1. De l’inutilité des Miséreux (1)
Si j’avais à soutenir le droit que nous avons de considérer les Miséreux comme inutiles, voici ce que je dirais.
Les Peuples civilisés ont éclairé le Monde et ont innové plus qu’à leur tour. Ceux qui n’ont que pour tout bagage intellectuel que leurs mains malhabiles sont tels qu’il est impossible de les plaindre.
Le Monde serait moins riche de ses riches, si ceux-ci partageaient avec cette multitude nécessiteuse et improductive.
Il est si naturel de penser que c’est le statut social qui détermine la place réservée à chacun, que ce sont les inégalités qui stimulent la créativité, engendrent le dynamisme.
On ne peut honnêtement se mettre dans l’esprit que la Nature, qui est si généreuse à qui sait la cueillir, ait mis une conscience, surtout une conscience humaine dans des corps si émaciés, si tordus, si mal recouverts de guenilles, transgressant à l’envi les codes de la bienséance.
On peut juger de l’importance des choses par l’intérêt que leur portent les meilleurs philosophes. Comme ils sont plutôt enclins à manier de coruscants [= brillants] concepts, certaines réalités implacables ne peuvent que leur échapper, d’autant que les pauvres se cachent pour mourir.
S’il fallait une preuve que les Miséreux n’ont pas le sens commun, il suffirait de voir qu’ils font bien plus de cas d’un collier de verroterie, trouvé parmi les immondices qui leur servent d’environnement, que d’un sautoir chryséléphantin [c-à-d d’or et d’ivoire], qui, chez les Nations policées, est d’une si grande conséquence.
Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des Hommes, parce que, si nous les supposions comme tels, on commencerait à en déduire que nous ne sommes pas nous-mêmes des Humains.
De petits esprits, en quête d’une facile reconnaissance, exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Miséreux : car, si elle était telle qu’ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête de nos gouvernants émérites, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ?
2 - Si tu peux (2)
Si tu peux voir disparaître des Terres exotiques
Et sans dire un seul mot te remettre à spéculer
Ou voir submerger les demeures des déshérités
Sans un geste et sans un remords
Si tu peux embrasser d’un seul regard
Et voir, parmi plein de chiffres, les futurs dividendes
Si tu peux apprécier des senteurs rares, des mets raffinés
Quand d’autres ne connaîtront que les reliefs
Si tu peux voir voguer tes déchets sur la mer océane
Jusqu’à des contrées lointaines, des bidonvilles
Si tu peux négliger cette joyeuse jeunesse
Oubliée par la providence, mais rattrapée par le progrès
Qui tente de donner une seconde chance à tes rebuts
Si tu peux rester digne, magnifique, la mise impeccable
Sans jamais connaître le moindre scrupule
Si tu peux jouir du superflu jusqu’à satiété
Quand tant ignorent jusqu’à la saveur de l’essentiel
Si tu sais innover, calculer, dégraisser, accumuler
Sans jamais vivre à-propos
Si tu sais feindre, maquiller, dissimuler, tricher
Sans jamais connaître de maux de conscience
Si tu sais être inflexible en affaires
Sans jamais te laisser attendrir par les conséquences
Si tu peux dédaigner l’inhumaine condition de certains
Et t’affranchir du fait qu’il n’y a pas d’effet sans cause
Si tu as les dents acérées, beaucoup d’entregent
Si, par dessus tout, la finance est une amie très chère
Alors, tu feras de nombreux envieux
Tu auras, à tes pieds, une foultitude de courtisans
Tous esclaves volontaires de ton bon plaisir
Et, ce qui vaut mieux que la sagesse et l’humanité
Tu seras parmi l’élite, mon fils.
« Personne »,
15 fructidor an 225
(1) Texte reprenant les mots, les formules, les phrases et l’esprit de De l’esclavage des Nègres, de Montesquieu : http://expositions.bnf.fr/montesquieu/themes/esclavage/anthologie/montesquieu-l-esprit-des-lois-de-l-esclavage-des-negres.htm
(2) Texte s’inspirant de If de R. Kipling