Rien de ce qui nous abrite, nous chauffe en hiver, nous aère en été, nous habille, nous nourrit, rien de ce que quotidiennement et à longueur de journées nous manipulons ou simplement touchons, rien de ce que nous foulons sous nos pas, rien qui ne soit issu de cette production.
Et pour le plus grand nombre la vie n’est autre chose qu’être membre de ces armées.
Il existe une histoire de la technique, qui a ses chaires, ses historiens, à vrai dire peu nombreux, et cette histoire est passionnante. Pourtant, ce qui occupe tant de monde et constitue l’essentiel de l’activité humaine intéresse bien peu les producteurs et réalisateurs de documentaires.
Ce qui me rappelle une petite aventure que je vécus au Maroc où, – paraît-il, les choses auraient bien changé depuis.
Je fus mis en relation – je ne sais plus ni pourquoi ni comment – avec un fabricant bcbg de tapis de haute laine auquel je commandai trois beaux tapis sur présentation de modèles. À moi de choisir les couleurs dans lesquelles ils seraient exécutés.
La commande demandait du temps avant d’être honorée si bien que, pour me faire patienter, on me proposa quelque chose d’inouï, sous le sceau de la discrétion la plus absolue. « On m’avait à la bonne », je ne sais pas non plus pourquoi, ou plutôt si puisque j’apportais l’argent : je fis la visite des ateliers.
Premier grand portail de fer gris franchi, dans la médina, deuxième portail à guichet, les deux fermés à double tour avant et après le passage, je pénétrai dans le saint des saints, guidé par une femme grande élégante dans sa tenue traditionnelle et tout sourire pour moi.
Stupéfaction ! Sous un grand hangar, une centaine, peut-être plus, de petites filles de moins de dix ans sans limite inférieure d’âge, assises devant leur ouvrage en rangées parallèles d’une dizaine chacune. Dissipées par l’intrusion, elles se mirent à rire et à jaser comme dans une salle de classe. Pas pour longtemps, car je vis l’expression de mon cicerone se durcir, son regard devenir noir et menaçant ; je n’en suis plus très sûr, mais il me semble qu’elle tenait une férule. Et le travail de reprendre aussitôt. Elles ne lançaient pas la navette, non : dans la chaîne et la trame déjà en place elles faisaient des nœuds de laine, un à un et dextrement.
Il eût été sot de s’indigner, je préférai garder ce souvenir bien ancré, sans doute pour l’encrer aujourd’hui.
On m’expliqua que cette enfance était soi-disant « en apprentissage ».
Ces tapis sont toujours chez moi : je ne peux ignorer de quelles menottes ils sont sortis.
Où donc voulais-je en venir ?
Ah ! oui : c’est que sur l’aspect technique de la production s’est greffé, ou plutôt s’est établi en symbiose avec elle, au cours d’une longue histoire, son aspect économique.
C’est-à-dire, que ceux qui produisent ne possèdent pas les moyens de la production, ni leur produit ; à peine s’ils se possèdent eux-mêmes depuis le remplacement de l’esclavage puis du servage par le salariat.
Car cette production industrielle est capitaliste, qui entretient une classe de la société qui est « au-dessus », qui décide de ce qu’il faut faire pour empocher sous forme de profit la sueur et les larmes de ceux qu’elle exploite.
Voilà pourquoi les documentaires, qui sont aussi sa production, sont plutôt portés à s’intéresser à ce qui fait son bonheur, plutôt qu’à ce qui se passe derrière les portails verrouillés là-bas, plus symboliques ici mais tout aussi efficaces.
D’ailleurs, les films et les romans en général ne font pas mieux ; s’ils consentent parfois à faire allusion à la vraie vie, ils ne le font le plus souvent que pour planter fugitivement le décors de ce qui n’a pas beaucoup à voir avec elle.
La vieille division qui existe depuis l’antiquité, entre théorie et pratique (qui fut déjà analysée par Aristote), entre travail scientifique et travail productif, entre richesse et travail, entre peine et loisir (l’otium), est encore aujourd’hui pleinement à l’œuvre. Et malheur ! à ceux et à celles qui entreprennent de contester sérieusement cet ordre « naturel » des choses.