Dès le début du nouveau bain de sang au Moyen-Orient, la qualification d’antisémite que les partisans d’Israël attribuaient si volontiers à tous ceux qui osent critiquer sa politique a été remplacé par... la criminalisation, la censure et toutes sortes de persécutions, même à l’encontre de ceux qui ne font que se déclarer solidaires des Palestiniens. Mais le plus scandaleux et le plus choquant, c’est que dans la plupart des cas, ces chasseurs autoproclamés d’antisémites sont eux-mêmes des racistes et... des antisémites patentés ! Bien que " paradoxal ", le phénomène est suffisamment dangereux pour qu’on s’en préoccupe, car il promet un avenir très inquiétant pour nos droits et libertés démocratiques les plus élémentaires.
Le fait apparemment paradoxal que tant, sinon la plupart, des meilleurs "amis d’Israël" d’aujourd’hui, et de Netanyahou lui-même, soient des antisémites notoires, ne devrait surprendre que ceux qui ignorent l’argumentation et l’histoire du projet sioniste. Le fondateur et idéologue du mouvement sioniste lui-même, Theodor Herzl, a fondé son projet sur la prédiction que les dirigeants antisémites des grandes puissances de son époque "seront très intéressés à nous procurer la souveraineté », c’est-à-dire un État juif. Et il est vrai que l’histoire n’a pas démenti cette prédiction. L’homme qui, par sa célèbre "Déclaration" (1917), a ouvert la voie à la création de cet "État juif", Arthur Balfour, alors ministre des affaires étrangères de l’Empire britannique, était un antisémite notoire, du genre des "sionistes chrétiens" basés aux États-Unis, qui sont aujourd’hui les partisans les plus fanatiques d’Israël et de Trump (1). Quant à la la création de l’État d’Israël en 1948, ce n’est certainement pas un hasard si la grande puissance qui l’a reconnu la première et l’a aidé – en lui fournissant même des armes !- dans ses premiers pas cruciaux fut l’Union soviétique du tout-puissant Staline. Un Staline qui s’était toutefois déjà distingué par son antisémitisme (mortifère) qui allait culminer en 1953 avec la tristement célèbre "conspiration" des médecins juifs qui, prétendument, auraient projeté d’empoisonner l’ensemble des dirigeants soviétiques.
Et aujourd’hui ? Ce "fait apparemment paradoxal" ne concerne-t-il que Viktor Orbán ? Ce Premier ministre hongrois, qui se déclare à la fois "meilleur ami" de Netanyahou, mais aussi admirateur de l’œuvre du dictateur de son pays et allié du Troisième Reich, l’amiral Horthy, qui n’a rien fait pour s’opposer aux déportations et aux assassinats des Juifs de Hongrie lorsqu’il était au pouvoir ? Hélas, non. Orbán, qui aime aussi faire des "blagues" sur les chambres à gaz de l’Holocauste (!), n’est qu’un des nombreux archi-antisémites qui non seulement soutiennent l’Israël de M. Netanyahou, mais stigmatisent également en les qualifiant d’antisémites ceux qui osent critiquer la politique d’Israël et de ses dirigeants. C’est le cas, par exemple, des dirigeants français d’extrême droite et nostalgiques du collabo et persécuteur des Juifs maréchal Pétain, que sont Marine Le Pen et Éric Zemmour. Ou de la Première ministre "post-fasciste" italienne Giorgia Meloni, qui ne cache pas son admiration pour son mentor politique Benito Mussolini, qui s’est également distingué par ses « lois-raciales » en 1938 et ses persécutions des Juifs. Et bien sûr, les innombrables politiciens d’extrême droite et racistes, de l’Américain Trump à l’Italien Salvini, et du Russe Poutine aux Espagnols de VOX nostalgiques de Franco, qui vénèrent Netanyahou et restent des racistes convaincus, remplaçant simplement leur antisémitisme traditionnel par le racisme islamophobe actuellement plus « acceptable » et dans le vent.
Et qu’en est-il de nous ? De nous tous et toutes qui persistons à dire que ce qu’Israël fait actuellement à Gaza bafoue le droit humanitaire et constitue la définition même du génocide. Qu’avons-nous à opposer aux amis d’Israël de M. Netanyahou qui se sont endormis antisémites et se sont réveillés adversaires irréconciliables de l’antisémitisme ? Non, cette fois nous ne ferons pas appel au témoignage du plus célèbre de tous les juifs et qui en plus a failli devenir le premier président d’Israël, d’Albert Einstein, qui n’a pas hésité à avertir – il y a 75 ans ! - que les mentors et prédécesseurs politiques de M. Netanyahou étaient des " fascistes ", des " terroristes " et des " criminels ". (2) Cette fois-ci, nous invoquerons le précieux témoignage de deux personnes très spéciales qui ont été les protagonistes de deux énormes événements historiques, concernant tous deux directement les Juifs et Israël : la lutte (victorieuse) contre le régime raciste d’apartheid sud-africain et l’héroïque soulèvement du ghetto de Varsovie.
Ρόνι Κάσριλς
La première de ces deux personnes est le Sud-Africain Ronnie Kasrils, qui a été bien plus qu’un simple militant antiraciste dans le pays de l’apartheid, puisqu’il a dirigé la lutte armée du Congrès national africain (ANC) et a été ministre dans les premiers gouvernements post-apartheid de Nelson Mandela. De toute évidence, ses expériences personnelles aux avant postes de la lutte antiraciste pendant 30 ans font que l’avis de Ronnie Kasrils sur l’apartheid israélien devrait faire autorité. Et comme si tout cela ne suffisait pas, il est en plus juif, avec un passé de réfugié et des membres de sa famille qui ont péri dans l’Holocauste !
Voici donc un petit aperçu de ce que pense et dit d’Israël et des Palestiniens Ronnie Kasrils, lequel se rend souvent en Palestine occupée et entretient des rapports fraternels avec ses organisations de résistance :
« Il convient de rappeler que lorsque le fondateur du sionisme au XIXe siècle, Theodor Herzl, a cherché à obtenir le soutien des puissances européennes, il a promis qu’un "État juif" en Palestine construirait un mur de fer "contre la barbarie asiatique". Il a proposé de garantir les intérêts impérialistes occidentaux contre les Arabes et plus à l’est, par le biais d’une implantation européenne dans ce qui a été pendant des siècles une terre prospère appelée Palestine".
"Tout au long de l’histoire, les révoltes d’esclaves ont visé les propriétaires d’esclaves et leurs familles, ainsi que le système d’esclavage. Ces révoltes étaient justes. Nous devons regretter toutes les pertes de vies civiles, en particulier les crimes de guerre, mais ce regret ne peut être utilisé pour nier la justice de la cause palestinienne et le droit moral et légal des Palestiniens à la résistance armée."
"En annonçant le début d’une "guerre totale", le ministre israélien de la défense, Yoav Gallant, a déclaré dans des termes qui feront à jamais honte à Israël : "J’ai ordonné un siège complet de la bande de Gaza. Il n’y aura pas d’électricité, pas de nourriture, pas de carburant... Nous combattons des animaux humains". Je ne dis pas cela à la légère, mais il est clair que ces mots auraient pu sortir de la bouche d’un exterminateur nazi".
"Partout dans le monde, les gens de conscience se souviennent et célèbrent le courage des Juifs du ghetto de Varsovie qui se sont soulevés, les armes à la main, contre l’esclavage nazi, prêts à mourir debout au lieu d’attendre passivement la mort comme des moutons. Bien que les Sud-Africains aient été déclarés terroristes lorsque nous avons pris les armes contre l’apartheid, la lutte armée était largement reconnue comme parfaitement légitime. La résistance armée contre l’occupation militaire et la tyrannie est reconnue comme un droit universel dans le droit international et comme un droit moral dans la théorie de la guerre juste".
"De nombreux Juifs, dont certains citoyens courageux d’Israël, sont profondément opposés au sionisme et à l’État israélien. Aux États-Unis, un grand nombre de jeunes juifs se sont retournés contre Israël. Les réseaux juifs antisionistes internationaux proclament que les Palestiniens ont tout à fait le droit de résister, affirmant qu’Israël ne parle pas en leur nom. Il s’agit là d’une réfutation majeure de la propagande sioniste, qui prétend qu’Israël représente tous les Juifs du monde" (3).
Μάρεκ Έντελμαν, Marek Edelman. Le deuxième de ces deux personnalités très spéciales est Marek Edelman, chef adjoint de l’insurrection du ghetto de Varsovie et l’un des rares combattants à avoir survécu. Pour son attitude à l’égard de l’État d’Israël, du sionisme et des Palestiniens, voici ce que nous avons écrit dans sa nécrologie en 2009 :
"Edelman n’a jamais cessé de dénoncer l’État d’Israël avec lequel il ne voulait rien savoir. "De quel peuple juif parle-t-on ?" a-t-il déclaré un jour au journal israélien Yediot Aharonot. "Israël a été créé sur la destruction de cette vaste culture juive séculaire qui s’épanouissait entre la Vistule et le Don. La culture israélienne n’est pas la culture juive. Quand on veut vivre parmi des millions d’Arabes, il faut se mélanger à eux, laisser l’assimilation et les mariages mixtes faire leur travail".
"L’État d’Israël détestait Marek Edelman parce qu’il était la négation vivante de tous ses péchés et crimes originels. Il était la figure la plus célèbre et la plus emblématique d’un passé, du mouvement socialiste et ouvrier antisioniste d’avant-guerre de la majorité des Juifs de la diaspora européenne, dont le sionisme - et Israël - a tout fait et continue de tout faire pour effacer toute trace de l’histoire, et même des bibliothèques ! Et lorsqu’une journaliste israélienne lui avait demandé s’il craignait que sa propre mort fasse oublier le soulèvement du ghetto de Varsovie, Edelman avait répondu : "Non. Cet événement a laissé trop de traces dans l’histoire, la musique, la littérature et l’art. C’est en Israël que notre mémoire risque d’être effacée. Pour vous, Israéliens, la guerre des Six Jours (1967) est l’événement le plus important de l’histoire juive moderne. Vous pouvez compter sur un État, des chars et un puissant allié américain. Nous, nous n’étions alors que 200 jeunes hommes avec pour seules armes six revolvers, mais nous en étions moralement supérieurs". Et lorsque la journaliste a tenté de discréditer le rôle des collabos juifs dans le génocide, un Edelman cinglant l’a remise à sa place : "C’est votre philosophie israélienne, celle qui consiste à croire que l’on peut tuer 20 Arabes tant qu’un Juif reste en vie. Chez nous, il n’y a de place ni pour un peuple élu, ni pour une Terre promise"... (4)
D’un côté, la foule des monstres insensibles qui ne ressentent rien face aux hécatombes de milliers d’enfants de Gaza et s’obstinent à soutenir Netanyahou et ses génocidaires. Et d’autre part, les Kasrils et les Edelman qui perpétuent la longue tradition émancipatrice juive de Marx et Einstein, de Walter Benjamin et Rosa Luxembourg, de Kafka, de Trotsky, et de tant d’autres. D’un côté, le cynisme, la rage meurtrière et la haine mortelle pour tous les Edelman et Kasril. De l’autre, ce que Kashrils appelle "le droit moral et légal des Palestiniens à la résistance armée", complété par Edelman qui, en 2003, s’adresse dans une lettre ouverte à "tous les dirigeants des organisations militaires, paramilitaires ou de guérilla palestiniennes et à tous les soldats des groupes militants palestiniens", les qualifiant non pas bien sûr de terroristes mais de "partisans". Eux savent certainement mieux que quiconque ce que c’est que de résister à l’injustice et à l’asservissement et de combattre le racisme et l’inhumanité.
Notes
1. Voir l’excellent texte de Gilbert Achcar « La dualite du projet sioniste » :https://www.monde-diplomatique.fr/mav/157/ACHCAR/58306
2. http://www.cadtm.org/Quand-Einstein-appelait-fascistes-ceux-qui-gouvernent-Israel-depuis-44-ans
3. Extraits du texte de Ronnie Kasrils « Israel’s barbarism in Gaza » :
https://www.politicsweb.co.za/documents/like-the-phoenix-gaza-will-rise-from-the-fire
4. Texte existant seulement en grec :https://www.contra-xreos.gr/arthra/1380-marek-edelman-1919-2009.html