Pour prolonger les salutaires rappels de B. Guige sur la fonction de la social-démocratie,
voici ce qu’écrivait R Palme Dutt en 1936 « FASCISME ET RÉVOLUTION » (p 235-239)[1]
en commentant un bulletin publié par l’équivalent allemand du MEDEF à cette époque :
Le point de vue du capital financier est exprimé avec une netteté
remarquable dans les Deutsche Führerbriefe à laquelle nous avons déjà
fait allusion, bulletin confidentiel de la Fédération de l’industrie
allemande durant l’année critique de 1932. Ces Führerbriefe ou « Lettres
aux dirigeants » constituent une « correspondance privée
politico-économique », publiée à l’origine en vue d’une information
confidentielle des représentants du capital financier, groupés dans la
Fédération de l’industrie allemande. Les numéros 72 et 75 des 16 et 20
septembre 1932 contiennent une étude sur la « consolidation du
capitalisme » qui exprime de façon probante la vigilance des groupements
financiers les plus importants.
L’auteur fait valoir, d’après un point de vue essentiel, que le maintien
du règne capitaliste dépend de la division de la classe ouvrière :
« La condition nécessaire à n’importe quelle consolidation sociale de
tout gouvernement bourgeois d’après-guerre en Allemagne, est la division
du mouvement ouvrier. Tout mouvement unifié des travailleurs, constitué à
la base, est un mouvement révolutionnaire, et ce régime ne serait pas en
mesure de lui tenir tête longtemps, même en disposant de la puissance
militaire. »
Le grand danger est donc le front uni de la classe Ouvrière ; contre lui,
la force militaire elle-même ne prévaudrait pas longtemps. Le
capitalisme a par conséquent besoin d’une base sociale, qui, en dehors
de ses éléments propres, divise la classe ouvrière. C’est ce que lui a
fourni, dans la période d’après-guerre, la social-démocratie.
« Le problème de consolidation du régime bourgeois dans l’Allemagne
d’après-guerre est déterminé d’une façon générale par le fait que la
bourgeoisie dirigeante, qui a le contrôle de l’économie nationale, n’est
pas assez importante pour maintenir seule son autorité. Elle a besoin
pour régner, si elle veut ne pas compter uniquement sur cette arme
extrêmement dangereuse qu’est la force purement militaire, de s’allier
aux couches sociales qui ne lui appartiennent pas, mais qui lui rendent
le service indispensable d’asseoir sa puissance dans le peuple, et qui
sont par là en définitive les véritables soutiens de cette puissance. Ce
soutien "le plus éloigné" de l’autorité bourgeoise, durant la première
période de la consolidation d’après-guerre, fut la social-démocratie. »
Jusqu’ici, l’analyse est simple. La social-démocratie a constitué la
base du maintien de la domination capitaliste et de la division de la
classe ouvrière.
Mais comment fut-il possible à la social-démocratie de diviser la classe
ouvrière ? Quelle est la base sociale de la social-démocratie ? Ici
l’analyse faite par le porte-parole du capital financier se rapproche
beaucoup de l’analyse faite par Lénine des causes de la division de la
classe ouvrière dans les pays impérialistes. D’après l’auteur, la base
de la social-démocratie et de son travail de division de la classe
ouvrière s’expliquent par les conditions privilégiées, déterminées par
la législation sociale et les avantages accordés à une partie favorisée
et organisée de la classe ouvrière :
« Dans la première période de reconstruction du régime bourgeois
d’aprés-guerre, de 1923-1924 à 1929-1930, les avantages de salaires et
la politique sociale permirent à la social-démocratie d’endiguer la
poussée révolutionnaire, et c’est sur ces bases que fut échafaudée la
division de la classe ouvrière. Grâce à son caractère social d’avoir été
à l’origine un parti ouvrier, la social-démocratie apporta au système de
reconstruction de cette époque, outre sa force politique pure, quelque
chose de plus important et de plus durable, à savoir la classe ouvrière
organisée, qu’elle enchaînait solidement à l’Etat bourgeois, tandis
qu’elle paralysait son énergie révolutionnaire. Il est exact que le
socialisme de novembre était également un courant de masse, un mouvement
idéologique, mais ce n’était pas seulement cela, car il y avait derrière
lui la puissance de la classe ouvrière organisée, la puissance sociale
des syndicats. Le flot pouvait se retirer, mais les syndicats
demeuraient, et avec eux, ou plus exactement, grâce à eux, le Parti
social-démocrate demeurait. »
C’est ainsi que la plus grande partie de la classe ouvrière organisée
fut « enchaînée solidement à l’état bourgeois » grâce à la
social-démocratie et aux syndicats, tandis que le communisme était tenu
à l’écart par une sorte de « mécanisme d’écluses » :
« Celles-ci [les conquêtes relatives aux salaires et à la politique
sociale] fonctionnaient comme une sorte de système d’écluses grâce
auquel, dans une période d’embauche restreinte, toute la fraction
fortement organisée de la classe ouvrière qui ne chômait pas, jouissait
d’avantages mesurés, mais considérables cependant par rapport à la masse
variable et sans travail des couches les plus inférieures, et elle était
relativement protégée des répercussions du chômage et de la situation
critique générale sur ses conditions de vie. La démarcation politique
entre la social-démocratie et le communisme suit presque exactement la
ligne sociale et économique de cette écluse ; et tous les efforts du
communisme, bien qu’ils aient été vains jusqu’ici, tendent à ouvrir une
brèche dans cette sphère bien gardée des syndicats. »
Ce système fonctionna assez bien jusqu’à ce que la crise économique
mondiale commençât à détruire la base de la stabilisation. La crise
économique força le capitalisme à balayer les « conquêtes » relatives
aux salaires et à la politique sociale, et à saper, de ce fait, la base
de la social-démocratie. Mais ceci faisait surgir le danger de
l’adhésion de la classe ouvrière au communisme. Il était donc nécessaire
de trouver un nouvel instrument pour diviser les ouvriers – le
national-socialisme :
« Du fait que la crise économique détruit nécessairement ces conquêtes,
le déroulement de la période transitoire que nous subissons actuellement
entre dans une phase de danger aigu, à savoir qu’avec la disparition de
ces conquêtes, le mécanisme de dislocation de la classe ouvriere, basé
sur ces conquêtes, cessera d’opérer, ce qui aura pour résultat
d’orienter la classe ouvrière vers le communisme, et de mettre le
gouvernement bourgeois dans la nécessité d’instaurer une dictature
militaire. Cette étape marquerait le début d’un mal incurable du régime
de la bourgeoisie. Comme le vieux système d’écluses ne peut plus être
effectivement repris, le seul moyen de sauver la domination de la
bourgeoisie de l’abîme est d’obtenir la division de la classe ouvrière
et son enchaînement à l’appareil de l’Etat par d’autres moyens plus
rapides. C’est là que résident les possibilités positives et les tâches
du national-socialisme. »
Les nouvelles conditions impliquent, cependant, un changement dans la
forme de l’État. L’enchaînement à l’État de la classe ouvrière
organisée, grâce à la social-démocratie, exige le système parlementaire ;
réciproquement, la Constitution parlementaire libérale ne peut être
agréée par le capitalisme financier que si la social-démocratie réussit à
contrôler et à diviser la classe ouvrière. Si le capitalisme est forcé
de détruire la base de la social-démocratie, il est alors également dans
l’obligation de transformer la Constitution parlementaire en une
Constitution « réduite » (lisez fasciste) et non-parlementaire.
« Le lien qui unit la bureaucratie syndicale et la social-démocratie dure
et disparaît en même temps que le parlementarisme. Une constitution
libérale et sociale est possible pour le capitalisme monopolisateur s’il
existe un mécanisme automatique qui disloque la classe ouvrière. Un
régime bourgeois basé sur une Constitution bourgeoise et libérale ne
doit pas être seulement un régime parlementaire ; il doit s’appuyer sur
le soutien de la social-démocratie et doit accorder à la
social-démocratie des avantages appropriés, Un régime bourgeois qui
détruit ces avantages doit sacrifier la social-démocratie et le
parlementarisme, doit créer un organisme qui remplace la
social-démocratie, et doit envisager une Constitution sociale
" réduite ". »
La solution de ce problème du maintien du capitalisme atteint par la
crise, l’auteur la trouve en conséquence dans le national-socialisme et
dans l’établissement d’un régime « restreint », d’un régime fasciste.
L’auteur aperçoit un parallélisme remarquable, d’après lui, entre le
rôle du national-socialisme à l’heure actuelle et celui de la
social-démocratie dans la période précédente.
« Le parallélisme est, sans contestation, réellement frappant. La
social-démocratie d’alors [de 1918 à 1933 et le national-socialisme
d’aujourd’hui accomplissent tous deux des fonctions similaires, du fait
qu’ils ont été l’un et l’autre les fossoyeurs du précédent système, et
qu’ensuite, au lieu de conduire les masses à la révolution annoncée par
eux, ils les ont menées a une nouvelle formule de la domination de la
bourgeoisie. Et, sous ce rapport, la comparaison qui a souvent été faite
entre Ebert et Hitler, est également juste. L’un et l’autre font appel
au désir de s’affranchir du capitalisme ; l’un et l’autre promettent une
nouvelle République "sociale" ou "nationale". »
D’où la conclusion finale :
« Ce parallélisme montre par lui-même que le national-socialisme a repris
à la social-démocratie la tâche de pourvoir au soutien de masse
nécessaire à la domination de la bourgeoisie en Allemagne. »
notes
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[1] Voir aussi le « LIVRE BRUN sur l’incendie du Reichtag et la terreur
hitlérienne » (https://archive.org/details/LivreBrunSurLincendieDuReichstagEtLaTerreurHitlrienne)
(p 29-30)