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Cannes 2012 : réticences des medias face à un palmarès européen

A Cannes, il y a des années avec une bonne sélection et un mauvais palmarès, cette année on aura eu une mauvaise sélection avec un bon palmarès. Vu la médiocrité ou la nullité des "grands" films (essentiellement français et anglo-saxons) portés aux nues par les medias, le jury n’avait qu’une solution : se jeter sur les "petits" films des "petits" pays. C’est ce qu’il a fait (sauf pour la palme d’or, dont il semble entendu qu’elle doit revenir à un "grand" film académique).

On a donc cette année recalé les films de l’aire anglo-saxonne (du Canada à la Nouvelle-Zélande), les Français à la fois "nouvelle vague", "post- nouvelle vague" et hollywoodiens (De Rouille et d’os est adapté d’un roman américain), et les Sud-Coréens (le cinéma sud-coréen n’est qu’une délocalisation du créneau : sentiments et recherche artistique du cinéma hollywoodien).

Il en résulte un vrai palmarès européen de films d’auteurs (avec l’exception du mexicain Post Tenebras lux) : sont représentés le Danemark, la Roumanie, l’Italie, la Grande-Bretagne européenne (Ken Loach est plus proche de la comédie néo-réaliste à l’italienne que de Hollywood), à quoi s’ajoute le couple franco-autrichien d’Amour. Nos medias tellement portés sur l’Europe devraient donc crier, non pas : Cocorico ! mais : "Freude ! Freude !"

He ! bien, non, si on considère les réactions hargneuses de France-Info. Certes, on est ravi de la Palme d’Or d’Amour : on salue "la performance de deux acteurs de plus de 80 ans, forcément touchante". (Pourquoi "forcément touchante" ? On croirait entendre Marguerite Duras décrétant Christine Villemin coupable et "forcément sublime" ; mais ces octogénaires amoureux pourraient aussi bien être ridicules ou sinistres). Ces journalistes ne semblent pas se douter qu’Amour pourrait constituer (après le naufrage du Costa Concordia) une nouvelle métaphore de l’Europe actuelle : une vieillarde grabataire au chevet de laquelle se tient un gardien - la Chine, les Etats-Unis, l’Allemagne ? - prêt à l’euthanasier !

Mais, face au Prix du Jury attribué à Ken Loach, c’est la fureur : on lui reproche son âge, 75 ans (la vieillesse n’est donc plus "forcément touchante" ?), on trouve son film "trop léger, trop optimiste", alors que dans le même temps on regrette que le Jury ait "voulu mettre la fantaisie de côté" (mais la "fantaisie" n’est bonne que dans les films hollywoodiens, comme l’infantilisant Moonrise Kingdom). Finalement, on voit La Part des anges comme "une bulle de savon" (image peu heureuse : pas de bulles dans le whisky !). Cette stratégie de désamorçage a déjà été mise en oeuvre pour Looking for Eric : on ne veut y voir qu’une fantaisie, pour occulter la leçon du film, la redécouverte de la solidarité et de l’action collective face à un pouvoir qui détruit la société pour ne plus avoir en face de lui que des individus impuissants et suicidaires (Eric est postier).

Plus généralement, on reproche au palmarès son "manque d’ouverture à tout ce que peut représenter le cinéma" : que recouvre cette fière déclaration ? toujours Hollywood (il aurait fallu primer Mud, "grand film romanesque dans la lignée de Clint Eastwood". Mais il y a longtemps qu’on dénonce l’idéologie fascisante de C. Eastwood et son cinéma relève de l’académisme le plus plat), et le cinéma français tel qu’il ressort de la lamentable sélection cannoise (ainsi, dans Holy Motors, il y aurait "des moments de cinéma extraordinaires" ; on nous en donne même un exemple : Kilie Minogue chantant sur le toit de la Samaritaine !)

Enfin, France-Info réprouve la présence dans le Palmarès de 3 auteurs déjà palmés : Haneke, Mungiu, Ken Loach (et on pourrait ajouter le Grand Prix de Garrone pour Gomorra) ; mais qui les medias préconisaient-ils pour la Palme ? Audiard, déjà primé pour un Prophète très surévalué.

Que conclure de ces remarques ? Les medias français (France-Info ici), qui nous rabâchent sans trêve que l’Europe c’est merveilleux, s’enferment dans des récriminations chauvines, tout en rejetant, dans l’Europe, tout ce qui ne suit pas un modèle étroitement états-unien. Le monde de la culture est ainsi un observatoire privilégié pour dénoncer les contradictions du pouvoir européen : le mot Europe n’est qu’un masque pour détruire chacune des identités qui font la richesse de l’Europe (ou du monde slave, ou méditerranéen) et réduire à néant l’indépendance des pays européens. Celle-ci est politique et économique, mais repose sur un socle culturel : un pays qui perd son imaginaire ne peut pas être indépendant.

C’est pourquoi les Américains, dès le 1er janvier 1946, se sont empressés de signer les accords Blum-Byrne, qui ouvraient, presque sans limites, les écrans français au cinéma hollywoodien. Cette entreprise de mainmise sur le cinéma français (et plus largement européen) fait l’objet du film hilarant (et néanmoins très grave) du cinéaste belge Frédéric Sojcher, HH Hitler à Hollywood (sorti en 2010). Il fallut une véritable révolte des milieux du cinéma pour que les accords soient renégociés, un quota rétabli pour les films de Hollywood, et le cinéma français sauvé - pour quelques décennies.

Il est donc vital, si on veut résister à la mondialisation impériale, d’exercer notre esprit critique sur chaque produit de l’industrie culturelle, c’est-à -dire de la propagande, états-unienne (même quand il n’est pas estampillé : made in USA), en nous appuyant sur un modèle européen, qui n’existe pas en tant que tel, mais qui se dégage de l’ensemble des films qui, en Europe, en Russie, en Amérique Latine, aux Philippines (je pense à Brillante Mendoza) et ailleurs, reflètent l’identité, la culture, l’imaginaire, la mémoire historique et la situation socio-culturelle de chaque pays.

Merci donc à Nanni Moretti de ne pas nous avoir déçus.

Rosa Llorens

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