J’avais commencé un article sur la sexualité des personnes handicapées. Article que je me suis senti obligé de rédiger, en partie poussé par la pression extérieure de tous ceux et de toutes celles que le sujet intriguait autant qu’intéressait, en partie par cette autre pression -intérieure celle-là , qui exigeait que j’éclaircisse une position claire et définitive sur un sujet qui, par ailleurs, me semblait évident. Or, j’ai très vite compris combien l’évidence est aussi trompeuse et dangereuse que l’empressement et comment on peut arriver à des lieues de l’objectif que l’on s’était assigné. N’empêche, cette errance, tout à fait volontaire -même si inconsciemment encore à déchiffrer- m’a permis d’apprendre des choses sur moi et sur la manière d’envisager la problématique, en même temps que l’évidence s’en est allée. Raison ultime pour laquelle j’ai effacé le propos et m’attèle, ici, à la tâche, difficile, de le restructurer dans son entièreté.
Premier fait d’évidence : la sexualité des personnes handicapées constitue une réalité ; deuxième point, tout aussi évident : cette sexualité, pour particulière qu’elle puisse être, ne peut s’entendre qu’incluse dans l’ensemble plus vaste de la sexualité humaine en général. Troisième évidence -quoiqu’un peu moins évidente pour certains : n’en déplaise aux professions qui en font le fondement de leur pratique, la sexualité ne peut se réduire ni au biologique, ni à la tuyauterie du manuel du bon fonctionnement de l’acte sexuel et de la mécanique orgasmique. Voilà pour les évidences.
Les autres présupposés par rapport à ce qui va suivre seraient ceux-ci :
a) parler de sexualité c’est parler de ce qui fonde l’être humain dans une de ses dimensions essentielles, puisque l’Homme (celui que l’on prend avec une grande H), en dehors d’être cet animal poussé par des instincts et des besoins -notamment sexuels et de reproduction- reste d’abord et avant tout, un être de culture, de parole et de relations. Par quoi il serait vain d’aborder la problématique sans toucher cet aspect de culture, tout le côté symbolique et la question, première, du désir.
Dans ce sens, une erreur que la plupart commettent, consiste à faire l’impasse sur l’un des deux plans et donc à confondre besoin et désir, appétit et relation. Si l’on peut baliser, contrôler, légiférer, quantifier les premiers, il n’en va pas de même pour les seconds.
b) aborder la sexualité -celle des personnes handicapées, qui plus est- implique, d’entrée de jeu, la question du corps, de l’image personnelle et sociale de celui-ci, du narcissisme et de l’image spéculaire à la norme culturelle et sociale qui fondent le rapport de chacun et de tous à celui-ci.
A ce propos, deux remarques s’imposent. Tout d’abord, faire l’impasse sur le corps et ce qu’il engage amputerait l’analyse. Cela étant dit, limiter la problématique sexuelle à la seule question du corps et de son image, équivaudrait -pour ce qui est des personnes handicapées cela semble plus clair- à penser la personne de manière organique, orthopédique et non comme Sujet de désir. Ainsi, la personne handicapée se verrait réduite à un ou des organes malades, manquants, défaillants ou frappés du sceau de la différence. Enfin, dans ce sens, parler de personne handicapée et non pas de personne porteuse de handicap (ou en situation de handicap) c’est, de facto, réduire la personne au handicap et donc, lorsque l’on en viendra à parler de la sexualité des personnes handicapées, ce ne sera pas autre chose que parler d’un corps malade ou dysfonctionnant ; autrement dit, d’une abstraction, pire, d’une projection tout empreinte des valeurs et croyances véhiculées -à « notre corps défendant »- par le discours culturel dominant qui se répète et se reproduit… C’est d’ailleurs à ce type de reproductions, de projections, de répétitions qu’il nous faudra être particulièrement attentifs, notamment pour éviter ce que Bourdieu appelle la reproduction sociale des comportements -une reproduction sociale qui fait, notamment, que la libération sexuelle des femmes, bien qu’apparemment réelle, ne se soit pas traduite par un changement fondamental de la place de ces dernières dans nos sociétés et que leurs revendications restent, en quelque sorte, fondamentalement les mêmes qu’il y a quarante ou cinquante ans.
c) Nous entrons, par ce biais, dans le troisième présupposé et qui n’est pas autre chose que la recherche et l’approfondissement de la notion d’égalité, laquelle, pour évidente qu’elle puisse paraître, n’en demeure pas moins problématique, en ce sens que ce qui semble évident reste, bel et bien, le fait que cette égalité pose problème, ne va pas de soi et se trouve questionnée, au premier chef, dès que l’on aborde le sujet de la sexualité des personnes en situation de handicap -comme lorsqu’il s’agit de traiter, plus généralement, des personnes porteuses de handicap et de leur place dans la société en général.
Par rapport à ce qui précède, il serait légitime de se questionner sur le fait de savoir si une telle égalité est possible -en dehors des considérations politiques, juridiques ou morales- et si elle serait désirable, analyse faite des contenus du concept. Car, d’évidence, la sexualité ne peut être la même pour personne -et de fait, chacun s’en arrange comme il le peut- ; cela étant, le droit à son expression comme à sa jouissance peuvent et doivent, quant à eux, être le socle en dehors duquel tout débat se transforme en exigence, en combat.
d) Ce qui nous porte vers le quatrième présupposé : le regard que l’on porte sur le handicap induit celui porté sur la sexualité des personnes qui en sont porteuses. Car il serait plus que temps que nos sociétés, nos cultures, posent un regard sur la personne plutôt que sur le handicap, les choses deviendraient plus claires et plus simples. Quelle place pour les personnes en situation de handicap ? Répondre à cette question donne une grande partie de réponse à cet autre question qui nous préoccupe ici : quelle sexualité des/pour les personnes, par ailleurs, porteuses de handicap ?
Pour ce qui est de ce présupposé, une conclusion qui s’impose d’emblée réside en ceci que rien ne sera dit de définitif sur le sujet qui ne soit dit et porté par les personnes concernées ; rien ne pourra être mis en place -en dehors de la question plus politique, juridique et sociale de l’égalité- sans que cela n’émane des personnes dites handicapées elles-mêmes. Le reste, pourra être discuté, amendé, amélioré, remis en question, supprimé, faire l’objet de joutes politiques, éthiques ou philosophiques, oui, mais après ! Ainsi en est-il de la question des « assistants » ou « aidants » sexuels. On ne pourra assez le répéter : une fois l’égalité en place, chacun s’arrange comme il le peut avec son désir et s’organise comme il le peut aussi dans la satisfaction de ses besoins. Or, si handicap il y a, c’est là qu’il se trouve : dans la satisfaction des besoins sexuels de grand nombre de personnes porteuses de handicap, les obstacles physiques, culturels, moraux, psychosociologiques et juridiques sont, le plus souvent, infranchissables… Ainsi, la misère sexuelle devient-elle, par la force des choses, la sexualité de la misère.
Qu’est-ce qui fait qu’au XXIème siècle et malgré les Manifestes, les Constitutions et les Chartes, l’égalité ne soit pas encore, dans les faits, acquise pour cette frange de la population ? De même, qu’est-ce qui effraie tellement chez ces personnes qu’on en vienne au déni de leur sexualité et à les maintenir, non seulement à la marge, mais dans une infantilisation telle qu’elle ne s’envisage pas autrement qu’a-sexuée ?
Je n’approfondirai pas ici -par manque d’espace, de temps et de connaissances- les aspects psychologiques, inconscients, de la question, pas plus que l’anthropologie, la sociologie ou l’histoire. Il est un fait évident que de la Nef des Fous aux chambres à gaz Nazies, en passant par l’eugénisme et la castration (notamment en Suède), la problématique n’est pas neuve. L’aspect exceptionnel renvoyant toujours, d’entrée de jeu, ces personnes à la marge -même à une marge dite « positive », comme celle des cultures où l’exceptionnalité offrirait une place d’exception mais tout aussi « intouchable ». On ne se mélange ni ne se reproduit, semble être le mot d’ordre et le leitmotiv à travers l’histoire et les cultures. On voit poindre le bout du nez de la contagion ; je ne l’aborderai pas non plus, comme je n’aborderai pas le fait que chez-nous, dans l’Occident développé en dehors de « belles » initiatives -souvent isolées, très souvent imposées-, les personnes en situation de handicap n’ont pas de place du tout, sauf à être mises à l’écart, loin, institutionnalisées ou isolées et à l’abri des regards. Je laisse ces questions ouvertes pour plus érudit et plus passionné que moi.
Aussi, la variété des sentiments exprimés à l’égard des personnes handicapées et, donc, de leur sexualité ou non-sexualité, oscillera-t-elle entre le déni, la pitié, la peur et le rejet ; le tout évalué à l’aune des images qui traînent dans les magazines sur papier glacé et qui programment nos désirs. C’est ainsi que le corps de la personne porteuse de handicap viendra questionner non seulement son rapport au corps propre, à l’autre, à la faute, au désir en somme, mais viendra questionner aussi celui de l’autre qui s’y trouve confronté(e). Voilà ce que vous dira tout clinicien au départ de son cabinet et de ce qui lui revient du divan ; qu’il se lève et ouvre la fenêtre et il verra, en plus, tout le reste et, notamment, le rapport au corps et à la relation (donc au handicap et à la sexualité) comme exposant essentiel de l’aliénation produite par un système de production et des rapports de production propres à , une société donnée (ici, le capitalisme). Oui, la misère sexuelle renvoie aussi à la misère tout court. C’est pourquoi les femmes porteuses de handicap sont-elles, selon notre thèse, doublement « étranges » au système et doublement « handicapées »… Mais, qu’elles soient issues de la classe des dominés et ce « handicap » sera multiplié par trois et non par deux (cf. l’image infantilisée, dévalorisée, presque déshumanisée, des femmes handicapées dans les faubourgs des villes du Brésil, nation par ailleurs véritablement obnubilée par le culte des Miss et du corps à la plastique idéale, parfaite.
Jusqu’au XIXème siècle -autrement dit, jusqu’à l’avènement du capitalisme industriel triomphant -, le corps était réservé au religieux. L’avènement de l’isolement capitaliste et de la production parcellaire où l’ouvrier n’avait plus accès à l’objet complet mais à une seule partie de celui-ci (dont l’apogée surgira avec la chaîne de montage), le corps s’est, lui aussi, parcellisé et individualisé et, tout naturellement, est tombé dans le domaine de la science, du biologique et du médical ; du corps collectif, pécheur en quête de sainteté, on est passé au corps à disséquer, aux anomalies, à la quantification et la classification des anormalités ou normalités basées sur la statistique et la recherche du sain. De la surveillance ecclésiastique et de la rédemption d’un corps à cacher, frappé du sceau du Mal, où l’âme prenait la première place, on est passé au contrôle de la norme sociale, à celui de la norme orthopédique, à la standardisation et la rééducation asilaire ou Barnums… En somme, du modèle inaccessible au modèle standard -évacuant, de la sorte, dans les deux cas, l’aspect unique et irremplaçable de chaque être humain en butte avec son désir, tout entier dans sa condition.
Dans cette optique, l’image du corps constitue un facteur socioculturel d’importance pour comprendre les comportements et les croyances eu égard au handicap. Le handicap, jusque-là perçu comme « punition » ou « épreuve » divine, devenait synonyme d’anormalité, de laideur, de non standardisation. Dans cette véritable obsession du corps parfait, « orthopédique », du corps sain et non plus saint, dans ce véritable impérialisme de la beauté « normale » (qui allait s’exporter aux quatre coins du monde avec comme étalon l’homme blanc sain), le corps porteur de handicap devient corps handicapé, invalide : invalide parce qu’improductif, incapable de vendre sa force de travail tout comme incapable d’une production matérielle quelconque qui ne ressorte de l’ésotérisme, le bizarre, l’animalité, le cirque dans le pire des cas et de l’art dans le meilleur (chez les nobles et les bourgeois). Dans cette optique industrielle et industrieuse, de type « paternaliste », la personne porteuse de handicap demeure dans un statut d’enfant -donc asexuée- ou se montre comme possesseur d’une sexualité bestiale, incontrôlable et hors-norme qu’il s’agit de tenir à l’écart, donc de « châtrer » d’a-sexuer, en quelque sorte… D’où cette équation qui allait s’imposer et s’étendre tout au long du XXème siècle : handicap=infantilisation et handicapé=enfant, le tout limité à l’organe invalide que l’on isole au point d’en faire l’axe central définissant l’identité de la personne handicapée tout entière.
C’est l’incontrôlé qui fait peur et lorsque cet incontrôlé arrive enceint de l’inclassable, alors il devient insupportable. Parce que, d’une part, cela renvoie à toutes les peurs ancestrales et inconscientes (celles que l’on retrouve dans tous les estropiés des mythes, des légendes, des cosmogonies pleins d’Å’dipe, de centaures, de minotaures, de Cyclopes, d’elfes, de gnomes, de Priapes, de Quasimodos, etc.) et, d’autre part, renforce l’angoisse sociale de ce qui ne peut être standardisé et renvoie vers un autre anticipé comme dangereux parce que relevant du domaine de la non-civilisation, l’animalité, l’infantile… Il est ainsi compréhensible que le handicap soit insupportable et qu’il faille -Charte des Droits de l’Homme et années d’avancées sociales progressistes obligent- le maintenir dans l’infantile. Les nazis, quant à eux, au faîte de la folie d’une production rationnelle et scientifique, n’ont pas hésité à viser l’élimination physique pure et simple de cette partie de la population, prototype du sous-homme. Ce n’est pas un hasard si, dans la majorité des textes traitant de la sexualité des personnes handicapées, le handicap mental apparaît comme l’exemple à prendre par excellence ; en effet, il réunit tous les ingrédients cités plus haut : invalidité, improductivité, infantilisme, in-contrôlabilité, étrangeté, etc.
Mais l’incontrôlable, c’est aussi l’étranger, le fou, l’autre étrange et différent, l’alien s’affichant dans sa radicalité différente. La question devient, de ce fait -au-delà du handicap- celle de savoir la place que nos sociétés accordent à la différence qui s’affiche.
On l’a vu, la sexualité, parle de la norme et du rapport aux normes, aux limites (de classe, sociales, de croyances, légales) du tolérable, du franchissable, de l’acceptable et de l’inacceptable, du civilisé et du sauvage, de l’humain et de l’animalité ; on contrôle la société comme on contrôle son corps et on traite le corps de l’autre en fonction (danger, contagion, reflet dénié, jalousie paranoïaque, agressivité, envie), étant entendu que l’image du miroir renvoie une image idéale de soi à un sujet décentré qui, toute sa vie durant, va devoir s’arranger avec ces décentrements ou rester bloqué dans la vaine recherche d’un idéal, de toutes manières, inaccessible. Les chirurgiens plastiques et leurs patient(e)s en connaissent un bout sur le sujet…
Mais, la sexualité (en dehors du schéma corporel), nous l’avons abordé, par ailleurs, c’est aussi tout le poids de la culture -dans les rapports de production qui la fondent- qui passe, d’abord et avant tout, au travers du regard : c’est un miroir qui réfléchit nos manques comme nos limites : notre aliénation. On peut voir comment le culte du corps sculpté -aussi bien chez l’homme que chez la femme- tout comme celui de la mode des pin-up apparue dès les années trente et poussée par le cinéma et la presse, dans les années cinquante, concerne surtout les personnes issues des classes les plus populaires qui, grâce à ces calendriers et autres gadgets érotiques, pouvaient « rêver », en même temps que reproduire une répartition des rôles et de la place des genres de type machiste : femmes soumises, séductrices, rendues à l’homme et objets de grande consommation. Hommes en bras de chemise ou en bleu de travail, au volant, le corps tatoué… A l’ère de la standardisation triomphante, ces machines à fantasmes « démocratisées » (portées par la pub et notamment Hollywood) sont apparues en même temps que se développait le taylorisme et le fordisme avec une aliénation de plus en plus grande des masses dont, par ailleurs, le niveau de vie croissait ; en même temps que la mondialisation des jeans, des hamburgers, du coca-cola, etc.
Le corps étant devenu une marchandise comme une autre, que l’on peut évaluer, chiffrer, échanger, remplacer, susceptible de produire de la plus-value, de créer du profit ; les relations humaines rentrant dans une espèce de grand marché des sentiments dans cette marchandisation des corps et de rapports, la personne porteuse de handicap fait plutôt office d’objet à mettre au rebut, d’invendable, de marchandise défectueuse qui ne peut donc, sous aucun prétexte, se voir reproduite, se reproduire -pas plus que se trouver à l’étalage ou dans le catalogue général. C’est pourquoi, les réponses allemandes, hollandaises ou suisses qui prônent l’institutionnalisation -ô combien pragmatique- des aides sexuelles ou assistants sexuels pour les personnes porteuses de handicap, même si elles répondent à une demande réelle et peuvent s’avérer indispensable à bon nombre de personnes, par ailleurs, en grande détresse, ne me paraît pas devoir être généralisée et constituer le point final du débat sur la problématique. Car, je le répète, au-delà de l’apport parfois indispensable et que, de ce fait, il faudra bien maintenir, ces réponses restent limitées au biologique, au corps dépendant, infantilisé en quelque sorte, sans remettre sur le tapis la question, essentielle, de la place sociale accordée à la personne au-delà du handicap, la question de la personne porteuse de handicap comme être de désir aux demandes légitimes d’amour, de reconnaissance et de place dans la sexualité généralement générale…
En ces temps de production et de consommation à outrance, quelle place pour les non-productifs ? Quelle part d’humanité -en ce compris la sexualité- reconnaître à ceux et celles hors-circuit, incontrôlables, d’une manière ou d’une autre, aux étranges ? Les temps sont durs pour tout le monde quand il s’agit de se montrer hors les masques et d’avancer vers l’autre, avec tous les risques réels, conscients et inconscients, que ce geste hors-norme peut comporter de prise de conscience, de déceptions, de découverte de limites, les propres comme celle des autres ou de l’autre. La misère de la sexualité des personnes en situation de handicap n’est pas autre chose que le reflet d’une sexualité, par ailleurs, généralement misérable et toute discrimination positive (ou discrimination à l’envers) en la matière ne serait qu’une Nième manière de tuer la question dans l’oeuf.
José Camarena
http://samesoule.wordpress.com/2011/04/04/dune-jouissance-par-ailleurs-masquee/