Il manifesto, mercredi 10 janvier 2007.
Tigist a 22 ans et travaille comme femme de chambre au Dil Hotel de Dire Dawa, la deuxième ville d’Ethiopie par importance et nombre d’habitants. « Depuis que j’ai trouvé ce travail, je peux finalement aider mes parents. Nous sommes dix dans la famille, et jusqu’à l’année dernière nous survivions avec le salaire de mon père, camionneur », raconte-t-elle pendant qu’elle sert du thé à deux clients de l’hôtel. « Maintenant avec mes 150 birr (moins de 15 euros, NDR) par mois, nous vivons un peu mieux ».
Dire Dawa est une ville où la vie coule au rythme lent du Khat, la feuille dopante que nombre de gens aiment mastiquer. C’est surtout un centre de passage des camions et du train qui va de Addis Abeba vers Djibouti, la petite république somalienne ex-colonie française, et aujourd’hui principal port commercial utilisé par l’Ethiopie. « Cet hôtel est très fréquenté par des hommes d’affaires éthiopiens et des touristes de passage en ville, qui vont surtout à Harar, la quatrième ville sainte de l’islam où le poète français Arthur Rimbaud a longtemps vécu » raconte un client aisé de l’hôtel. « Moi je viens ici au moins deux fois par semaine. Ces derniers temps, la moitié au moins de l’hôtel est occupé par des militaires américains. Ils arrivent dans des voitures civiles, immatriculées à Djibouti ou à Dubaï, ou bien louées ici en Ethiopie. Ils déchargent du matériel et s’installent pour quelques jours, dans un va et vient incessant. Moi je viens toujours ici, je ne peux pas m’exposer. En Ethiopie il y a pas mal de sujets dont il vaut mieux ne pas parler. L’un d’entre eux est les soldats américains et leurs activités », continue l’homme, dont nous ne citerons pas le nom.
L’homme parle et raconte en un anglais parfait. De temps en temps cependant il s’interrompt et continue doucement en amharique. En fait, aujourd’hui aussi au Dil Hotel comme dans tout Dire Dawa, circulent des soldats américains. Premier d’infanterie, Air Force, Us Navy. Tous en uniforme et grades bien en vue. Certains d’entre eux sont armés, M-14 en bandoulière, chargeurs non insérés mais à portée de main. Ils déchargent du matériel à peine arrivé à bord d’un van et de trois tous-terrains Toyota. Des véhicules civils, comme toujours. Des ordinateurs, de la technologie de communication satellitaire et du matériel pour construire un camp (tentes et lits de camp) sont laissés sous la garde de 4 soldats baraqués du Premier régiment d’infanterie. Pendant ce temps, d’autres hommes en uniforme (officiers d’aviation et de marine) accompagnent trois hommes et une femme pour une visite de reconnaissance de l’hôtel. Ils discutent serré, à voix basse. Ils contrôlent les pièces, les entrées de l’hôtel, les voies de secours, les toits. Puis certains d’entre eux remontent dans les quatre-quatre et s’en vont, escortés par des enfants éthiopiens qui parlent avec un gros accent américain. « L’un d’eux a demandé des informations sur les clients de l’hôtel » raconte ensuite un salariés, d’une voix préoccupée.
Que la Corne d’Afrique soit devenu pour les Usa un des lieux stratégiques de la fameuse « guerre au terrorisme » n’est pas une nouveauté. Comme n’est pas nouveau non plus le fait que le petit état de Djibouti soit le centre de commandement de la Combined Joint Task force (Cjtf) étasunienne pour la Corne d’Afrique. Une mission militaire d’intervention rapide et d’espionnage « dont l’objectif est de repérer, d’interrompre, et en dernière analyse, de défaire les groupes terroristes transnationaux qui opèrent dans la région- en empêchant des paradis sûrs, des soutiens extérieurs et une assistance matérielle pour les activités terroristes », comme explique le site Globalsecurity.org.
En outre, le Cjtf « a pour but de combattre la réémergence du terrorisme international dans la zone à travers des opérations militaires/civiles et en soutenant des opérations d’organisations non gouvernementales, à fin de renforcer la stabilité à long terme de la région ». La zone de responsabilité de la mission, si l’on en croit le site officiel, comprend l’espace terrestre et aérien d’Ethiopie, Soudan, Somalie, Kenya, Erythrée, Djibouti et Yémen. La base principale de cette mission est, depuis ses débuts en 2002, Camp Lemonnier, ex-caserne de la Légion étrangère française, un peu à l’extérieur de Djibouti-ville, capitale et unique ville qui ait un peu d’importance dans la petite république.
C’est ici que sont basés des soldats d’infanterie, des marines, mais aussi des forces de la marine, de l’aviation, et des services secrets. D’ici qu’hier est parti l’avion AC-130 qui a bombardé la zone de Ras Kamboni, au sud de la Somalie, où se trouvent selon les services secrets étasuniens les miliciens des Cours islamiques et des membres suspectés de Al Qaeda. Selon le Commandement, la mission dans la zone soutient l’opération Enduring freedom et allie des activités civiles de soutien à la population (effectuées par des soldats armés et en uniforme) à des opérations d’entraînement militaire d’armées de pays amis, outre de véritables opérations anti terroristes. Le tout, dit le bureau de presse du Cjtf, « dans le but de garantir aux Nations hôtes un environnement stable et sûr, où les gens aient la liberté de choisir. Où l’éducation et la prospérité soient à la portée de chacun et où les terroristes, qui avec leurs idées extrémistes essaient de réduire en esclavage les Nations, ne puissent pas piétiner le droit à l’autodétermination ».
Et l’Ethiopie ? Les activités militaires Us en Ethiopie des quatre dernières années sont allées en augmentant. En dehors de Dire Dawa, depuis le début de 2004, des unités étasuniennes ont commencé à coopérer et à entraîner des unités spéciales éthiopiennes dans un petite base militaire appelée « Camp United ». Mais de là partent aussi des actions liées à la « guerre au terrorisme global », coordonnées par la base de Djibouti.
La même chose se passait il y a quelques mois à Gode, dans la région somalienne d’Ethiopie, proche de la frontière avec la Somalie. Puis Addis Abéba a commencé ses préparatifs pour l’intervention en Somalie, et la base Us a disparu. Où est-elle passée, on n’en sait rien. Ce qui est sûr, c’est que les opérations antiterroristes étasuniennes qui partent de l’Ethiopie continuent. Et les gens, qui déjà ne comprennent pas le sens de l’intervention militaire en Somalie, sont perplexes. Dans le centre de Dire Dawa, dans le quartier de Kezira, il y a toujours des soldats en uniforme avec leurs armes bien en vue. « Nous ne comprenons pas ce qui se passe », explique Blein, assise au Mitto Café, entourée d’une dizaine de soldats Us qui boivent quelque chose. « La seule chose qu’on sait, c’est qu’il ne faut pas poser de questions ».
Emilio Manfredi
– Source : il manifesto www.ilmanifesto.it
– Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio
L’agonie de la Somalie dans la morsure des éthiopiens, par Abdi Jama Ghedi.
Sombres pensées somaliennes en ce sale Noël 2006, par Igiaba Scego.