Pour un peu, on en aurait oublié que, le 9 mars, des élections renouvelleront les cent sénateurs et cent soixante-huit députés qui siègent au Congrès colombien. C’est que, chaque matin, à son réveil, un nouveau scandale tient le pays en haleine. Le 3 février, l’hebdomadaire Semana révèle que les renseignements militaires espionnent l’équipe du gouvernement qui, à La Havane, négocie avec la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Quelques jours plus tard, la liste des personnes visées par les interception illégales s’élargit : en font partie trente-huit journalistes, nationaux et étrangers, qui couvrent ces pourparlers. Le 15 février, des dirigeants du Parti libéral (PL) et du Pôle démocratique alternatif (PDA ; centre-gauche) dénoncent à leur tour avoir été mis sous surveillance électronique. Le 22 février, les bouches s’arrondissent en un « oh » parfait : on apprend que les mels du président Juan Manuel Santos sont également interceptés.
La découverte d’actes de corruption au sein des Forces armées apporte une touche finale ( ?) à ce déballage de linge sale : le chef de l’Etat met fin aux fonctions du commandant en chef, le général Leonardo Barrero Gordillo [1], de son sous-commandant Manuel Guzmán et du patron de l’aviation, le général Fabricio Cabrera. « Ils connaissaient les irrégularités et n’ont pas agi », commente sobrement M. Santos. Mais, et au-delà des affaires de corruption, la crise couve entre le pouvoir et certaines factions militaires qui crachent de l’acide depuis qu’ont débuté les négociations avec la guérilla honnie.
L’enjeu principal du scrutin du 9 mars a, lui aussi, directement à voir avec l’éventuelle fin du conflit armé. Si les pourparlers aboutissent, le futur Congrès devra « mettre en musique » les mesures décidées dans le cadre d’un accord de paix. Pour autant, le « processus démocratique » qui s’annonce a peu à voir avec un pacifisme béat.
« Pour un Colombien “normal” », nous confie un habitant de Bogotá, le Congrès a perdu tout prestige et le discours se résume à un “tous pourris” ». Qu’on en juge : depuis 1995, mais avec une phénoménale accélération depuis 2005, cent quarante-quatre de ses membres (députés et sénateurs) ont été impliqués dans le scandale dit de la « parapolitique », pour leur collaboration avec les milices paramilitaires d’extrême droite. Soixante-deux ont été condamnés et emprisonnés, quarante-sept sont actuellement mis en examen. S’y ajoutent huit présidents du Congrès, dont quatre ont également été condamnés [2].
Pour beaucoup, en particulier à gauche, le mot « démocratie » a perdu tout son sens depuis que, dans les années 1980, une campagne d’extermination a fait disparaître de la vie politique – quatre mille morts ! – l’Union Patriotique (UP), un parti représentant l’espoir de ce courant. On objectera que, depuis, bien du sang et de l’eau ont coulé sous les ponts. Mais la liberté de choisir, que la plupart des gens considèrent comme allant de soi, n’a pas dans ce pays force de loi. Et voter n’y sert pas forcément à grand-chose. Ainsi...
Elu maire PDA de Bogotá – charge considérée comme la plus influente après la présidence de la République –, M. Gustavo Petro a été déchu de son mandat et s’est vu interdire d’exercer une fonction publique pendant quinze ans, le 10 décembre 2013, par le procureur général Alejandro Ordoñez [3]. Son crime ? Avoir violé « les principes constitutionnels de la libre entreprise et de la concurrence et mis en danger l’environnement et la santé des habitants de Bogotá. » En clair : avoir retiré la collecte des ordures de la capitale à trois entreprises privées pour en faire un service public. Certes mal organisée, la transition entre les unes et l’autre s’est traduite, à Bogotá, par trois jours de (relatif) cahot, mais, estime le congressiste Iván Cepeda, animateur du courant « progressistes » au sein du PDA, « je suis convaincu que le procureur a un plan pour affecter gravement la gauche et ses dirigeants. Il est vrai qu’il a également sanctionné des figures politiques de droite, mais ces personnes avaient préalablement été condamnées par un juge. Dans le cas des fonctionnaires et des élus de gauche, il n’y a eu aucune résolution judiciaire préalable, juste une décision disciplinaire qui, sans se limiter à sanctionner, décrète une espèce de mort politique en privant les personnes de toute possibilité d’exercer ultérieurement [4] ».
Intégriste catholique, proche de l’ex-président Álvaro Uribe et comme lui opposé aux négociations de paix, M. Ordoñez a déjà destitué et « inhabilité » à toute fonction politique, pour dix-huit ans, le 27 septembre 2010, une autre figure progressiste de premier plan, la sénatrice Piedad Córdoba [5]. Menée par Gustavo Petro, qui parle de « coup d’Etat » municipal ( !) et refuse d’accepter sa mise à l’écart, la bataille légale continue, mais bien peu se montrent optimistes sur son résultat.
Depuis 2012, d’incessantes mobilisations populaires – à fortes composantes paysannes ou indigènes – secouent le pays. A la gauche de la gauche, née de l’initiative d’environ mille sept cents organisations sociales et politiques ayant pour mot d’ordre « la paix avec justice sociale », est apparu un mouvement pacifique, la Marche patriotique (MP) – « la marcha ». Le 4 Janvier, le responsable de sa Commission des relations internationales, Francisco Toloza, professeur d’université, analyste politique reconnu, a été arrêté, accusé de « rébellion aggravée ». Le 25 août précédent, Huber Ballesteros, membre du comité exécutif de la Centrale unitaire des travailleurs (CUT) et coordinateur national de « la marcha » avait été détenu pour les mêmes motifs. Depuis sa naissance en 2012, la MP compte déjà trente membres assassinés. Vous avez dit démocratie ?
Si, dans les grandes villes, une certaine forme d’opposition parvient à se frayer un chemin – en témoigne, entre autres, l’élection de M. Petro à Bogotá –, il n’en est pas de même dans les campagnes, municipalités et départements, qui vivent assujettis aux réalités induites par le narcotrafic, la corruption clientéliste et le conflit armé. D’après un rapport rendu public le 27 février par la Fondation paix et réconciliation, cent trente et un des actuels candidats au Congrès auraient des liens avec des groupes criminels – essentiellement contrebandiers, narcotrafiquants et paramilitaires. D’après l’analyste León Valencia, « il passe beaucoup d’argent entre leurs mains, produit d’activités illégales, et ils ont une influence énorme dans certaines zones du pays [6] ».
Dans un tel contexte, toute l’attention se portera sur le score des partisans de l’ex-président Uribe, regroupés au sein d’un tout nouveau Centre démocratique (CD) créé par et pour lui. Farouche opposant aux négociations de paix ouvertes par son successeur, M. Uribe a renoncé aux 500 000 dollars qu’il gagnait chaque année en qualité de conseiller consultatif international de la première banque américaine, JPMorgan Chase, et de membre du conseil d’administration de News Corp (la multinationale des médias de Rupert Murdoch) pour se relancer dans la bataille politique – qu’il n’a en réalité jamais abandonnée. Candidat déclaré au Sénat, il a pour principal et pourrait-on dire unique objectif de mettre en difficulté M. Santos en vue de l’élection présidentielle du 25 mai prochain, à laquelle ce dernier se présentera pour un second mandat destiné à parachever les conversations engagées avec la guérilla [7].
Traditionnellement, les comportements des Colombiens obéissent à des logiques distinctes selon le type de scrutin. Si la reconduction de M. Santos à la magistrature suprême n’a rien d’improbable – dans un éventuel second tour, les partisans de la paix, y compris à gauche, feraient sans doute bloc autour de lui –, ce premier rendez-vous électoral se révèle plus périlleux pour lui. Son principal appui, le Parti de la U [8], a été créé en 2005 pour soutenir... M. Uribe, en campagne pour sa seconde élection. Bien que majoritaire dans l’actuel Congrès, ce parti est à la dérive, divisé par la rivalité des deux anciens « amis » et alliés. Une perte de la majorité parlementaire au profit du Centre démocratique, hypothèse qui n’est pas exclue, pourrait aboutir à une suspension des négociations de paix.
Dans une telle perspective, les résultats des deux partis traditionnels – libéral (PL) et conservateur (PC) –, peuvent faire pencher la balance dans telle ou telle direction. Bien que relativement « hors course » depuis le début des années 2000, ils bénéficieront, et en particulier le Parti libéral, qui peut s’appuyer sur une structure politique présente dans tout le pays, du coup de pouce des médias – ne serait-ce que pour empêcher toute progression de la gauche ! Autonome dans sa tentative d’amener les siens au Congrès, le Parti libéral a d’ores et déjà annoncé qu’il accompagnera le président Santos dans sa campagne pour la réélection. Plus erratique, et en chute libre, le Parti conservateur, lui, se vend souvent au plus offrant... De sorte que beaucoup prévoient : « Uribe gagnera en mars et Santos en mai ».
La gauche, elle, va au combat divisée en trois ou quatre factions. Indépendamment de la figure de Gustavo Petro, qui appartient à son aile progressiste (tout comme Yván Cepeda), le Pôle démocratique alternatif a beaucoup déçu. Dédaigneux à l’égard des mouvements populaires, entaché par de sombres affaires de corruption, très silencieux sur le processus de paix, il peut espérer faire élire quelques sénateurs dans les grandes villes, mais est aussi menacé de... disparition. Si certains de ses leaders – Jorge Robledo , Iván Cepeda, Alirio Uribe – peuvent, sur leur notoriété ou leur trajectoire personnelle, être portés au Congrès, le parti n’a pas la capacité ou la possibilité de présenter des candidats sur la totalité du territoire. Or, en vertu du système électoral (de type proportionnel), tout parti n’obtenant pas 3 % sur l’ensemble du vote national, et quand bien même il aurait des élus, se voit retirer sa personnalité juridique (et ses élus !).
Plus à gauche, et pour échapper à ce danger d’élimination, plusieurs petites formations, menacées individuellement, ont signé un accord politique et se sont regroupées au sein de l’Alliance verte. Sur la base d’un programme revendiquant l’appui au processus de paix et l’inclusion sociale, elle est la plus diverse et la plus pluraliste du panorama électoral : Union patriotique (ressuscitée après le massacre qu’elle a subi dans les années 1980), avec pour tête de liste le directeur du quotidien communiste Voz, Carlos Lozano ; Progressistes (l’aile gauche du PDA !), emmenés par la figure historique d’Antonio Navarro Wolf, ancien guérillero du M-19 ; Podemos Colombia, de l’ancien maire PDA de Cali, Jorge Iván Ospina ; mouvement national des victimes, organisations paysannes et multiethniques, communauté LGTBI (lesbiennes, gays, trans-genre), etc. Même si aucune perspective commune n’est encore envisagée pour la présidentielle de mai, les tractations allant bon train, de là pourrait venir la bonne surprise, ce 9 mars. A moins que...
A travers les « réseaux sociaux », et à l’initiative de l’écrivain Gustavo Bolivar, a surgi un groupe d’ « indignés » baptisé « La Colombie vote blanc ». La Cour constitutionnelle a en effet reconnu ce vote comme « une expression valide de dissension à travers laquelle s’exprime la liberté de l’électeur » et a demandé que son décompte « ait une incidence décisive sur le processus électoral » – sachant que, s’il obtient la majorité absolue, il faut revoter avec de nouveaux candidats. « Beaucoup de mes étudiants, s’inquiète un universitaire de Bogotá, appuient ce vote blanc parce qu’ils croient que, grâce à lui, les corrompus ne seront pas élus. Ils ne se rendent pas compte que ceux-ci ont déjà mis en marche toute leur machinerie pour s’assurer un siège. Les plus affectés appartiendront aux partis non traditionnels, ceux-là même qui sont menés par des indignés ou les citoyens et militants qui se battent pour le changement depuis longtemps. »
Dans le droit-fil de leurs précédentes mobilisations, les principales organisations paysannes ont convoqué un Sommet agraire et populaire, du 21 au 23 mars à Bogotá. Un message on ne peut plus clair : quelle que soit la composition du Congrès, celui-ci devra compter avec un mouvement social qui entend continuer à peser sur les événements.
Maurice Lemoine