Il y a quelques jours, dans une lettre, une cinquantaine de médecins israéliens, selon l’ONG Physicians for Human Rights Israël, ont appelé au bombardement de tous les hôpitaux de Gaza, déclarant que ses habitants avaient "provoqué leur propre destruction" en permettant aux hôpitaux de devenir des "nids de terroristes". Cette lettre est passée sous le radar des principaux médias occidentaux, jusqu’à ce que la journaliste indépendante Meriem Laribi interpelle professionnels des médias et la communauté médicale.
Le 8 novembre, la journaliste indépendante Meriem Laribi lance l’alerte sur Twitter : des professionnels de la santé israéliens, parmi lesquels des pédiatres, des gynécologues et des médecins de famille, auraient publié une lettre appelant à l’utilisation de tous les moyens nécessaires, y compris le bombardement des hôpitaux de Gaza, pour éliminer les combattants du mouvement islamiste Hamas suite à l’attaque sanglante du 7 octobre.
Des médecins israéliens laisseraient-ils leur blouse à la salle de garde pour enfiler leur casquette d’agents militaires au service de la guerre psychologique en Israël ? Laisseraient-ils aussi au placard le serment d’Hippocrate, qui prône le respect de toutes les personnes, sans aucune discrimination ? "Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas abusivement les agonies. Je ne provoquerai jamais la mort délibérément", sauf, semblerait-il, si ces patients se trouvent dans un hôpital gazaoui. Cet appel, qui force la révision du rapport au statut de médecin et du halo humaniste qu’on lui projette, est difficile à croire. Et pourtant.
Selon la lettre, rédigée en hébreu, les Gazaouis qui ont transformé les hôpitaux en "nids de terroristes" sont responsables de leur propre anéantissement. Les médecins israéliens écrivent que "les habitants de Gaza ont jugé bon de transformer les hôpitaux en nids de terroristes pour profiter de la moralité occidentale" et qu’"ils ont provoqué la destruction sur eux-mêmes". "Le terrorisme doit être éliminé partout" et "le plus tôt sera le mieux."
Un peu plus loin dans la lettre, les mots sont clairs : "attaquer le quartier général des terroristes situé à l’intérieur d’un hôpital est le droit et le devoir de l’armée israélienne". Israël accuse le Hamas de se servir des hôpitaux de la bande de Gaza pour cacher des armes, des munitions ou des combattants, ce que le mouvement islamiste dément. Avec cet appel aux bombardements, Israël fait des Gazaouis des complices d’office du Hamas.
La publication de cette lettre apparaît dans les médias israéliens le 5 novembre. Notamment dans Maariv, "Le Soir"en hébreu, deuxième plus gros tirage des journaux payants en Israël et l’un des trois principaux quotidiens, avec Haaretz et Yediot Aharonot.
Dr Hana Katan, gynécologue signataire de la lettre, a justifié sa position lors d’une interview à la radio israélienne 103fm : "Nous ne sommes pas prêts à ce que l’armée soit dans une position dans laquelle elle mettrait en danger les soldats pour protéger les terroristes", avant d’ajouter "nous n’avons pas honte, ce n’est pas un hôpital qui traite des patients, c’est un hôpital du Hamas."
A Gaza, un groupe de docteurs palestiniens a réagi dans une vidéo postée sur X (ex-Twitter) : "En tant que médecins, ambassadeurs de paix, nous sauvons des vies. Les médecins qui ont signé la lettre appelant au bombardement d’hôpitaux avec leurs patients ont trahi leur profession et en portent la responsabilité."
Indignation d’une partie de la communauté médicale israélienne
Sur Ynet, site internet d’information le plus populaire d’Israël, on apprend que l’appel des médecins suscite débat. L’Association médicale israélienne, association professionnelle de médecin dans le pays, a publié le 5 novembre sur son site une réponse à la missive, affirmant s’engager à "respecter les principes de l’éthique médicale, du droit international et de la Convention de Genève", parmi lesquels l’opposition au ciblage délibéré des installations médicales et l’opposition à la mise en danger délibérée des civils recevant des soins médicaux.
L’organisation non-gouvernementale et humanitaire Physicians for Human Rights Israel a elle aussi pris position dans une lettre publiée sur son site internet. En voici un extrait :
"Quel mal un nouveau-né en couveuse ou une personne dont les jambes ont été amputées lors du bombardement de son appartement ont-ils fait pour mériter d’être tués ? La lettre affirme que les patients peuvent être déplacés vers le sud, vers un autre endroit. Or, dans la bande de Gaza – que ce soit au nord ou au sud – il n’y a pas d’hôpitaux pouvant les accueillir, pas d’ambulances équipées pour transporter des patients aux cas complexes, pas de couveuses pour les nouveau-nés prématurés et pas de médecins pour les accompagner. Sans ces éléments, l’appel à l’évacuation des patients n’est pas un appel humanitaire. Le voile de la tromperie doit être levé : c’est une condamnation à mort pour les patients."
La réponse du Physicians for Human Rights Israel a été signée par plus de 300 membres du corps médical, affirme son directeur exécutif, Guy Shalev. Le médecin regrette qu’il puisse exister un débat sur une telle position. Si une grande partie de la communauté médicale a été choquée par cet appel aux bombardements, "beaucoup de travailleurs médicaux sympathisent avec cette position et ne font pas la distinction entre le Hamas et le peuple innocent, les médecins adoptent une stratégie militaire". "Un bébé dans un hôpital devient responsable des actions du Hamas", déplore-t-il.
Guy Shalev dénonce également le double standard de la liberté d’expression au sein de la communauté médicale. Les signataires de l’appel aux bombardements "ne sont pas des figures marginales, ils font partie de la communauté, certains ont des rôles de premier plan" ; et des docteurs palestiniens, "scrutés pour la moindre action, notamment sur les réseaux sociaux", doivent aller travailler chaque jour avec ces docteurs qui "lancent un appel génocidaire illégal et contraire à l’éthique médicale sans être interrogés, sans craindre la moindre mesure disciplinaire."
Les hôpitaux de Gaza au coeur des affrontements entre Israël et le Hamas
A Gaza, la riposte de l’armée israélienne et le blocus affectent largement les hôpitaux. Pour un épisode de son podcast "Sur le fil" diffusé mardi, l’AFP a fait le point sur la situation avec Guillemette Thomas, coordinatrice médicale de Médecins Sans Frontières à Jérusalem : "Dans les hôpitaux ils manquent de tout, la situation est plus que catastrophique (...) Les patients peuvent attendre deux semaines avant d’aller au bloc opératoire". A Gaza, on meurt sous les bombes et on meurt de maladies qui auraient pû être soignées. Guillemette Thomas explique que plus de 60% des personnes qui arrivent dans les hôpitaux sont des femmes et des enfants "avec des blessures extrêmement graves", dûes aux bombardements et à l’effondrement des immeubles. Les hôpitaux servent aussi de refuge aux populations palestiniennes évacuées de leurs maisons, en quête d’un endroit sûr pour leurs enfants. Les hôpitaux sont devenus des "camps de déplacés" : ce sont entre 40 et 50 000 personnes qui sont dans l’hôpital Shifa, affirme-t-elle.
Les médecins "agissent en tant que citoyens extrémistes"
Rony Brauman, ancien directeur de Médecins sans frontières, s’est dit "choqué et dégoûté par cet appel répugnant de [ses] confrères israéliens" qui "sortent de leur rôle" et agissent "en tant qu’enragés, en tant que citoyens extrémistes". Celui qui a d’abord cru à une fausse nouvelle lorsqu’il a pris connaissance de la lettre n’est pas tant surpris de l’appel, dans l’ambiance incandescente actuelle, que du fait de constituer un groupe de médecin en faveur de ces bombardements : "’il faut faire un drôle d’exercice mental pour associer médecins et bombardements des hôpitaux". Il y voit peut-être là une Fenêtre d’Overton, que l’on ouvre un peu plus pour justifier l’injustifiable, pour penser à haute voix l’impensable, tout en oubliant de panser les plaies.
Rony Brauman voit aussi dans cette lettre "le signe de la brutalisation de la société israélienne, qui semble être un symptôme direct de l’esprit colonial qui par nature abaisse le colonisé, en fait un être diminué, à qui l’on s’adresse dans un mélange de méfiance et de violence." Car c’est bien de celà dont il s’agit dans cette lettre, de méfiance et de violence. Violence dans l’appel aux bombardements, méfiance quant à l’utilisation des hôpitaux comme planque pour armes et combattants.