L’élection du premier président Indien de l’histoire du pays, Evo Morales, porté par les mouvements sociaux (cocaleros, anciens mineurs...), est à la fois le résultat de dix ans de « guerre sociale » et l’un des moteurs de la nouvelle Bolivie ; elle est devenue « Etat plurinational » à la suite d’un processus constituant, freiné, saboté par la droite, et mené à terme grâce à la puissante mobilisation populaire. La constitution de 2009 remet enfin le pays à l’endroit
Après cinq siècles d’invisibilité, de soumission forcée, de négation de l’indianité, de marginalisation, d’exploitation féroce, les Indiens assument désormais et construisent un nouvel Etat, un nouveau pouvoir. Un processus complexe de décolonisation, en marche, s’attaque aux mécanismes économiques, politiques, culturels, ethniques, du lourd héritage de la domination coloniale, très souvent ancrée, intériorisée.
La Bolivie vit une Révolution ethnique, mais non ethniciste. Les Indiens, majoritaires, surtout Aymaras et Quechuas (six millions), gouvernent, mais pas au nom de (ni pour) « la race » ; ils gouvernent au nom de tous les exploités, les exclus, « les sans » (et avec eux)
Ils sont enfin devenus « visibles » et citoyens. Jusqu’aux années 1990, ils n’existaient pour les classes dominantes, mais aussi pour la gauche, qu’en tant que paysans. Avec la révolution, le marxisme et l’indigénisme se sont en quelque sorte fécondés, métissés. Passionnant laboratoire... Déjà, dans les années 1920, l’ intellectuel communiste péruvien Jose Carlos Mariategui avait souligné que la seule analyse de classe ne suffisait pas à la compréhension de la « question indienne ».
La révolution bolivienne prolétarienne de 1952 octroya aux Indiens le droit de vote, une réforme agraire très limitée, et continua à les « intégrer » comme paysans. Ce sont les ouvriers et les mineurs, armés, qui mirent fin en avril 1952, par un soulèvement, à six ans de dictature. La révolution nationalisa les mines d’étain, mais finalement fut dévoyée par l’un de ses acteurs, le Mouvement Nationaliste Révolutionnaire et le président Paz Estensorro. Le MNR devint le parti de la bourgeoisie. En juin 1967, l’armée écrasa une grève minière (90 morts)
Aujourd’hui, l’ indianité enfin reconnue, inscrite dans la constitution, les Indiens (et Indiennes) ont enfin toute leur place dans la société. Ils ont pris le contrôle de l’Etat, sont devenus ministres, juges, sénateurs (trices), officiers, administrateurs d’entreprises, cadres... La nouvelle constitution reconnaît y compris l’autonomie indigène, qui garantit aux communautés, aux nations, des formes d’organisation communales ancestrales, le fonctionnement en assemblées délibératives, le droit de gérer leur territoire et les ressources naturelles qui s’y trouvent ; d’exercer de nouvelles formes de gouvernance, de gestion d’une « économie plurielle » associant divers modes de production. Le vice-président Alvaro Linera caractérise cette phase comme « post néolibérale » et « de transition postcapitaliste ». L’Etat a récupéré la maîtrise des principales ressources naturelles (gaz, pétrole, minerais, eau, électricité...) La protection sacrée de la « terre-mère » provoque des tensions complexes entre la nécessaire préservation (et pas la sanctuarisation) de la Pachamama, et le besoin d’industrialiser rationnellement, de produire sans détruire, pour tirer de la pauvreté des millions de Boliviens. Mais ces conflits se règlent le plus souvent par le débat, le consensus, l’équilibre, le souci du « buen vivir ».
La révolution bolivienne est une architecture complexe, lente mais en mouvement permanent, aux racines profondes, autogérée, efficacement portée par ceux qui n’entendent redevenir ni « invisibles » ni « indignes ».