Les films récompensés ces dernières années à Cannes laissent souvent peu de souvenirs, difficile surtout de se rappeler de quoi ils parlent. On devrait donc accueillir avec enthousiasme un film présentant un enjeu clair et actuel (non, pas le climat, ou indirectement) comme Bacurau, de Kleber Mendonça Filho. Mais les critiques négatives ont l’avantage de mettre l’accent justement sur les points forts du film, son ancrage historique et culturel brésilien, et la réalité politique et économique actuelle, qui définit une nouvelle féodalité.
Critikat s’obstine à mettre le film sous le patronage d’un John Carpenter, auteur de films d’horreur et de science-fiction, ce qui lui permet de décréter que Bacurau est « un sous-Carpenter » ; mais ce n’était pas le propos de Mendonça, et sa filiation est tout sauf étasunienne. Le film renvoie clairement à deux autres traditions cinématographiques.
La première, c’est Les sept Samouraïs de Kurosawa (1954) : une communauté paysanne menacée par une bande de brigands qui convoite ses récolte décide d’engager des samouraïs sans maître (au chômage) pour la défendre ou plutôt pour l’organiser et l’aider à faire face aux brigands, que paysans et samouraïs unis parviendront à exterminer – c’est exactement le synopsis de Bacurau, en version brésilienne.
Car, ici, les samouraïs sont trois cangaceiros, dirigés par Lunga, ce qui renvoie au cinema novo brésilien et aux chefs-d’oeuvre de Glauber Rocha, notamment Antonio das Mortes (1969), ainsi résumé par Wikipédia : « quand le colonel [= grand propriétaire terrien] engage une troupe de criminels sanguinaires pour exterminer les déshérités, Das Mortes se lance dans une guerre sans merci » contre eux, et on a là l’autre élément qu’on découvre à la fin de Bacurau : les brigands ne sont pas là en free lance, ils ont été engagés par le préfet de la région. Les cangaceiros étaient des paysans sans ressources qui avaient pris le maquis (ou le sertao), et qui, grâce à leurs brigandages, aidaient les paysans ; ceux-ci les protégeaient en retour, ce qui ne les empêchait pas de finir tués par la police ou les militaires. Bacurau fait une référence précise à un des plus célèbres cangaceiros : lorsque, dans la dernière partie (l’élimination des tueurs), on pénètre enfin dans le mystérieux Musée municipal dont il est question à plusieurs reprises dans le film, on y découvre, placée sur une sorte d’autel, une photo des têtes coupées et exposées de Lampiao et de ses compagnons.
L’autre critique qui revient, c’est celle de manichéisme et de militantisme : sur le site avoir-alire, on lit : « représenter le pillage américain [sic] du Brésil par un groupe de ressortissants des Etats-Unis venu littéralement descendre des opprimés, n’est pas ce qu’on a vu de plus subtil au cinéma ». Critikat voit dans Bacurau « une fable politique assez sommaire sur la résistance d’une communauté à des « envahisseurs » (pouvoir politique corrompu, puissances étrangères, etc) », comme si la corruption au Brésil et les interventions étasuniennes dans toute l’Amérique Latine relevaient du poncif et des idées reçues.
Or, la « fable » du film représente exactement ce qui se passe au Brésil et en Amérique latine et, ce, depuis la Conquista : les massacres de paysans, mais aussi d’étudiants, de syndicalistes, et, au Brésil, les expéditions punitives de policiers ou para-militaires dans les favelas, sont toujours d’actualité. Et comment qualifier ces exécutants, qui massacrent femmes et enfants, autrement que comme des tueurs sanguinaires ? Le concept de « mal radical » a été officialisé et popularisé depuis des décennies ; mais il semble qu’il n’est convenable de s’y référer que lorsque les victimes sont juives – dans tous les autres cas, on est dans la caricature. Mais Mendonça insiste sur la vraisemblance de ses tueurs : l’un d’eux est un serial killer frustré qui s’est engagé pour faire les cartons dont ce psychopathe a besoin pour son « équilibre » ; un autre, Allemand expatrié aux Etats-Unis, traité de nazi par un de ses complices, rappelle l’existence de communautés allemandes où le nazisme s’est parfois perpétué, au Brésil et en Argentine (voir Le Quintette de Buenos Aires de Manuel Vàzquez Montalbàn). Et le préfet qui a stipendié les tueurs rappelle inévitablement Bolsonaro qui, dès son élection, a mis le pays au service des intérêts étasuniens : on ne nous dit pas exactement qui veut éliminer Bacurau et ses habitants, mais, comme l’approvisionnement en eau du village a été coupé, on comprend que c’est une grande société qui veut exploiter sans entraves les ressources du secteur (c’est par ce biais que le film traite, indirectement, du climat). Les habitants de Bacurau semblent avoir pris conscience d’une situation de plus en plus visible, illustrée aussi par le roman d’Alexis Jenni, La nuit de Walenhammes et ses Brabançons (terrifiants hommes de main) : nous sommes livrés à une classe dirigeante prédatrice et sadique, qui non seulement nous pille mais prend plaisir à nous humilier (voir les petites phrases provocatrices de Macron, dont on a dit qu’elles ne sont pas des maladresses, mais obéissent à une stratégie réfléchie).
Mais, ce qui sans doute choque le plus les critiques négatifs, c’est que les habitants ne se laissent pas faire, mais organisent la résistance. Avoir-alire conclut : « l’idée que la violence soit l’ultime rempart à la déliquescence du pays laisse derrière elle un goût amer ». Au contraire, on peut trouver stimulant que le village tire les conséquences de la situation actuelle : non, il n’y a pas d’autre voie, le pouvoir a neutralisé toutes les voies de recours possibles, tous les « pouvoirs intermédiaires », comme les syndicats, et ces prétendus contre-pouvoirs que seraient la presse et la Justice, devenus au contraire des forces de frappe pour le pouvoir politico-économique. La Justice, en particulier s’est clairement montrée comme ce qu’elle a toujours été, mais avec plus de discrétion habituellement : le soutien d’un pouvoir dont elle fait socialement et économiquement partie. C’est ainsi qu’elle s’arroge maintenant le droit, dans nos libres « démocraties », d’annuler le verdict populaire des urnes, ou de le manipuler : au Brésil, en emprisonnant Lula et en l’empêchant de se représenter, en France en torpillant la campagne de Fillon, laissant face à face Macron et Le Pen, pour un simulacre d’élection jouée d’avance. C’est donc une lutte sans pitié qui s’engage dans le film : les mercenaires voulaient exterminer les villageois, ce sont les villageois qui les exterminent, vouant les survivants du combat à des morts horribles. Et lorsqu’une jeune femme demande : « Tu ne crois pas que Lunga a exagéré, cette fois ? », son compagnon répond par un lapidaire « Non », qui recouvre toutes les exactions subies par le peuple brésilien au cours de son histoire.
Bacurau est donc le film dont nous avions besoin dans le contexte actuel ; mais c’est aussi un beau film par sa richesse culturelle, et un film où la violence n’est pas gratuite, mais prend un sens. Il faut aussi parler de deux acteurs qui ont une histoire, dont ils enrichissent leur personnage : Udo Kier, le chef des tueurs, complice de Lars von Trier, avec son double rôle, à la fois Dieu (ou du moins une figure christique) et le Diable, dans la série L’Hôpital et ses fantômes ; et Sonia Braga, l’impavide médecin, ex-sex symbol des années 70-80, et qu’on voit vieillir, d’un film à l’autre (le dernier, c’était Aquarius, où elle jouait aussi le rôle d’une femme rebelle et déterminée, contre une société immobilière) sans perdre sa beauté, de plus en plus stylisée.