dit que de nombreux journalistes tiraient des histoires intéressantes de ses documents, mais que la seule organisation qui se souciait vraiment de lui et qui l’a aidé à s’échapper de Hong Kong était WikiLeaks.

Assange : Le fait est que plupart des médias finissent par compromettre leurs sources. Edward Snowden a été abandonné à Hong Kong, notamment par le Guardian, qui avait diffusé les analyses issus de ses révélations en exclusivité. Mais nous avons estimé qu’il était crucial qu’une source vedette comme Edward Snowden ne soit pas mise en prison. Parce que cela aurait eu pour effet terrible de refroidir dans leur élan toutes les sources potentielles après lui.

SPIEGEL : Cela aurait certainement été dissuasif pour d’autres sources. Mais la plupart des journalistes insistent qu’ils sont indépendants et objectifs. Ils aiment aussi souligner qu’ils ne sont pas des militants politiques.

Assange : Tout ce qu’ils montrent, c’est qu’ils militent pour l’ordre actuel des choses.

SPIEGEL : N’avez-vous pas rencontré aussi des journalistes qui creusent leurs sujets et travaillent dur pour fournir des analyses décentes ?

Assange : Au Royaume-Uni, à différents stades, le journalisme a été la profession de gentlemen amateurs. Certains se vantent même d’être des amateurs. Leur qualité n’est pas comparable à celle des services de renseignement, même si la plupart affichent un remarquable degré de corruption et d’incompétence. Ils conservent malgré tout un certain idéal de professionnalisme. Mais pour protéger les sources maintenant, il faut faire preuve d’une extrême diligence et d’un très grand professionnalisme.

SPIEGEL : Le livre “The WikiLeaks Files : The World According to the US Empire” sort au mois d’octobre. Vous avez rédigé l’avant-propos. L’intention est-elle de développer la contextualisation, l’analyse et le contre-récit nécessaires à la compréhension des documents publiés par WikiLeaks ?

Assange : De manière générale, la réflexion systémique n’est pas assez développée. Cela a à voir avec l’économie des médias et les cycles courts de l’information, mais je ne blâme pas les médias pour ce défaut. Il y a un terrible manque au niveau académique pour faire sens des développements géopolitiques et techniques actuels et comprendre l’intersection entre ces deux domaines. WikiLeaks est publiquement en conflit avec les États-Unis, un conflit toujours en cours dans lequel de nombreux jeunes se sont impliqués. Ils ont soudain vu en Internet un lieu où se produisent la politique et la géopolitique. Ce n’est pas seulement un endroit pour balancer des ragots sur ce qui s’est passé à l’école. En revanche, où sont les jeunes professeurs pour essayer de donner un sens à tout cela ? Où est le nouveau Michel Foucault pour tâcher d’expliquer comment s’exerce le pouvoir moderne ? C’est absurde, Noam Chomski fait les meilleurs commentaires, et il a maintenant 86 ans.

SPIEGEL : Peut-être que les jeunes professeurs pressentent que de tels sujets controversés ne sont pas favorables à leurs carrières.

Assange : Exactement. C’est intrinséquement controversé. Les relations entre les grandes agences de renseignement sont pourtant l’un des principaux facteurs de structuration du monde moderne. Elles sont le socle des relations non économiques entre les États. Je m’inquiète pour le monde universitaire et en particulier pour les départements académiques censés étudier les relations internationales. WikiLeaks a publié plus de 2 millions de câbles diplomatiques. C’est la plus grosse archive de documents de première main consultable en ligne dans le domaine des relations internationales. C’est une œuvre canonique dans le domaine des relations internationales. C’est le plus gros chien dans la pièce. Il y a eu des recherches publiées en espagnol et dans des langues asiatiques. Mais où sont les revues américaines et anglaises ? Il y a une explication concrète : Elles alimentent le Département d’État américain en recrues. L’association américaine qui contrôle les cinq plus grandes revues de relations internationales, l’ISA, a pour politique officielle et discrète de n’accepter aucun article dérivé de documents de WikiLeaks.

SPIEGEL : Parlons maintenant des hommes politiques. Pourquoi les politiciens - qui ont appris grâce à WikiLeaks et Edward Snowden que leurs téléphones sont sur écoute et que leurs courriels sont lus par des espions anglophones - ont-ils réagi de façon aussi timide, molle et un peu bidon à ces révélations ?

Assange : Pourquoi minimisent-ils ? Angela Merkel a dû faire la dure parce qu’elle ne voulait pas être considérée comme une leader faible, mais je pense qu’elle est arrivée à la conclusion que les Américains ne sont pas prêts de changer. Toutes les informations que leur fournissent le renseignement américain sont très précieuses pour l’agence allemande de renseignement extérieur, le Bundesnachrichtendienst. Imaginez le gouvernement allemand qui se plaint d’être espionné. Les Américains se contentent de dire « OK, on va vous donner plus de trucs », qu’ils ont volés à la France. Quand les Français se plaignent, ils obtiennent plus de choses, qui ont été volées à l’Allemagne. La NSA dépense beaucoup de ressources pour obtenir des informations, mais jeter des miettes à la France et à l’Allemagne quand elles commencent à se plaindre ne coûte rien, les copies numériques ne coûtent rien.

SPIEGEL : Si ça fonctionnait effectivement comme ça, ce serait très embarassant pour les gouvernements allemand et français.

Assange : C’est triste. On dirait que les politiciens allemands s’imaginent que ce débat nous fait paraître faibles, et crée un conflit avec les Américains. Que nous ferions donc mieux de minimiser la question de la surveillance. Mais si vous saviez, en tant qu’homme politique allemand, que les agences de renseignement américaines ont collecté massivement des informations sur 125 personnalités politiques et fonctionnaires de haut niveau pendant des décennies, vous vous remmémoreriez certaines conversations que vous avez eues au cours de ces années et vous sauriez très bien alors que les États-Unis étant en possession de toutes ces conversations, il leur suffirait de divulguer des extraits de celles-ci à la presse pour démanteler le cabinet Merkel n’importe quand dès l’instant qu’ils le souhaitent.

SPIEGEL : Voyez-vous une situation de chantage potentiel ?

Assange : Ils ne divulgueraient pas les transcriptions des appels téléphoniques sur écoute car cela attirerait l’attention sur l’espionnage lui-même. La façon dont les services de renseignements blanchissent les interceptions est d’extraire les faits exprimés lors des conversations ; par exemple pour dire à leurs contacts dans les médias, “Je pense que vous devriez enquêter sur le lien entre tel homme politique et telle personne, ce qu’ils ont fait ce jour-là.

SPIEGEL : Avez-vous un exemple documenté où ce genre de tactique a été utilisé ?

Assange : Nous n’en avons pas publié concernant un homme politique allemand, mais il y a des exemples de musulmans éminents dans différents pays à propos desquels a été divulgué qu’ils avaient navigué sur des sites pornographiques. Le chantage ou la destruction de réputation à partir d’interceptions font partie du répertoire utilisé.

SPIEGEL : Qui utilise ces méthodes ?

Assange : Le GCHQ britannique a son propre département pour ces méthodes appelé JTRIG. Elles incluent le chantage, la fabrication de vidéos, la fabrication de SMS en masse, et même la création de fausses entreprises portant les mêmes noms que de vraies entreprises que le Royaume-Uni veut marginaliser dans une région du monde, et encourager les gens à commander à la fausse entreprise des produits de qualité inférieure, de sorte que l’entreprise originale finisse par avoir mauvaise réputation. Cela ressemble à une théorie du complot folle, mais c’est concrètement documenté dans les documents du GCHQ qu’aurait transmis Edward Snowden.

SPIEGEL : Snowden est piégé à Moscou, Chelsea Manning, anciennement connu sous le nom de Bradley Manning, a été condamnée à 35 ans de prison pour avoir soumis des documents classifiés à WikiLeaks. Cela ne va-t-il pas dissuader d’autres lanceurs d’alerte potentiels ?

Assange : C’est fait pour être très dissuasif. Cependant, un certain nombre de personnes se sont manifestées par la suite et ces actes de répression ont un effet mitigé. Il est évident que condamner une personne à 35 ans de prison a un certain effet dissuasif. Mais cela érode également la perception du gouvernement américain comme une autorité légitime. Le fait d’être perçu comme une autorité juste est la clé de la légitimité. Edward Snowden m’a dit que la manière dont ils ont abusés de Chelsea Manning a contribué à sa décision de devenir lanceur d’alerte, car cela lui avait montré que ce système était incapable de se réformer.

SPIEGEL : Êtes-vous devenus plus prudents ?

Assange : Le gouvernement américain porte cinq types d’accusations différents contre moi. Je ne sais pas combien de chefs d’accusation au total, mais ils sont de cinq types : espionnage, conspiration d’espionnage, fraude et abus informatiques, vol de secrets et conspiration générale. Même s’il n’y avait qu’un seul chef d’accusation par type, ce qui ne pourrait pas être le cas, ce serait déjà 45 ans de prison, et la loi sur l’espionnage dispose de la peine prison à vie et la peine de mort. Il serait donc absurde pour moi de m’inquiéter des conséquences de notre prochaine publication. Les responsables saoudiens ont déclaré, après que nous ayons commencé à publier les câbles saoudiens, que la diffusion et la publication d’informations gouvernementales sont passibles d’une peine de 20 ans de prison. Seulement 20 ans ! Donc, s’il faut choisir entre être extradé vers l’Arabie Saoudite ou vers les Etats-Unis, alors je devrais aller en Arabie Saoudite, un pays célèbre pour sa modération judiciaire…

SPIEGEL : Lorsque vous avez lancé WikiLeaks en 2006, vous attendiez-vous à vous retrouver dans la situation dans laquelle vous vous trouvez actuellement ?

Assange : Pas cette situation dans le détail. Mais je m’attendais à des difficultés importantes, de ce genre. Bien sûr que je m’y attendais.

SPIEGEL : D’un autre côté, WikiLeaks est devenu une référence mondiale en moins de neuf ans, un nom même très connu. Est-ce que cela compense les problèmes importants que vous rencontrez ?

Assange : Non. Mais d’autres choses oui. Le conflit nous a rendus beaucoup plus résistants, produisant le WikiLeaks que vous voyez aujourd’hui. Cette grande bibliothèque de documents construite grâce au courage et à la sueur de beaucoup a affronté une superpuissance pendant cinq ans sans perdre une seule « référence » au catalogue. En même temps, ces « livres » ont permis d’éduquer beaucoup de gens et, dans certains cas, de libérer des innocents, au sens littéral du terme.

SPIEGEL : C’est plutôt pas mal comme conclusion. D’autant plus que vous avez choisi d’affronter les ennemis les plus puissants sur Terre. Ou bien qu’est-ce qui est plus puissant que le gouvernement américain et ses services militaires et secrets ?

Assange : La physique. Les mathématiques. Les fondements de la réalité physique sont sévères et mériteraient quelques ajustements, mais on ne sait pas trop comment.

SPIEGEL : Vous avez mentionné les enquêtes américaines. Un procureur suédois enquête également sur vous pour des allégations d’agression sexuelle dont auraient été victimes deux Suédoises. Et les Britanniques voudraient vous enfermer parce qu’ils disent que vous n’avez pas respecté les conditions de votre libération sous caution en demandant l’asile politique à l’ambassade équatorienne. Y a-t-il d’autres enquêtes contre vous et WikiLeaks ?

Assange : De manière plus générale, les États-Unis me poursuivent toujours ainsi que WikiLeaks si on en croit une requête déposée par le gouvernement américain cette année. Une “cellule de guerre WikiLeaks” a été établie par le Pentagone et dotée d’un personnel de 120 agents des services de renseignement et du FBI. Le centre de cette salle a été transféré du Pentagone au ministère de la Justice, le FBI continuant à fournir “des bottes sur le terrain”. Dans leurs communications avec les diplomates australiens, les responsables américains ont déclaré qu’il s’agissait d’une enquête “d’une ampleur et d’une nature sans précédent” - plus d’une douzaine d’agences américaines différentes, allant du Département d’État américain à la NSA, ont été impliquées.

SPIEGEL : Quelle affaire considérez-vous comme la plus menaçante ?

Assange : Nous avons une douzaine d’affaires judiciaires différentes en cours. D’un point de vue du journalisme c’est la plus grande charge d’espionnage à l’international de l’histoire lancée contre un éditeur. C’est une affaire très sexy, contre laquelle les médias ont raison de protester chaque jour. Mais il y a une chose qui reste toujours plus sexy qu’un procès pour espionnage, c’est une affaire de sexe, peu importe si elle est bidon ou pas. Il y a une autre enquête en cours, qui concerne le rôle de WikiLeaks dans l’asile d’Edward Snowden. Et il y a la loi anti-terreur en Grande-Bretagne, qui est la raison pour laquelle Sarah Harrison, notre rédactrice en chef des enquêtes, doit rester demeurée basée à Berlin. L’Australie, mon pays d’origine, a également annoncé cette semaine une enquête criminelle contre nous pour avoir révélé un ordonnance de non-publication utilisée pour couvrir une importante affaire internationale de corruption impliquant des chefs d’État.

SPIEGEL : En mars, la procureure suédoise a annoncé qu’elle viendrait enfin à Londres pour vous interroger à l’ambassade, mais cela n’a finalement pas eu lieu.

Assange : L’“enquête préliminaire” suédoise, qui a démarré en plein éclatement du conflit américain, est en dormance depuis près de cinq ans maintenant. Il n’y a aucune charge retenue. Ces cinq dernières années les procureurs suédois ont interrogé des personnes en Grande-Bretagne dans 40 autres cas. Ils ne l’ont pas fait dans mon cas et m’ont placé dans une situation éreintante de mise en liberté sous caution.

SPIEGEL : Vous avez du payer 200 000 £ (290 000 €) et vous présenter à la police tous les jours.

Assange : Oui, pendant près de 600 jours. Et j’ai dû porter un bracelet de surveillance autour de ma cheville. Même les criminels de guerre présumés de l’ex-Yougoslavie détenus sous caution ici en Grande-Bretagne n’ont pas de telles conditions.

SPIEGEL : Combien d’avocats employez-vous ?

Assange : WikiLeaks a reçu des conseils juridiques d’environ 150 avocats pour l’ensemble de ces affaires.

SPIEGEL : Bénéficiez-vous d’un soutien ou d’une solidarité accrus du fait de la persécution continue dont vous faites l’objet ?

Assange : La persécution a été utilisée pour créer la désolidarisation. Elle a eu en partie l’effet inverse, et en partie facilité les attaques rhétoriques contre nous dans les pays occidentaux. Mais le climat a évolué positivement. Cela a peu affecté les soutiens venus de la majorité des pays hispanophones, francophones ou italophones, et pas le monde russophone. Même aux États-Unis, nous avons maintenant le soutien de la majorité des personnes de moins de 35 ans.

SPIEGEL : Quelle est votre impression sur la réputation de WikiLeaks en Allemagne ?

Assange : La transition de l’opinion publique allemande est intéressante. Une étude réalisée en 2010 a montré que 88 % des Allemands apprécient le gouvernement américain. Après les révélations sur la NSA, ce taux est tombé à 43 %. C’est un changement sain de l’opinion allemande sur les Etats-Unis, qui a avait été un peu naïve. Pareil au Japon. Dans le même temps, le soutien du public allemand à WikiLeaks est important et même assez mainstream.

SPIEGEL : Cela a-t-il un rapport avec le fait que Sarah Harrison, votre rédactrice en chef des enquêtes, travaille à Berlin et y fait parfois des apparitions publiques ?

Assange : Sarah a eu un impact, mais c’est plutôt l’inverse. Sarah reste à Berlin parce que c’est un environnement amical. Et un certain nombre d’autres personnes liées à WikLeaks y sont pour la même raison.

SPIEGEL : Vous avez vous-même visité Berlin en 2009. Vous avez visité le congrès annuel des hackers du Chaos Computer Club.

Assange : Le CCC est un phénomène unique. Il y a bien quelques grandes conférences américaines, mais elles sont presque entièrement dépolitisées.

SPIEGEL : Déjà dans les années 1980, le Dr Wau, fondateur du Chaos Computer Club, avait lancé le slogan : “Protéger les données privées, utiliser les données publiques”. C’était clairvoyant. À l’époque, M. Wau et les membres du CCC étaient consultants auprès du groupe parlementaire des Verts au Parlement allemand, le Bundestag. Aujourd’hui, le député des Verts Christian Ströbele et d’autres députés des Verts et du Parti de gauche travaillent d’arrache-pied au sein d’une commission d’enquête pour révéler la vérité sur la nature et l’étendue de la surveillance américaine en Allemagne. Que pensez-vous de cette commission ?

Assange : En tant qu’analyste, j’ai tendance à être un peu cynique à propos de ce type de comités parce qu’ils sont normalement créés pour enterrer plutôt que pour ouvrir le débat. Cependant, la commission d’enquête du Bundestag est en train de découvrir des faits intéressants et il y a des membres comme Hans-Christian Ströbele et d’autres membres des partis de gauche et des Verts tout à fait déterminés à établir la vérité sur la surveillance américaine en Allemagne.

SPIEGEL : Seriez-vous prêt à les soutenir ?

Assange : Oui. S’ils ont besoin d’un témoin, je serais heureux qu’ils viennent ici me poser leurs questions.

SPIEGEL : De quels sujets pourriez-vous parler avec les membres de la commission d’enquête ?

Assange : Nous avons des documents sur la surveillance américaine de hauts responsables politiques allemands, dont la chancelière et le ministre des affaires étrangères. Nous ne pouvons pas révéler nos sources, mais nous pouvons indiquer les raisons pour lesquelles nous pensons que ces documents sont authentiques et aider à leur interprétation.

SPIEGEL : Vous n’avez publié que la liste avec les quatre derniers chiffres des numéros censurés. Pourriez-vous fournir aux députés allemands les numéros complets ?

Assange : Oui. Juridiquement, ce tableau que nous avons publié avec les 125 numéros de téléphone des politiciens et des fonctionnaires est formidable. Le procureur fédéral allemand a abandonné son enquête parce qu’il a prétendu ne pas avoir trouvé de preuves de surveillance réelle qui tiendraient au tribunal. Nous avons également publié des mémos rédigés sur la base des interceptions de Merkel et d’un certain nombre d’autres personnes, précisément pour fournir cette preuve.

SPIEGEL : Qui a mis les politiciens allemands sur la liste ?

Assange : James Clapper, le directeur du renseignement national, a officiellement approuvé la politique visant à cibler le gouvernement allemand. Trois domaines sont visés dans les documents que nous avons publiés jusqu’à présent : Les affaires politiques allemandes, la législation européenne et les affaires économiques. Ces domaines sont explicitement énumérés dans le tableau. Aucun des 125 numéros que nous avons publiés n’est répertorié comme étant ciblé pour “terrorisme” ou affaires militaires. Les États-Unis sont dans le business de gérer un empire étendu. Empêcher Merkel de construire un fonds de sauvetage BRICS pour la zone euro en interceptant l’idée à un stade précoce est un exemple de cette capacité.

SPIEGEL : Erich Mielke, le tristement célèbre chef de la police secrète de la Stasi en Allemagne de l’Est, aimait à dire : “Nous devons tout savoir”. Les espions américains, pour leur part, semblent se concentrer sur des domaines spécifiques.

Assange : Les interceptions que nous avons publiées sont tirées du Global Signals Intelligence Highlights (Executive Edition). C’est la version exécutive ; ce n’est pas le truc ennuyeux de bas niveau. Ce sont les Oscars des interceptions. Quand on dit quelque chose qui est d’une certaine manière “intéressant”, cela commence à remonter la chaîne alimentaire du renseignement. Si c’est très “intéressant”, cela passe dans les “Global SIGINT Highlights”. Quand c’est tellement “intéressant” que cela aide une Hillary Clinton, un Barack Obama, ou le chef du DNI, le chef du département du commerce ou du négoce à prendre une décision, alors cela passe dans l’ « édition exécutive » / Executive Edition.

SPIEGEL : Pensez-vous pouvoir apprendre quelque chose sur les priorités politiques du gouvernement américain ?

Assange : Oui, vous pouvez observer les politiques réelles – par exemple que le gouvernement américain était très intéressé par l’idée que l’Allemagne propose un plus grand rôle pour la Chine au sein du Fonds monétaire international. Une décision exécutive peut être prise : Tuez cette idée de Merkel avant même qu’elle ne sorte de l’oeuf, parce que les États-Unis considèrent l’aide de la Chine à l’Europe comme une menace pour sa domination.

SPIEGEL : Eh bien, nous avons parlé des politiciens. Et des services secrets. Nous n’avons pas parlé des grandes entreprises privées. Vous avez rencontré Eric Schmidt, le PDG de Google. Pensez-vous que c’est un homme dangereux ?

Assange : Si vous demandez ” est-ce que Google collecte plus d’informations que l’Agence de sécurité nationale“, la réponse est “non”, car la NSA collecte également des informations auprès de Google. Pareil pour Facebook et d’autres entreprises de la Silicon Valley. Mais ces entreprises collectent en effet beaucoup d’informations et utilisent un nouveau modèle économique que les universitaires appellent “capitalisme de surveillance”. Les informations générales sur les individus ne valent pas grand-chose seules, mais lorsque vous regroupez un milliard d’individus, elles deviennent stratégiques comme un oléoduc ou un gazoduc.

SPIEGEL : Les services secrets sont perçus comme des criminels potentiels mais la perception des grandes entreprises des technologies de l’information est plus ambiguë. Apple produit de beaux ordinateurs. Google est un moteur de recherche utile.

Assange : Jusqu’aux années 1980, les ordinateurs étaient de grosses machines conçues pour les militaires ou les scientifiques, puis les ordinateurs personnels ont été développés et les entreprises ont dû commencer à les vendre comme des machines utiles à l’être humain. Des entreprises comme Google, dont le modèle commercial est la surveillance de masse “volontaire”, semblent faire cadeau de leurs services. Courrier électronique gratuit, moteur de recherche gratuit, etc. Ils n’ont plus l’air d’être une entrerprise, car les entreprises ne feraient pas les choses gratuitement. Ils se font ainsi passer à tort pour une partie de la société civile.

SPIEGEL : Et ils façonnent la pensée de milliards d’utilisateurs ?

Assange : Ils exportent également un état d’esprit culturel. Vous pouvez utiliser le vieux terme d’“impérialisme culturel” ou appeler ça la “Disneylandisation” d’Internet. Mais peut-être que “colonisation numérique” est la meilleure terminologie.

SPIEGEL : En quoi consiste cette “colonisation” ?

Assange : Ces entreprises établissent de nouvelles règles sociétales quant à quelles activités sont permises et quelles informations sont transmises. Jusqu’à la portion de téton que l’on peut montrer. Jusqu’aux fondamentaux de la vie en société, qui devraient relever du débat public et de processus parlementaires pour l’élaboration des lois. Dès lors qu’une activité devient trop controversée, elle est bannie par ces entreprises. Ou, même si ce n’est pas si ce n’est pas quelque chose de controversé, mais que cela menace leurs intérêts, alors ça devient interdit ou partiellement interdit ou simplement pas promu.

SPIEGEL : À long terme, la diversité culturelle est donc menacée ?

Assange : L’effet à long terme est une tendance au conformisme, car la controverse est éliminée. La mentalité américaine est encouragée et diffusée dans le reste du monde parce que entre eux ils la trouvent moins controversée. C’est littéralement une sorte de colonialisme numérique ; les cultures non américaines sont colonisées par cette mentalité qui correspond à ce qui est tolérable pour le personnel et les investisseurs de quelques entreprises de la Silicon Valley. La norme culturelle, ce qui est un tabou et ce qui ne l’est pas, devient une norme américaine, où l’exceptionnalisme américain ne prête pas à controverse.

SPIEGEL : La politique culturelle n’est pas l’activité principale de WikiLeaks. Sur quelles questions allez-vous vous concentrer à l’avenir ?

Assange : Au cours des deux dernières années, nous sommes devenus des spécialistes des trois accords commerciaux majeurs, le Partenariat Transatlantique de Commerce et d’Investissement (TTIP), l’Accord sur le Commerce des Services (TISA) et Accord de Partenariat Transpacifique (TPP). WikiLeaks est devenu le média de choix où divulguer les parties de ces accords actuellement en cours de négociation. Ces accords sont un ensemble de manœuvres que les États-Unis utilisent pour se repositionner dans le monde contre la Chine en construisant un nouveau grand domaine d’influence. Nous entrevoyons quelque chose qui aboutirait à une intégration économique et juridique plus étroite avec les États-Unis, avec le centre de gravité de l’Europe qui s’éloignerait de l’Eurasie pour se rapprocher des États-Unis, alors que la plus grande chance de paix à long terme en Eurasie serait au contraire son intégration économique.

SPIEGEL : Si vous vous regardez, vous avez payé un prix élevé pour ce que vous avez fait. Et vous le payez encore ; vous êtes coincé ici dans cette ambassade depuis plus de trois ans maintenant et vous avez perdu votre liberté de mouvement. Ces expériences ont-elles changé votre attitude, vos points de vue politiques ou votre volonté d’agir politiquement ?

Assange : On dit que l’on devient de moins en moins radical en vieillissant. Je viens d’avoir 44 ans, mais je ne me sens pas moins radical.

SPIEGEL : M. Assange, nous vous remercions pour cette interview.

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Dès 2008, deux ans après le lancement de la plateforme WikiLeaks, Stefania Maurizi commence à s’intéresser au travail de l’équipe qui entoure Julian Assange. Elle a passé plus d’une décennie à enquêter les crimes d’État, sur la répression journalistique, sur les bavures militaires, et sur la destruction méthodique d’une organisation qui se bat pour la transparence et la liberté de l’information. Une liberté mise à mal après la diffusion de centaines de milliers de documents classifiés. Les (…)
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« Le Prix Nobel de la Paix, la journaliste Maria Ressa, a déclaré que ce que faisaient Julian Assange et Wikileaks n’était pas du vrai journalisme. Ce qui me fait dire que le Prix Nobel est à la paix et au journalisme ce que le Concours de l’Eurovision est à la musique. »

Viktor Dedaj

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